Une approche renouvelée du SDV


Mgr Albert Rouet
évêque de Poitiers

Un diocèse normal se doit de posséder la panoplie complète de tous les services, aumôneries et mouvements… Vient-il à manquer un de ces éléments que les orientations diocésaines sont suspectées des plus noirs desseins envers le vaste ensemble d’activités auxquelles s’apparente le service sans responsable titulaire ! Chaque fonction prend ainsi une valeur dont l’absence de représentant nommé dans l’annuaire (Ah ! la fameuse lettre de l’absence : le responsable N…) suscite une culpabilité entretenue par les convocations régionales ou nationales.

Mais quel diocèse peut aujourd’hui nommer partout les responsables nécessaires ? Chaque service s’estime indispensable - et c’est souvent vrai. De plus, un responsable prévu achève sa formation, termine un mandat, attend un successeur.… Autant de retards parfois difficiles à expliquer. Comment faire comprendre que les nominations, même les plus désirées, les mieux préparées, gardent encore une part d’aléatoire, de précaire et d’occasionnel ? Il faut choisir entre des nécessités. Donc agir librement, en essayant de s’en justifier clairement et en supportant le manque. Surtout en introduisant les décisions dans une logique générale, dans les priorités et les possibilités du temps.

Il existe des responsables nominaux, à quart, à huitième de temps… Leurs multiples "casquettes" les rendent souvent insatisfaits de ne rien faire à fond. C’est une solution de pis-aller, qui est pratiquement devenue habituelle. On peut aussi tenter une autre approche : en analysant une responsabilité sans titulaire, on détermine ses composantes, on définit ses missions précises et on confie aux membres d’une petite équipe, une branche de cette mission. On obtient ainsi un "dispositif en étoile". Plusieurs services du diocèse de Poitiers fonctionnent ainsi : pastorale familiale, pastorale des jeunes, commission Art et Foi… Dans chaque cas, une ou deux personnes sont responsables d’une branche particulière. Chaque membre n’est donc pas surchargé. Quelques réunions générales permettent d’harmoniser l’ensemble du service et de fixer les principales orientations. Le service des vocations s’apparente à cette structure, tout en gardant un responsable particulier. Cela mérite un peu plus d’explications.

La sous-traitance en Église

En vérité, la question principale ne consiste pas à doter un diocèse ou une paroisse de tous les services, ni même à ce que les responsables fassent leur travail ; ils le font souvent avec générosité et compétence. Ils accomplissent une mission de l’Eglise, donc une activité nécessaire à la vie de l’Eglise. Ils agissent en Eglise, participant aux liens de ce corps. Mais la difficulté surgit en ce que leur spécialité les isole. La communauté se satisfait de savoir l’existence des divers services. Son cours n’en est pas modifié, sinon superficiellement.

Ainsi la catéchèse est assurée, des catéchistes sont recrutés, les enfants instruits. Mais demandons à l’assemblée dominicale ce que, cette semaine, ont abordé les rencontres, quel est le programme d’une année de catéchisme, quelles questions posent les enfants : grand silence. Ainsi encore le Secours Catholique : l’assemblée donne volontiers à la quête, est satisfaite de connaître le total récolté. En quoi cependant la vie des pauvres, leur réelle situation humaine, modifient-elle la marche de la communauté ? Il ne se produit aucun "choc en retour". Les activités existent, elles émanent de l’assemblée. Mais leurs répercussions sur la vie habituelle restent minimes. Agir au nom de la communauté ne va pas jusqu’à agir sur la communauté. C’est le régime de la "sous-traitance". En ce cas, un service est tourné vers l’extérieur, par force centrifuge. Il ne revient pas vers la communauté, par absence de force centripète. Déséquilibre, donc déperdition d’énergie.

Ce fonctionnement se vérifie aussi pour le service des vocations. A première vue, on pourrait penser qu’une communauté soit piquée au vif par le besoin d’avoir des prêtres. Dans l’annonce d’un chapelet hebdomadaire pour les vocations, un groupe précise : "afin d’avoir toujours un prêtre pour notre paroisse". La formule est révélatrice. Il s’agit de soi-même, pour que tout continue comme hier dans des structures ecclésiales inchangées. Cet égoïsme inconscient préserve donc la vie de la paroisse de toute évolution significative : les vocations, si elles arrivent, ne doivent rien modifier. Elles confortent une identité. Elles ne sont pas tant reçues avec ce que la grâce comporte de dérangeant (force centripète), qu’en refuge contre l’angoisse de se changer (force centrifuge).

Une telle naïveté - et de bonne foi - est stérilisante parce qu’elle bloque l’imprévu de l’espérance sur la forme intangible du présent. Elle ne concerne que les pratiquants et pour leur usage, délaissant en grande partie l’élan missionnaire. Elle replie le ministère sur les seuls besoins de la communauté : au moment où elle le magnifie, elle tend à le "fonctionnariser". Peut-on suggérer que ce n’est pas forcément un motif très "porteur" de proposer à un jeune de 20 ans d’envisager la prêtrise pour remplacer un prêtre de 80 ans…

Consentir aux choix personnels

La prééminence du "faire", donc des tâches à remplir, tâches fixées, définies, dont la marge de liberté se manifeste par le pouvoir effectif laissé au prêtre dans la manière de les accomplir, cette prévalence marque la vocation moins comme un espace de créativité que selon la configuration de modèles à suivre. Comme on vit naître, au XIXe siècle, de nombreuses congrégations féminines fort voisines, les modèles ne manquent pas aujourd’hui. Ils sont centrés sur la dernière image socialement disponible du prêtre : le recteur d’une communauté de fidèles. Les modèles qui en résultent sont donc proches les uns des autres. Par conséquent ils entrent en concurrence. Car ils partent plus d’une Eglise rassemblée que de l’appel des marges entièrement loin de l’Evangile.

Il est vrai que l’époque est difficile à cerner : les grandes idéologies non-croyantes dressaient devant la foi chrétienne des défis stimulants. Il nous faut aujourd’hui penser le quelconque, l’indéfini, l’indifférent. Tout est admissible. D’autres religions occupent l’espace, le goût pour les options privées, la consommation promue à l’état d’idéal - autant de facteurs qui rendent malaisée une pensée puissante et créative. Cela est vrai pour les recherches théologiques chargées de comprendre les mentalités (comment saisir l’indécis et le fugace ?) et pour les vocations qui ne voient plus comment pénétrer un monde mou. Un penchant identitaire tourné vers soi en est augmenté.

Car dans ces conditions, la vocation est perçue comme un choix personnel, comme l’accomplissement d’une destinée personnelle et exceptionnelle. Il suffirait alors de l’entériner au nom des besoins généraux à remplir, sauf obstacle vraiment majeur. On obtient ainsi des ministres pour satisfaire des communautés. Est-ce bien là les ministres qu’il faut pour la situation actuelle ? Sans juger aucunement les personnes, la question reste à poser.

Cette question n’est pas impertinente. Elle se situe au cœur du souci de l’heure. Au fond, tout se passe comme si les chrétiens avaient perdu le sens de ce qui constitue une vocation sacerdotale. Ils savent énoncer les besoins qu’ils éprouvent. Ils attendent qu’une motion intérieure pousse un jeune à se présenter et prie pour que l’Esprit soulève ce désir. Ensuite, il n’y a plus qu’à consentir aux candidats qui se présentent. Ils sont déjà en bonne partie pré-formés pour les besoins exprimés.

Il ne s’agit, certes pas, de nier ce désir intérieur. Mais il n’est pas seul en cause. D’une part, bien des candidats au presbytérat ignorent la vie concrète de l’Eglise. Ils se présentent. Il reste à "ecclésialiser" leur motion, à les faire passer du choix à l’appel. Sinon, l’individualisme ambiant confortera un désir personnel. Or les textes liturgiques parlent du prêtre ordonné "à la manière des apôtres" pour exercer avec l’évêque "le sacerdoce apostolique". C’est alors l’ouverture missionnaire, l’appel pour l’envoi au monde qui prévalent.

Une culture de l’appel

L’attention excessive portée au choix consonne avec l’individualisme contemporain. Elle risque de focaliser les tendances du sujet sur des urgences ecclésiales. La problématique appelle un meilleur équilibre. Il proviendra non pas d’aménagements de méthode, ni d’une présentation plus attrayante de la vocation. C’est dire que le service diocésain des vocations ne se contente pas de présenter simplement les divers états de vie. Il lui faut remonter beaucoup plus haut afin de poser comme fondement de son action ce qui constitue l’Eglise du Christ comme Eglise. Il se doit d’énoncer clairement le fondement premier de la vie ecclésiale d’où tout découle ensuite.

A l’origine, se tient un appel. L’envoi du Verbe dans le monde par le Père, révèle "les paroles que tu m’as données" (Jn 17, 8). La voix du Baptiste dans le désert (Jn 1,23) annonce le cri ultime de la naissance déchirant la mort. Arrive alors l’Esprit qui insuffle et redit les paroles du Fils, à garder dans un dialogue de prière et de charité. La foi est obéissance (Rm 1,5) ; elle donne à ouïr chez le croyant le mystère du Christ, aujourd’hui révélé au monde entier. Et les épîtres pastorales de conclure : Dieu "nous a appelés d’un saint appel" (2 Tm 1, 9).

L’appel d’une personne, de Moïse, Samuel, David, Jérémie… jusqu’aux Douze et Paul, s’enracine dans la communauté appelée (Is 48,12). C’est dans ce peuple et pour lui qu’est appelée une personne au service de l’Alliance. Or la grâce donnée reste une grâce active : celui qui la reçoit en est traversé. Elle le transforme en messager et dispensateur de l’appel entendu. Ainsi le peuple de Dieu est-il convoqué à collaborer au service de Celui qui lui donne son nom pour qu’il fasse retentir le Nom par toute la terre. Parce qu’elle est appelée, l’Eglise est tout entière appelante. Sa mission s’exprime de bien des manières : elle est livrée, elle est envoyée, elle est donnée au monde. Comme le Fils. L’appel qui la rassemble est aussi la voix qui lui donne mission. Son identité est de l’ordre de l’offrande.

Cet appel fondateur précède et détermine tout choix personnel, lequel, d’ailleurs, est une réponse à la vocation signifiée par le nom donné au baptême (Ap 2,17). Avant toute spécificité ministérielle, il convient donc d’enraciner une existence dans la vocation baptismale. Concrètement, ce fondement demande de passer de l’appartenance singulière à un groupe soit par naissance, soit par élection, à la conscience de relever de ce peuple que Dieu appelle. Une pastorale de la confirmation ouvre à la dimension de l’appel ecclésial.

C’est bien à la mesure où il prend conscience que l’Eglise est appelée, que le peuple chrétien se ressaisira de sa responsabilité de transmettre l’appel. Susciter une "culture de l’appel" résume la tâche première d’un service des vocations. On passe ainsi d’un service qui chercherait à combler des manques, à un service qui ranime la conscience chrétienne que le même appel qui la convoque, l’envoie de manière apostolique dans le monde (Jn 20, 21).

Des appels différenciés

Le peuple se distingue de la masse en ce que, loin d’être mêlés en un vaste ensemble indistinct, ses membres comprennent chacun une particularité, ce "nom unique" dont parle l’Apocalypse. Entre eux, les membres concourent au bien de tous, selon l’analogie chère à saint Paul. "Membres les uns des autres" (Rm 12,5), leur articulation édifie le corps selon un principe de communion qui "organise les saints pour l’œuvre du ministère en vue de la construction du corps du Christ" (Ep4,12). L’appel commun à l’Eglise ne se présente pas comme un vaste anonymat, mais suivant une "logique systémique" où chaque élément participe à l’édifice vivant et à ses interactions, en sorte que l’appel du peuple et l’appel de chaque personne ne vont pas l’un sans l’autre.

Rappeler que l’Eglise est tout entière appelée requiert en même temps de souligner la place de chacun : "A plusieurs nous sommes un seul corps dans le Christ… Nous avons des dons différents selon la grâce qui nous a été donnée" (Rm12,5-6). En des listes diverses, les écrits pauliniens décrivent des charges au service du Peuple de Dieu. Les unes relèvent de dons personnels (les "charismes de l’Esprit"). D’autres accomplissent, pour la cohésion du corps, au service de sa croissance unificatrice, des actions de relation et de communion : jointures, ligaments (Col 2, 19).

Parler d’appel ou de vocation découvre ainsi un éventail d’interventions : il s’agit de raviver la conscience d’appartenir au Peuple que le Verbe appelle ; en même temps, de permettre à chacun de saisir la fécondité qu’il peut apporter à ce Peuple, de manière personnelle (chacun donne et reçoit) ; enfin, de susciter un éveil pour la charge particulière de conjoindre en un corps les diverses responsabilités exercées dans "le Temple de l’Esprit" qu’est l’Eglise. Cette dernière charge touche activement à la mission du Fils. Il s’est consacré (Jn 17,19) pour ramener les enfants de Dieu dispersés à l’unité (Jn11,52) de son offrande. Le pasteur le devient en livrant sa vie (He13,20) à la suite du Christ : telle est la mission des ministères ordonnés.

Il ne suffit donc pas de présenter les différentes vocations : le service de catéchèse recherche des catéchistes, les mouvements apostoliques appellent des responsables… Il s’agit davantage, pour le service des vocations, de montrer les articulations et la cohésion des différents ministères, depuis ceux qui découlent des sacrements de l’initiation jusqu’à ceux qui servent la communion apostolique au nom du Christ en personne, tête du Corps. Ce point concerne évidemment les ministères ordonnés.

Reconnaissance et appel

Qu’il y ait une dimension spirituelle à la pastorale des vocations, c’est trop évident ! L’Esprit appelle à la suite du Christ. Mais la question exacte concerne la place où agit cette dimension. Trop souvent elle est prise pour elle-même, en bissectrice entre la réflexion théologique et l’analyse justifiée de la situation concrète. Or l’intelligence de la foi nourrit la vie spirituelle et la pastorale l’incarne. L’ecclésiologie elle-même unit la recherche intellectuelle et l’étude de la vie ordinaire de l’Eglise locale. Dans le diocèse de Poitiers, le service des vocations est attaché à la fois au centre théologique qui forme des adultes et aux communautés locales animées par les équipes de chrétiens. L’Esprit incarne et scrute, il fait corps et comprend de l’intérieur. C’est ainsi, d’ailleurs, que les ministères animent le corps ecclésial "à partir de la vie interne" du corps (1 P 5).

Dans les listes des ministères qu’il cite, Paul n’écrit pas qu’il les crée. Il les trouve déjà sur place en tant que dons de l’Esprit. Son action consiste davantage à les mettre en ordre, à les articuler au sein de la communauté, pour construire le Corps du Christ, plutôt qu’à les imposer du dehors. Cette articulation a pour objet d’établir la cohérence de la communauté et de permettre l’épanouissement des charismes personnels. En les stimulant, l’Apôtre les donne à la communauté, il les lui envoie alors même qu’ils sont apparus en son sein. Paul ne part donc pas des besoins ni des manques, mais de la reconnaissance des dons que l’Esprit accorde aux communautés à travers ses membres. L’appel s’appuie sur cette reconnaissance.

Depuis les origines de l’Eglise, il existe une disproportion entre l’ampleur de la mission et les moyens dont dispose une Eglise. L’existence de ces manques, de ces insuffisances, crée une crise qui peut décliner en peur, ou bien ouvrir un chemin de foi. Etre appelé à la foi, cette vocation première des chrétiens, fonde toute approche des vocations. Plus qu’un sentiment de crainte de manquer, les difficultés approfondissent la foi.

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Ces réflexions se sont précisées à partir d’orientations du diocèse. D’abord la constitution de "communautés locales" qui prennent en charge un territoire ou un groupe de personnes (par exemple les Vietnamiens). Les charges de l’annonce de la foi, de la prière et de la charité sont reconnues comme des charismes. Le trésorier et le délégué pastoral qui anime cette équipe de base, sont élus par la population. A chaque communauté est envoyé un prêtre. Au niveau de plusieurs communautés - un secteur -, il s’agit de susciter une communion. Le prêtre, les diacres et l’équipe d’animation pastorale en sont chargés. L’élan missionnaire est soutenu par un partenariat avec les mouvements apostoliques. Des communautés religieuses favorisent l’accueil, l’expérience communautaire et la vie de prière. Des formations spécifiques ont été mises sur pied. Plus de deux cents communautés fonctionnent ainsi. Cet ensemble représente des milliers de personnes qu’un synode en cours questionne sur leurs relations mutuelles. Or les communautés doivent pourvoir, tous les trois ans, à leurs responsables. Il leur faut donc appeler pour vivre. C’est un mouvement plein d’espérance avec lequel le service des vocations se tient très en lien.

L’autre orientation, pratiquement concomitante, a tenu à ce que les séminaristes soit formés au plus près du travail des différents acteurs et ministres de l’Evangile, dans le diocèse. Une maison des vocations a été ouverte pour les hommes, une autre pour les vocations féminines. Le projet cherche ici, surtout pour les séminaristes, à ce que leur désir s’inscrive, de manière existentielle, dans les perspectives du diocèse. Celles-ci ont été élaborées avec le concours très actif du conseil pastoral et du conseil presbytéral. Le futur prêtre est ainsi invité à entrer dans un presbytérium concret, à en partager les espérances comme les soucis précis. Nul ne devient prêtre pour lui-même. Il est donné à un peuple vivant qui en désire compréhension et stimulation, donc le courage de l’avenir en ce monde.

Le service des vocations comprend des prêtres, des diacres (avec leur épouse), des religieuses et des laïcs. Il est donc représentatif des différentes composantes de l’Eglise. Il intervient régulièrement auprès des conseils du diocèse (les religieuses, les mouvements du laïcat, les jeunes, les territoires), pour que l’appel devienne l’affaire de tous. Un signe le montre. Une responsable de communauté locale a osé interpeller un jeune d’une vingtaine d’années : "Dis ! Tu n’aurais, toi, jamais pensé à devenir prêtre ? Ne me réponds pas tout de suite…" Ce signe et le fait que l’appel au diaconat est habituellement adressé à des hommes remarqués pour leur personnalité, montrent que la pastorale des vocations pénètre la vie quotidienne de l’Eglise. Cette "habitude" toujours à encourager est une espérance et une joie. Le peuple de Dieu est une belle et grande réalité.