Prier pour les vocations de prêtres et de diacres


Monseigneur Philippe BARBARIN
évêque de Moulins

Nous voici arrivés sur la colline de Vézelay, et je pense au cri du prophète Elie quand il se trouvait au sommet du mont Carmel : « Réponds-moi, Seigneur, réponds-moi pour que le peuple sache que tu es Dieu et que tu convertis les cœurs ! » (1 R 18, 37).

A ce moment de notre pèlerinage, pour que notre intelligence nourrisse notre prière, je vous propose ces quatre réflexions :
1. l’appel à la sainteté,
2. le sacerdoce du Christ et de ses ministres,
3. notre prière pour les vocations,
4. le dynamisme de nos communautés.

1. La vitalité de l’Église

Pour les baptisés, il n’y a qu’une seule vocation, celle de la sainteté. C’est vrai depuis l’origine, puisque saint Paul parle aux chrétiens en les appelant « les bien-aimés de Dieu, les saints par vocation » (Rm 1, 7). Le concile Vatican II reprend cet enseignement au cœur de sa constitution dogmatique sur l’Eglise : « Tous les fidèles du Christ, quel que soit leur état ou leur rang, sont appelés à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité » (LG, ch. 5 : La vocation universelle à la sainteté dans l’Eglise).

L’appel à la sainteté

Cette année, le Saint Père a choisi ce thème - la vocation à la sainteté - pour la journée mondiale de prière pour les vocations. Dans la lettre écrite au début du nouveau millénaire, parlant de l’élan missionnaire de l’Eglise, il nous avait demandé de placer la programmation pastorale sous le signe de la sainteté. Car l’Eglise est « la maison de la sainteté ». « Son premier devoir est d’accompagner les chrétiens sur les voies de la sainteté », pour que chacun contemple le visage du Christ et redécouvre en Lui son identité et sa mission. La vitalité de l’Eglise dépend de la détermination avec laquelle nous prenons et gardons ce cap.

Pourquoi l’objectif de la sainteté est-il si souvent oublié ou passé sous silence ? Parce que nous n’arrivons pas à l’atteindre, parce que c’est trop exigeant ? Nous mesurons, en effet, ce que cet appel suppose de patience, de persévérance et de combat : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché », dit l’épître aux Hébreux (12, 4). Mais peut-être que tout simplement nous ne savons pas ce qu’est la sainteté, ou que nous nous en faisons une fausse idée. Je pense à ce texte émouvant de Jacques Rivière, pourtant revenu à la foi avec ferveur, où il exprime sa peur et son refus de la sainteté. Il a bien vu, en effet, que « l’amour implique toujours d’immenses dérangements » (Voir annexe, texte 1).

C’est le Christ qui la donne

Nul n’est capable de devenir saint par lui-même. Ce qui nous est demandé, c’est d’être disponible, de lutter pour « ouvrir toutes grandes les portes de notre vie », de sorte que la grâce de Dieu puisse venir, et que le Christ, « le seul Saint », puisse agir en nous. Au fond, c’est une question de foi, de confiance en Celui qui nous aime, qui veut faire des saints avec les pécheurs que nous sommes. La condition est que nous laissions sa miséricorde approcher de notre misère, notamment dans les sacrements du pardon et de l’Eucharistie.

Marie, qui est un modèle ou un résumé de toute l’Eglise à elle seule, nous donne un bel exemple de cette foi. Elle voit que Dieu lui demande une chose invraisemblable. Elle pose une question : « Comment cela va-t-il se faire, puisque je suis vierge ? » La réponse de l’ange la laisse sans doute aussi désemparée qu’avant, mais elle donne son oui, dans une confiance sans réserve : « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta Parole » (Lc 1, 34 et 38).

Reconnaissons-le, le Christ demande beaucoup : « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). La sainteté va au-delà du raisonnable, au-delà de nos forces. Que l’on pense à ces invitations qui viennent de l’Evangile et qui traversent vingt siècles d’histoire de l’Eglise : le pardon sans limite, le mariage indissoluble, le service des pauvres qui n’aura pas de fin (« Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous » Jn 12, 8), la visite des malades et des prisonniers, le célibat consacré, un départ en mission pour l’autre bout du monde, la pauvreté radicale, la continence avant le mariage, la prière continuelle, la remise de soi dans l’obéissance et le témoignage de la foi qui, si souvent dans l’histoire, a entraîné la persécution ou le martyre... « La volonté de Dieu, c’est que vous viviez dans la sainteté », dit saint Paul (1 Th 4, 3).

Dire oui

A ces appels, notre réponse sera oui, un oui qui tremble et qui réclame de l’aide et du réconfort, mais un vrai oui, car « l’amour du Christ nous saisit », ce qui fait que notre vie n’est plus à nous-mêmes mais à lui « qui est mort et ressuscité pour nous » (cf. 2 Co 5, 14-15). Certains pensent que c’est trop, qu’on ne peut pas demander cela aujourd’hui. Mais si l’Eglise ne demande pas aux disciples du Christ la sainteté - et rien de moins - si elle ne leur indique pas le chemin pour y parvenir, elle ne sert plus à rien !

En disant ce oui, dans l’obéissance au Christ, même si l’objectif nous paraît mystérieux et l’itinéraire incertain, nous prenons la place qu’Il nous indique. C’est Lui qui bâtit son Eglise, et Il nous fait comprendre que nous ne sommes pas des individus ou des groupes juxtaposés, mais que nous sommes solidaires dans une même mission et que, tous ensemble, nous formons une famille, ce grand corps de l’Eglise dont il est la Tête. Les autres sont là, différents. Parfois des incompréhensions apparaissent, et même des oppositions. Saint Paul, tout en restant soumis à « Jacques, Pierre et Jean qui sont considérés dans l’Eglise comme les colonnes », ne craint pas de dire qu’il s’est opposé ouvertement à Pierre parce qu’il était dans son tort (cf. Ga 2, 9 et 11). Liberté et obéissance ne se contredisent pas dans notre vocation chrétienne. Tout cela revient à dire que la sainteté ne consiste pas à ne rien faire de mal ou à tout réussir, mais à dire oui. Oui avec amour, simplicité et confiance, à ce que Dieu voudra, oui à ce qui nous sera demandé de la part du Seigneur, dans la mission de l’Eglise et sur les chemins de ce monde.

Derrière tous ces oui, c’est comme s’il n’y en avait qu’un seul : celui du Fils unique, dont l’Evangile nous donne le témoignage à toutes les pages. « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange... oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bonté » (Lc 10, 21). Entendre ce oui, pour mettre les nôtres dans le sien, c’est un réconfort, c’est le stimulant spirituel le plus puissant : « Apprends-nous, Seigneur, à redire ton oui en chacun de nos actes. »

2. Jésus, le Serviteur, et ses ministres

Jésus, le seul prêtre

Que tous les enfants de Dieu puissent vraiment ressembler à leur Père et mettre en pratique le commandement de la Loi : « Vous serez saints parce que je suis saint » (Lv 11, 45), c’est l’un des objectifs principaux de la venue de Dieu dans notre chair, l’Incarnation. Le Christ porte en fait deux noms : celui de Jésus, qui veut dire « Dieu sauve » (Mt 1, 21) et celui d’Emmanuel, « Dieu avec nous » (Mt 1, 23). Et l’on peut dire que l’Evangile nous donne ces deux noms « dans l’ordre » : c’est le salut opéré par Jésus qui permet aux hommes de vivre en communion avec Dieu. En effet, depuis que l’homme est sauvé, depuis que par le baptême, nous avons été plongés dans la mort et la résurrection de Jésus, il nous est possible de répondre à notre vocation de sainteté.

Dans l’Ancien Testament, les prêtres faisaient monter vers Dieu des sacrifices, afin d’obtenir de Lui le pardon des péchés. Pour lui être agréable et montrer que l’on mettait le Seigneur à la première place, on prenait les prémices des récoltes ou des troupeaux et on les offrait à Dieu. L’habitude était bonne, et l’intention aussi sans doute, pour la majorité des prêtres et des fidèles. Mais tout cela était souvent démonstratif, et parfois lourd d’ambiguïtés. Les prophètes s’emportent contre ces pratiques (cf. Am 5, 21-25).

Le grand prêtre de l’Alliance nouvelle, Jésus, rompt avec cette tradition. Il reprend les symboles très simples de Melchisédech, le pain et le vin. Tout son être est offert à Dieu, mais sa vie nous montre que l’action sacerdotale n’est pas d’abord ce que l’homme fait monter vers Dieu, mais ce que le Père fait descendre sur la terre et remet entre les mains de Son Fils pour qu’il le distribue et le partage. Combien de passages de l’Evangile nous l’attestent, paroles du Père ou du Fils : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : en lui j’ai mis tout mon amour » (Mt 3, 17) ou « Toutes choses m’ont été remises par mon Père » (Lc 10, 22). Et, de fait, les biens surabondent : le pain se multiplie, le vin des noces coule à flots, les grabataires se lèvent, les « possédés » sont délivrés, les aveugles voient...

L’action sacerdotale de l’Eglise se manifeste dans tout le corps du Christ. Quand une catéchiste prépare un enfant à sa première communion, quand un prêtre pardonne les péchés, quand une équipe d’aumônerie prend soin des malades d’un hôpital ou qu’une religieuse refait le pansement d’un lépreux dans la brousse, quand un diacre chante l’Evangile ou sert les pauvres, c’est une seule et même réalité qui s’accomplit : l’amour du Père atteint ses enfants, les réconforte et les fait grandir.

La mission des ministres ordonnés

Si l’Eglise, corps du Christ, poursuit aujourd’hui l’action de Jésus, le seul grand prêtre, on peut voir déjà dans l’Evangile qu’il n’a pas voulu agir seul : Il a choisi, parmi ceux qui le suivaient, des apôtres pour les associer de plus près à sa mission. Lors de la multiplication des pains, devant une foule que personne d’autre ne peut nourrir, Jésus dit à ses disciples de façon provocatrice : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37). Et quand il les prépare à partir en mission avec tant de conseils si concrets, il les associe vraiment à la mission reçue du Père : « Sur votre route, proclamez que le Royaume des cieux est tout proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons » (Mt 10, 7-8).

Quelle est la tâche des ministres ordonnés ? Dans le chapitre 4 de l’épître aux Ephésiens, où l’on voit saint Paul porter le souci de l’unité et de la cohésion de toute la communauté (« Supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez à cœur de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix »), il montre que Dieu prend soin de son peuple et qu’Il donne aux « saints » (les baptisés) l’équipement dont ils ont besoin pour travailler à l’édification du Corps du Christ. Le but est clair : parvenir à l’unité de la foi et à la connaissance du Fils de Dieu. En Lui, nous trouverons notre pleine stature d’hommes adultes, accomplis.

Comme il est beau de voir la place et la mission de chacun présentées sous cet angle ! En accueillant ce que Dieu nous donne à travers ses serviteurs, « nous ne serons plus comme des enfants, nous laissant secouer et mener à la dérive par tous les courants d’idées, au gré des hommes, eux qui emploient leur astuce à nous entraîner dans l’erreur. Au contraire, en vivant dans la vérité de l’Amour, nous grandirons dans le Christ pour nous élever en tout jusqu’à lui, car il est la Tête. Et par lui, dans l’harmonie et la cohésion, tout le corps poursuit sa croissance, grâce aux connexions internes qui le maintiennent, selon l’activité qui est à la mesure de chaque membre. Ainsi le corps se construit dans l’amour » (Ep 4, 14-16).

Il est clair que si les fidèles comprennent à quel point le ministère des prêtres et des diacres leur est indispensable pour être de vrais baptisés-confirmés, le besoin s’en fera sentir dans les communautés, et l’appel lancé par le Seigneur rencontrera un écho profond dans le cœur des jeunes qui l’entendront. C’est ce que Jean-Paul II exprime dans l’exhortation sur la formation des prêtres (Pastores dabo vobis, 25 mars 1992) : « La connaissance de la nature et de la mission du sacerdoce ministériel est le guide le plus sûr et le stimulant le plus fort en vue de la promotion des vocations. »

Le prêtre, qui doit-il être ?

L’attitude intérieure des ministres pourrait se résumer par le mot de disponibilité, pour que le Christ puisse aujourd’hui, à travers eux, poursuivre son action sacerdotale aux quatre coins du monde. Les prêtres, et auprès d’eux les diacres, sont là, prêts à distribuer les dons du Seigneur.

Nous pouvons, quant à nous, rendre témoignage de tout ce que nous recevons en retour de notre ministère : la joie des baptêmes, l’accompagnement des grandes souffrances, la préparation des jeunes qui avancent vers le grand oui de leur mariage, les lents cheminements ou les conversions fulgurantes, les réflexions des enfants... « Dieu nous a donné une vocation sainte, non pas à cause de nos propres actes, mais à cause de son projet à lui et de sa grâce » (2 Tm 1, 9).

L’exigence la plus difficile à vivre est donc celle de ne rien prévoir, de ne rien vouloir, de ne rien savoir, si ce n’est que nous avons été choisis pour être d’abord ses compagnons. « Jésus gravit la montagne, et il appela ceux qu’il voulait. Ils vinrent auprès de lui, et il en institua douze pour qu’ils soient avec lui » (Mc 3, 13-14). Pourquoi nous a-t-il choisis, qu’aurons-nous à faire ? Nous ne le savons pas. Nous savons simplement que, toute notre vie, nous devons êtres ses compagnons, et qu’il nous enverra prêcher l’Evangile et délivrer du mal.

Un prêtre racontait un jour comment sa vocation lui avait été révélée. « Aujourd’hui encore, après 30 ans, je pourrais retrouver dans un sentier perdu de la forêt, l’arbre sous lequel je fus frappé comme par un éclair soudain. [...] Ce ne furent ni la théologie ni le sacerdoce qui fulgurèrent à mes yeux. C’était seulement : tu es appelé, tu ne serviras pas ; quelqu’un se servira de toi, tu n’as pas à faire de projets, tu n’es qu’une petite pièce dans une mosaïque longtemps préparée. Je devais simplement “abandonner tout et suivre”, sans faire de plans, sans désirs et sans réflexions ; je devais seulement me tenir en attente. »

Celui qui offre ainsi sa disponibilité à Dieu voit s’ouvrir devant lui un chemin de liberté. J’aime bien la réflexion d’Emmanuel Mounier : « Je ne crois pas que la vocation soit un plan tout tracé d’avance dans l’esprit de Dieu, que je sois destiné depuis le père Adam, ou [...] que nous ayons à lire je ne sais quel plan caché. Et si on ne trouve pas, c’est foutu. Dieu nous invente avec nous. Ce qu’il faut, c’est avancer... » Avancer avec le Christ, en toute confiance puisqu’il nous dit avant de partir : « Et moi je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20).

3. La prière pour les vocations

Le Seigneur nous invite souvent à prier. Nous voyons déjà, dans l’Evangile, la place que la prière tient dans sa vie, pourtant très chargée : « Le lendemain, bien avant l’aube, Jésus se leva. Il sortit et alla dans un endroit désert, et là, il priait » (Mc 1, 35). On le trouve en prière avant les grands moments de son ministère. On sait même quelques-unes des intentions qui lui tiennent à cœur : l’unité de « ceux que le Père lui a donnés » et de tous ceux qui seront ensuite touchés par la Parole, la foi de Pierre et la fidélité des disciples dans l’épreuve : « Simon, Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le froment, mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne sombre pas... » (Lc 22, 31 ; Jn 17, 6-8 et 15-23).

Il nous invite à la prière

Il voudrait nous voir « prier sans cesse et sans jamais nous décourager » (cf. Lc 18, 1). Parfois, il nous montre que notre prière est mal orientée : « Jusqu’à présent, vous n’avez jamais rien demandé en mon nom. » Et il ajoute : « Demandez et vous recevrez pour que votre joie soit complète » (Jn 16, 24). Mais il est bien rare qu’il nous indique des intentions, deux ou trois fois peut-être : « Priez pour ceux qui vous persé­cutent », « priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 5, 44 et 26, 41).

Or, la prière pour les vocations, Jésus la recommande explicitement à ses disciples, avant de les envoyer en mission. « Voyant un jour les foules fatiguées et abattues comme des brebis sans berger, il eut pitié d’elles et dità ses diciples : “La moisson est abondante, et les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson” » (Mt 9, 36-38).

Depuis vingt siècles, les chrétiens sont fidèles à cette consigne du Seigneur. Le 4e dimanche de Pâques, dit du « Bon Pasteur » parce qu’on y lit toujours un passage du chapitre 10 de l’Evangile de saint Jean, a même, durant le Concile, été institué « journée mondiale de prière pour les vocations » par le pape Paul VI. La communauté chrétienne tout entière s’engage dans cette prière, c’est un point qui lui tient à cœur. J’ai vu, au cours de mon séjour à Madagascar, un enthousiasme de tous les âges pour cette journée, qui est devenue une semaine, et parfois un « mois des vocations », avec des spectacles, des nuits de prière, des marches, des gospels, des neuvaines...

De la semence au bon pain

Rapprochons cet appel du Christ de la conversation qui suit la célèbre rencontre avec la Samaritaine et où il est aussi question de moisson. Les disciples sont revenus auprès du Seigneur, assez surpris de le trouver en conversation avec cette femme. N’osant pas le questionner, ils lui disent : « Rabbi, viens manger », mais Jésus répond : « J’ai de quoi manger... Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » Mission-moisson... Quelle tâche immense ! « Levez les yeux et regardez les champs qui se dorent pour la moisson... Le semeur se réjouit avec le moissonneur. Il est bien vrai, le proverbe : “L’un sème, l’autre moissonne” » (Jn 4, 27-37).

Elle occupe une grande place dans l’Evangile, cette trame du semeur et du blé, de la moisson, du pain et des foules à nourrir. Le semeur, c’est le Christ, et il est sorti pour semer la Parole, l’Evangile du Royaume. Et la Parole est tombée au bord du chemin, dans les cailloux ou les ronces, ou encore dans la bonne terre. Elle a été accueillie bien diversement dans le monde : seuls ceux qui la « reçoivent » ou la « gardent », la voient porter en eux son fruit : trente, soixante, cent pour un. La semence a germé, l’épi a grandi, mûri, doré. Il y a du blé plein l’épi.

De la semence à la moisson, le travail ne manque pas. Il faut des semeurs et des moissonneurs ; il faut aussi des boulangers pour pétrir la pâte et cuire le pain. Il faut encore des serviteurs pour le distribuer. Commençons donc par semer l’Evangile aujourd’hui. « Malheur à moi, si je n’annonce pas l’Evangile ! » s’écriait saint Paul (2 Co 14, 16). A nous de nous fatiguer maintenant ; d’autres plus tard récolteront le fruit de notre travail pour l’évangélisation. Quelle joie de savoir que ceux qui, au fil des siècles, seront atteints par la Parole, sont dès le début dans la prière de Jésus (cf. Jn 17, 20).

Quand le blé a été moissonné, le travail n’est pas terminé. Il faut encore séparer la paille et le grain, moudre la farine, veiller à ce qu’elle soit belle, fine et pure, la mêler à l’eau du baptême, puis pétrir longuement la pâte et cuire le pain au feu de l’Esprit. En filant cette comparaison, nous pensons à la tâche accomplie dans nos communautés au service des catéchumènes, des jeunes et de ceux que l’on prépare aux sacrements de la confirmation et de l’Eucharistie. Nous rendons grâce à Dieu pour ceux qui contribuent à la formation des diacres et des prêtres. Tout cela nous donnera du bon pain, un pain croustillant, nourrissant, prêt à être mangé par les hommes de notre temps. Chrétiens, après la communion, « vous êtes devenus ce que vous avez reçu », disait saint Augustin. Laissons-nous donc manger par les hommes de notre temps, car le monde a faim, il a besoin d’être réconforté par le pain de Dieu.

Prenons le temps de contempler, dans un des récits de la multiplication des pains, cette cascade du don : les pains sont dans la main du Seigneur, il va les bénir et les rompre, ces mêmes pains passent de ses mains dans celles des disciples, et des disciples à la foule : « Il rompit les pains, il les donna aux disciples, et les disciples les donnèrent à la foule » (Mt 14, 19).

Le rendez-vous du Notre Père

Ce que je vous propose, frères et sœurs, c’est de retrouver la prière pour les vocations chaque fois que vous récitez le Notre Père. Le Christ est au centre de cette prière. Quand nous disons : « Que ta volonté soit faite », nous pensons à Jésus entrant dans sa Passion : « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » (Mt 26, 42). Quand nous continuons : « Donne-nous notre pain de ce jour », nous pensons encore à Jésus qui déclare : « Je suis le pain vivant descendu du ciel » (Jn 6, 51).

Toutes les fois que cette demande du pain quotidien reviendra sur nos lèvres, nous pourrons ajouter : « Donne aussi, Seigneur, à ton Eglise les hommes qui vont cuire ce pain et le distribuer. » Et quand nous arriverons à la demande suivante : « Pardonne-nous nos offenses », nous prierons encore pour les vocations : « Choisis parmi nous, Seigneur, les serviteurs dont nous avons besoin pour pardonner nos péchés. » Elle est indispensable parmi nous, la présence de ces hommes sur lesquels le Seigneur répand son souffle en disant : « Recevez l’Esprit Saint. Tout homme à qui vous remettrez ses péchés, ils lui seront remis » (Jn 20, 21-23).

4. Comment nos communautés chrétiennes peuvent-elles devenir « appelantes » ?

Elles ont besoin de serviteurs

Si l’Eglise a besoin de prêtres et de diacres, qu’elle le montre ! Les disciples du Seigneur sont-ils saisis par la grandeur de leur baptême ? Comprennent-ils qu’ils ont besoin d’aide et de force ? Viennent-ils comme des mendiants au devant de ceux qui ont été « choisis et établis » (Jn 15, 16) pour être au milieu d’eux comme la présence et l’icône du Christ ? Qu’ils viennent avec une foi ardente et pauvre demander aux ministres ordonnés de les servir et de les encourager. Qu’ils demandent fidèlement le bon pain de la Parole, l’Eucharistie et le pardon de leurs péchés, si nuisibles à l’accomplissement de leur mission.

Je me rappelle le témoignage d’un prêtre, entendu l’an dernier à Lourdes. Missionnaire aux Iles Marquises, il disait : « Plus les paroisses se gèrent elles-mêmes, grâce aux laïcs - ce qui n’est pas tout à fait nouveau - plus elles éprouvent le besoin du ministère presbytéral. » Les fidèles savent que les prêtres sont ceux qui conduisent le troupeau, que, nommés par l’évêque, successeur des Apôtres, ils sont les garants du lien entre leur petite communauté et la grande Eglise. Jean-Paul II disait dans un discours récent à la Congrégation pour le Clergé : « Sans la présence du Christ représenté par le prêtre, guide sacramentel de la communauté, cette dernière ne serait pas pleinement une communauté ecclésiale » (23 novembre 2001).

En vous posant cette question essentielle : « Que faisons-nous de notre baptême ? », vous verrez monter en vous le désir de prendre votre part de responsabilité, pauvrement et de façon désintéressée, dans tous les domaines du témoignage et du service de ce monde, de la vie et de l’organisation de l’Eglise. Vous chercherez de l’aide auprès de ceux qui sont la présence même du Christ au milieu de vous. Ne dites pas que les prêtres sont trop occupés ou que vos petits problèmes ne les intéressent pas. « N’ayez pas peur » de leur demander ce pour quoi ils ont donné leur vie. Vous contribuerez à leur joie.

Pensez au Curé d’Ars : ceux qui l’approchaient étaient frappés de voir que cet homme était brûlé et entièrement donné à ceux qu’il servait. Ils avaient besoin de son ministère et ne craignaient pas d’attendre des heures pour recevoir de lui le sacrement du pardon. Les chrétiens de Corée ou du Japon ont vécu plusieurs siècles sans prêtres, mais ils savaient à quel point ceux-ci leur étaient nécessaires. Il n’y a rien de plus émouvant que de lire le récit du retour des missionnaires au Japon, après plusieurs siècles d’absence sacerdotale.

Madeleine Delbrêl, parmi tant d’autres, dit admirablement ce qu’elle attend du prêtre : « Qu’il parle à Dieu et qu’il parle de Dieu. A Dieu : à cause de nous qui sommes pour Dieu, de cœur et de parole, des interlocuteurs tellement intermittents ; à cause du monde d’où monte pour Dieu un si tragique silence. De Dieu et de “celui qu’il a envoyé, Jésus Christ”, qui veut être reconnu, connu, manifesté, à travers des hommes qui parlent et qu’on ne peut pas faire taire. » (Voir annexe, textes 5 et 6).

Et vous, pourquoi ne prendriez-vous pas dans vos communautés un temps de partage sur ce sujet : Qu’attendons-nous des prêtres ? Quelle place pour un diacre au milieu de nous ?

Les jeunes et les familles

Les familles sont appelées à jouer un rôle décisif pour l’avenir des vocations dans l’Eglise, si elles vivent dans une ambiance qui favorise l’écoute de l’appel divin et une réponse généreuse de la part des enfants.

Que les parents cessent de dire : « Le plus beau, c’est d’être prêtre », comme on l’entend parfois dans certaines familles. N’est-ce pas perturber la paix d’une prière intérieure et la liberté d’un choix ? Le plus beau, ce n’est pas telle vocation, c’est de dire oui à Dieu, à ce qu’Il veut. En disant : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », nous voyons que notre première intention, c’est tout simplement de prier pour que chacun dise oui à ce que Dieu lui demande. Et en certaines occasions, comme chaque année le 4e dimanche de Pâques, ou comme le pèlerinage que nous faisons aujourd’hui à Vézelay, nous présentons ensemble à Dieu, pauvrement et en toute confiance, la grande famille de l’Eglise, qui a besoin de ministres ordonnés pour être sainte et missionnaire. Il est important d’introduire à cette prière les jeunes qui se trouvent à l’âge et dans les conditions de choisir leur état de vie.

Dans l’éducation des jeunes chrétiens, on peut montrer comment tant de nos aînés se sont rendus disponibles dans les mains de Dieu, comment ils ont répondu : « Présent ! », lorsque l’appel du maître de la vigne les a rejoints : « Allez, vous aussi, à ma vigne » (Mt 20, 4). Chacun d’entre nous pourrait certainement raconter l’histoire d’un saint qui l’a frappé à cet égard. C’est le oui dans les petites choses qui nous préparera à dire encore le oui pour les grandes, quand viendra l’heure d’un choix de vie ou du témoignage suprême. Saint Benoît Labre expliquait cela à un jeune qui cherchait sa vocation : « La meilleure façon de connaître la volonté de Dieu, c’est de faire la volonté de Dieu. » Au jour le jour.

Cette pastorale du oui aidera nos jeunes à découvrir que toute vie humaine est une réponse à un appel de l’amour. Dieu appelle certains à le suivre de plus près, dans la communion avec lui et le don total d’eux-mêmes. Pour fêter le cinquantième anniversaire de son ordination sacerdotale, Jean-Paul II a écrit un petit livre intitulé Ma vocation, don et mystère. Donc laisser Dieu dire à chaque jeune, dans le secret de sa prière, dans la vie de sa famille, dans le chemin de sa jeunesse, dans la rencontre avec les autres, dans son expérience de vie en Eglise, le choix qu’Il a fait de lui, c’est un cadeau inestimable et un événement mystérieux.

L’appel fraternel

Les jeunes ont besoin aussi de la disponibilité, de l’écoute et des conseils des adultes, car ce qui est difficile dans notre société, c’est de concevoir un projet de vie important et exigeant qui engage la personne totalement et définitivement. Jean-Paul II le soulignait dans son message aux prêtres de Rome, le 14 février dernier. Pour qu’une vocation sacerdotale puisse mûrir, disait-il, la connaissance et la proximité d’un prêtre comptent beaucoup. Il est rare, en effet, que naisse une vocation au sacerdoce sans qu’elle soit liée au témoignage et à la figure d’un prêtre, sans contact personnel avec lui, sans son amitié et sa prière, sa patiente attention pleine de sollicitude et sa direction spirituelle. La même chose mérite d’être dite à propos des diacres. Lorsque dans une communauté, on voit la figure d’un diacre disponible, humble et serviteur, le bienfait qui en résulte à l’entour éveillera d’autres vocations diaconales qui chemineront à leur tour, sans difficulté.

Cette parole fraternelle au sein de la communauté n’est-elle pas, depuis l’origine, la source de la rencontre avec le Christ et l’occasion de son appel ? Pensons au chapitre de l’Evangile de Saint Jean, à ce « viens et vois » que Philippe lance à Nathanaël, et rappelons-nous que, quelques lignes plus haut, c’est André qui amène son frère Simon-Pierre auprès du Messie.

Quant à nous, prêtres et diacres, nous avons à témoigner, avec gratitude et humilité, de cette joie profonde d’être ministres du Christ : « Dieu nous a donné une vocation sainte, non pas à cause de nos propres actes, mais à cause de son projet à lui et de sa grâce » (2 Tm 1, 9).

Conclusion

Nous vivons aujourd’hui, à Vézelay, un grand moment. La présence de tant de prêtres et de diacres, la réponse d’un si grand nombre de fidèles à l’appel des évêques de notre région apostolique est un signe éloquent, un beau témoignage de foi. Nous prions pour notre Eglise, non pas comme pour une vieille institution qu’il faudrait rénover ou réformer, en lui donnant de nouvelles structures. Nous demandons à Dieu des vocations de diacres et de prêtres, non pas parce que « ça ne marche plus » ou parce qu’ « il ne nous reste plus qu’à prier », ni pour nous débarrasser de la question et pour que le Seigneur agisse à notre place.

Nous sentons bien, comme le dit Jean-Paul II, que « la diminution des vocations est souvent, dans un diocèse ou dans un pays, la conséquence de la baisse de l’intensité de la foi et de la ferveur spirituelle » (voir annexe, texte 4). En priant pour l’Eglise, nous demandons tout simplement que la foi, l’espérance et la charité continuent de couler dans les artères et les veines de ce grand corps. Pourvu que l’Eglise ne devienne jamais tiède, qu’elle ne perde ni son élan missionnaire, ni le goût de la Parole et de la prière. Quelle joie d’entendre ces paroles du Maître : « Voici que je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. » (Ap 3, 20).

Nous prions pour les vocations comme cela s’est toujours fait parmi les disciples du Christ, sans orgueil quand elles abondent, sans inquiétude quand elles manquent. L’Eglise demande à Dieu les serviteurs dont elle a besoin, car elle ne peut pas se les donner à elle-même. Nous le faisons dans l’obéissance confiante à la parole du Seigneur : « Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. » Il veille sur nous !


ANNEXES

Texte 1 : La peur de la sainteté

« Peur de l’abîme. Peur de cet enchaînement terrible d’exigences où l’on tombe dès que l’on consent à Dieu. [...] Je ne suis pas fait pour ça ; je suis trop bien portant ; je suis trop au pas avec la vie. Mon Dieu, éloignez de moi la tentation de la sainteté. Ce n’est pas mon œuvre. Contentez-vous d’une vie pure et patiente, que je ferai tous mes efforts pour vous donner. Ne me privez pas de ces joies délicieuses que j’ai connues, que j’ai tant aimées, que j’aspire tant à retrouver. Ne confondez pas. Je ne suis pas de l’espèce qu’il faut. Je suis marié et père ; je suis écrivain. Ne m’induisez pas dans de trop grandes souffrances. J’y perdrais du temps - du temps que je peux employer autrement pour votre service. »

Jacques RIVIERE, A la trace de Dieu, NRF, 5 oct. 1915, 7e carnet, p. 51.

Texte 2 : Un saint ? Celui qui s’efforce de dire oui

Ecoutons Frère Laurent de la Résurrection, carme du 17e siècle, cuisinier dans son couvent à Paris : il vivait sans cesse en présence de Dieu.

« Il n’est pas nécessaire d’avoir de grandes choses à faire. Je retourne ma petite omelette dans la poêle pour l’amour de Dieu. Quand elle est achevée, si je n’ai rien à faire, je me prosterne par terre et adore mon Dieu de qui m’est venue la grâce de la faire, après quoi je me relève plus content qu’un roi. Quand je ne puis autre chose, c’est assez pour moi d’avoir levé une paille de terre pour l’amour de Dieu. »

« Le temps de l’action n’est point différent, disait-il, de celui de l’oraison. Je possède Dieu aussi tranquillement dans le tracas de ma cuisine, où quelquefois plusieurs personnes me demandent en même temps des choses différentes, que si j’étais à genoux devant le Saint Sacrement. »

Frère Laurent de la Résurrection, L’expérience de la présence de Dieu, Ed. du Seuil, Paris, 1948, p. 78 et 77.

Texte 3 : Le prêtre selon Vatican II

« Le prêtre selon Vatican II est quelqu’un qui a engagé toute sa vie dans un célibat vécu à la suite du Christ et avec lui, en imitant le mode de vie de Jésus lui-même, passionné pour le service des hommes et le service de la Bonne Nouvelle au point de s’y donner tout entier. Sa mission n’est pas d’abord le service des communautés ou la célébration des sacrements, mais l’annonce de l’Evangile dans notre société d’aujourd’hui. »

Francis DENIAU, évêque de Nevers, juin 2001.

Texte 4 : La nécessaire présence des prêtres

« La diminution des vocations est souvent, dans un diocèse ou dans un pays, la conséquence de la baisse de l’intensité de la foi et de la ferveur spirituelle. Nous ne devons pas nous contenter par facilité de l’explication selon laquelle le manque de vocations sacerdotales serait compensé par un plus grand engagement apostolique des laïcs, ou même qu’elle serait voulue par la Providence pour favoriser la croissance des laïcs. Au contraire plus les laïcs qui désirent vivre avec générosité leur vocation baptismale sont nombreux, plus la présence et l’œuvre des ministres ordonnés deviennent nécessaires. »

Jean-Paul II aux prêtres de Rome, rencontre du 14 février 2002.

Texte 5 : Le prêtre selon Madeleine Delbrêl

« Voici mes vœux pour l’ordination de Jean-Marie. Nous lui désirons de réaliser le conseil d’un saint de la primitive Eglise : “N’ajoute rien, ne retranche rien.” Nous lui désirons de réaliser dans sa vie ce que nous-mêmes nous désirons trouver en lui.

D’abord, ce que le prêtre peut nous donner : le Christ de la Messe et des sacrements ; et si nous pensons à cela d’abord, c’est parce que cela est beaucoup plus que le prêtre lui-même, serait-il un saint doublé d’un génie. Ensuite, ce que nous désirons, c’est que, avant d’être ceci ou cela, il soit le Christ Jésus...

Qu’il parle à Dieu et qu’il parle de Dieu. A Dieu, à cause de nous qui sommes pour Dieu, de cœur et de parole, des interlocuteurs tellement intermittents ; à cause du monde d’où monte pour Dieu un si tragique silence. De Dieu et “de Celui qu’il a envoyé, Jésus Christ”, qui veut être reconnu, connu, manifesté, à travers des hommes qui parlent et qu’on ne peut pas faire taire.

Et enfin, pour que tout ce que nous voudrions que soit le prêtre ne demeure pas, ne passe pas comme un peu ou beaucoup, en dehors de nous, comme en marge des hommes, qu’il soit un homme resté homme, que les hommes puissent le toucher, qu’ils l’entendent, le comprennent et qu’ils se sachent connus de lui, dans ce qu’ils connaissent d’eux-mêmes, comme dans ce qu’ils en ignorent.

Nous lui désirons de croire à la joie, ce qui n’est pas seulement faire preuve d’optimisme. Il nous semble que la joie chrétienne, celle dont le Seigneur dit “ma joie”, celle dont il veut qu’elle soit parfaite, c’est de croire concrètement, avec la foi, que nous avons toujours et partout ce qu’il faut pour être heureux.

Le croire quand nous reconnaissons que les choses nous font du bien ; le croire quand nous éprouvons qu’elle nous font du mal. Croire que “rien au monde ne peut nous ravir cette joie”, notre tout, pour être heureux. »

Madeleine DELBREL, Indivisible Amour, Ed. du Centurion, Pari, 1991, p. 115-122.

Texte 6 : Un vrai prêtre

L’absence d’un vrai prêtre est, dans une vie, une détresse sans nom. Le plus grand cadeau qu’on puisse faire, la plus grande charité qu’on puisse apporter, c’est un prêtre qui soit un vrai prêtre. C’est l’approximation la plus grande qu’on puisse réaliser ici-bas de la présence visible du Christ...

Dans le Christ, il y a une vie humaine et une vie divine. Dans le prêtre, on veut retrouver aussi une vie vraiment humaine et une vie vraiment divine. Le malheur, c’est que beaucoup apparaissent comme amputés soit de l’une, soit de l’autre.

Il y a des prêtres qui semblent n’avoir jamais eu de vie d’homme. Ils ne savent pas peser les difficultés d’un laïc, d’un père ou d’une mère de famille, à leur véritable poids humain. Ils ne réalisent pas ce que c’est vraiment, réellement, douloureusement, qu’une vie d’homme ou de femme.

Quand les laïcs chrétiens ont rencontré une fois un prêtre qui les a “compris”, qui est entré avec son cœur d’homme dans leur vie, dans leurs difficultés, jamais plus ils n’en perdent le souvenir.

A condition toutefois que, s’il mêle sa vie à la nôtre, ce soit sans vivre tout à fait comme nous. Les prêtres ont longtemps traité les laïcs en mineurs ; aujourd’hui, certains, passant à l’autre extrême, deviennent des copains. On voudrait qu’ils restent pères. Quand un père de famille a vu grandir son fils, il le traite désormais en homme et plus en gamin, mais il le considère toujours comme son fils : un fils, un homme.

On a besoin également que le prêtre vive d’une vie divine. Le prêtre, tout en vivant parmi nous, doit rester d’ailleurs. Les signes que nous attendons de cette présence divine ?
• la prière : il y a des prêtres qu’on ne voit jamais prier (ce qui s’appelle prier) ;
• la joie : que de prêtres affairés, angoissés !
• la force : le prêtre doit être celui qui tient. Sensible, vibrant, mais jamais écroulé ;
• la liberté : on le veut libre de toute formule, libéré de tout préjugé ;
• le désintéressement : on se sent parfois utilisé par lui, au lieu qu’il nous aide à remplir notre mission ;
• la discrétion : il doit être celui qui se tait (on perd espoir en celui qui nous fait trop de confidences) ;
• la vérité : qu’il soit celui qui dit toujours la vérité ;
• la pauvreté : c’est essentiel. Quelqu’un qui est libre vis-à-vis de l’argent ; qui ressent comme une “loi de pesanteur” qui l’entraîne instinctivement vers les plus petits, vers les pauvres ;
• le sens de l’Eglise enfin : qu’il ne parle jamais de l’Eglise à la légère, comme étant du dehors ! Un fils est tout de suite jugé, qui se permet de juger sa mère…

Mais souvent une troisième vie envahit les deux premières et les submerge : le prêtre devient l’homme de la vie ecclésiastique, du “milieu clérical” ; son vocabulaire, sa manière de vivre, sa façon d’appeler les choses, son goût des petits intérêts et des petites querelles d’influence, tout cela lui fait un masque qui nous cache douloureusement le prêtre, ce prêtre qu’il est sans doute demeuré par derrière…

L’absence d’un vrai prêtre dans une vie, c’est une misère sans nom, c’est la seule misère.

Madeleine DELBREL