Les récits de vocations prophétiques


Joëlle Ferry
professeur d’exégèse de l’Ancien Testament à l’Institut Catholique de Paris

Il m’est proposé de vous parler de la vocation prophétique dans l’Ancien Testament. Je vais commencer par de simples observations de vocabulaire pour nous introduire à ce sujet.

1. Remarques de vocabulaire

Est-il question de "vocation" dans l’Ancien Testament ? La question peut paraître surprenante. Vocation est un substantif qui vient du latin vocatio. En consultant une concordance de la Vulgate, on peut constater que le mot vocatio ne se trouve nulle part dans l’Ancien Testament. Dans l’Ecriture, vocatio se rencontre seulement dans les Epîtres de Paul.

Poussant plus loin mon enquête, j’ai consulté une concordance de la Septante au mot klèsis. J’ai eu un peu plus de chance, j’ai trouvé trois emplois [ 1 ] mais au sens général d’invitation, d’appel au jour de détresse. Et il n’y a pas de substantif hébreu qara, appeler, seulement l’emploi de ce verbe est tellement fréquent qu’au premier abord il ne nous renseigne guère ! Qui plus est, il n’est utilisé que dans les récits de vocation de Moïse et Samuel, pas dans les autres récits. La concordance, instrument de travail si prisé par les exégètes semble être ici d’un piètre secours !

Si le texte de l’Ecriture n’utilise pas le substantif "vocation", par contre les titres des Bibles en usent (en abusent) ? En feuilletant la TOB, je note : Genèse 12 : vocation d’Abraham ; Juges 6,11 : vocation de Gédéon ; 1 Samuel 3 : vocation de Samuel ; Isaïe 6 : vocation d’Isaïe ; Jérémie 1 : vocation du prophète.

Et Moïse, me direz-vous ? La TOB donne comme titre à Exode3 : "Moïse appelé par la Seigneur et envoyé en mission " (il n’y a pas le mot vocation, mais quelque chose qui a à voir avec son contenu...). Les autres verbes importants dans ces récits sont "dire " et surtout parler, "dabar".

2. Les " récits de vocation "

Le corpus de textes que l’on peut qualifier de "récits de vocation" est plus ou moins important selon la façon dont on définit le "récit de vocation". En première approximation, nous penserons aux textes que je viens de citer : les vocations de Moïse, Gédéon, Samuel, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, le deuxième Isaïe. Faut-il considérer Gn12,1-4a comme le récit de la vocation d’Abraham ? La question est ouverte. Certains mettent aussi sous ce nom quelques versets des livres d’Amos (7,14-15), Osée (1,1-9 et 3,1-3), les récits qui mettent en scène Michée ben Yimla (1 R 22, 19-23), Elie (1 R 19,1-18), Elisée (1R19,19-21). Je ne retiendrai pas cette seconde série de textes, faute de temps, mais aussi parce que, à mon avis, tous les textes prophétiques qui ont une parole du prophète en "je" ne sont pas forcément un récit de vocation. Lorsque Amos, lors du conflit avec le prêtre Amasias (Am 7,14), justifie son ministère au sanctuaire de Béthel en disant : "Je n’étais pas prophète... mais Yhwh m’a pris de derrière le troupeau", ce n’est pas un récit de vocation, mais une parole dite lors d’un conflit. Le récit d’Elie à l’Horeb est une théophanie avant d’être un récit de vocation.

Puisque le temps m’est compté, je vais limiter mes réflexions au corpus de textes des vocations prophétiques généralement admis. Je ferai quelques sondages dans la recherche exégétique sur les prophètes à partir des années 1950 jusqu’à aujourd’hui, en trois étapes. J’ai consulté pour cela quelques travaux sur le prophétisme, des livres, mais aussi des manuels et introductions, représentatifs de la manière de lire l’Ecriture et de l’enseigner.

1. Dans les années 50-70, les auteurs s’intéressent à la personnalité des prophètes, à leur psychologie, au caractère, au tempérament, à leur expérience propre.

2. Les années 60-85 sont les années où règne la Formsgeschichte, "l’histoire des formes" ou "critique des formes". Les travaux sur les genres littéraires se multiplient, entre autres sur le genre " récit de vocation".

3. Les années les plus récentes, depuis 85-90 jusqu’à maintenant, mettent en valeur le récit en utilisant la méthode narrative. Même si ce n’est pas le corpus des textes prophétiques qui se prête le mieux à l’analyse narrative, cette approche pourrait éclairer nos récits. Mais je regarderai comme significative de ce troisième temps des années 1980-2000 une approche herméneutique et anthropologique des récits de vocation qui leur donne une singulière actualité.

I - A la recherche de la personnalité des prophètes

Lorsque j’ai fait mes études dans cette maison, l’un des grands classiques sur les prophètes était le livre de J. Lindblom, Prophecy in Ancient Israel, livre édité pour la première fois en 1962 et réédité de nombreuses fois depuis.

Dans la première partie du livre, consacrée au phénomène prophétique, Lindblom insiste sur la psychologie religieuse des prophètes. Il définit le prophète comme "une personne qui, consciente d’avoir été spécialement choisie et appelée, se sent obligée d’accomplir des actes, de proclamer des idées qui, alors qu’elle était dans un état d’inspiration intérieure ou d’extase réelle, lui ont été indiquées sous forme de révélation divine [ 2 ]."

Vous noterez la place d’un appel particulier dans cette définition du prophète. L’auteur s’intéresse ensuite pendant de longues pages à l’extase et au mysticisme des prophètes. Les prophètes sont-ils des mystiques ou non ?

Autre manuel de cette période, mais plus près de nous puisque dirigé par Monsieur Cazelles, et donc publié en langue française, l’Introduction critique à l’Ancien Testament [ 3 ] , datée de 1973, dont la partie sur les prophètes a été écrite par Louis Monloubou [ 4 ].

Le plan de cette partie est intéressant, car il est significatif de l’approche du prophétisme :

I. Données historiques :
Le prophétisme dans le Proche-Orient Ancien
Le prophétisme dans la Bible

II. La question psychologique

III. Données littéraires :
Les genres prophétiques
La littérature prophétique

IV. Importance du prophétisme.

Le chapitre sur la question psychologique parle notamment de la conscience des prophètes et du "témoignage spontané de la conscience prophétique". On s’intéresse à la personnalité du prophète que l’on s’imagine s’analyser lui-même. Louis Monloubou parle ainsi de Jérémie dont il dit qu’il a tenté l’analyse de la conscience prophétique "avec une précision très remarquable chez un Sémite : à l’élément humain, faible et craintif, se superpose l’élément divin, plein de maîtrise et de majesté. La révélation divine est présentée comme une poussée irrésistible et accompagnée d’une certitude qui ne se dément pas devant la mort. Une telle conscience suppose un fond d’intimité et de communion entre Dieu et le prophète [ 5 ]. "

Le centre d’intérêt de la lecture de l’Ancien Testament est l’approche de la conscience du prophète, de sa personnalité. L’étude de l’expérience intime de la vocation du prophète est, dans cette perspective, d’un intérêt particulier.

P. Béguerie, en 1954, parle en ces termes de l’expérience du prophète Isaïe, de la crainte qu’il éprouve lors de sa vision dans le temple : "La nuée qui l’enveloppe soudain doit ajouter à sa première frayeur. Il est possible que cette nuée ait même donné au prophète la claire conscience de ce qui lui arrivait. Jusqu’alors, il est en extase, transporté hors de lui-même, il fixe Yahvé et se laisse pénétrer par la forte clameur des séraphins. Mais la nuée ayant tout envahi, le sentiment de son indignité le saisit bruyamment [ 6 ]." Le commentaire cherche à nous faire entrer dans la conscience du prophète, à nous rendre présents à son expérience.

Le petit livre qu’André Neher a consacré au prophète Jérémie est orienté par cette recherche de la personnalité du prophète [ 7 ]. Neher est un critique littéraire plein d’empathie qui cherche à saisir le prophète dans son expérience propre et à en faire un modèle de la vie en relation avec Dieu, un "tutoyeur de Dieu ". C’est un bon livre ! Mais peut-on atteindre ainsi la personnalité d’un prophète, en faire le portrait "sur le vif" ?

Puis, dans l’évolution des études bibliques, les auteurs ont pris conscience que nous ne sommes pas en présence des prophètes, mais que nous avons des livres prophétiques. Et les études se sont déplacées du prophète au livre prophétique, de la personnalité au texte.

II - Les récits de vocation

A - Structure et forme littéraire

Avec le développement de la Formsgeschichte, de nombreux auteurs vont s’intéresser aux diverses formes littéraires des livres prophétiques, et notamment aux récits de vocation. L’une des études les plus marquantes sur ce point, à laquelle tous ensuite se référeront, est celle de N. Habel [ 8 ] . Habel dégage deux grands types de récit : le type Gédéon-Moïse-Jérémie et le type Isaïe-Ezéchiel. Il repère une forme littéraire que vous trouvez dans le tableau ci-joint où j’ai ajouté quelques autres textes souvent considérés aussi comme des récits de vocation. Ce modèle des récits de vocation comporte six éléments (je suis ici le texte de Jg 6).

1. Une confrontation avec Dieu
"Gédéon était en train de battre le blé... L’ange du Seigneur lui apparut et lui dit. " (Jg 6, 11b-12a) L’ange du Seigneur apparaît à Gédéon, en temps de crise, et au milieu de ses activités ordinaires.
Il s’agit d’une expérience subite, sans préparation, une irruption divine qui opère parfois une véritable conversion, un déracinement dans la vie du prophète. Ce temps est parfois amplement développé. C’est la scène du buisson ardent pour Moïse, la théophanie dans le temple pour Isaïe, la vision du char de Yhwh pour Ezéchiel.

2. Une parole d’introduction qui assure le prophète de l’assistance divine
"Le Seigneur est avec toi, vaillant guerrier." (v.12b-13). Cette salutation est suivie ici d’une parole de Gédéon qui s’étonne des difficultés présentes alors que, dans le passé, Yhwh a fait merveille pour son peuple : "Si le Seigneur est avec nous, pourquoi tout cela nous est-il arrivé ? Où sont donc toutes les merveilles que nous racontaient nos pères ?"

3. Un ordre de mission
"Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madiân. Oui, c’est moi qui t’envoie !(v. 14)" Nous avons, dans la formulation de la mission, deux verbes qui se retrouvent dans la plupart des récits de vocation et qui expriment les éléments spécifiques de la vocation du prophète : les verbes "aller" et "envoyer". Ces mêmes verbes disent la mission de Moïse : "Va maintenant, je t’envoie vers le Pharaon, fais sortir d’Egypte mon peuple les fils d’Israël" (Ex 3,10) ; celle de Jérémie : "Partout où je t’envoie, tu iras" (Jr1,7) ; "Qui enverrai-je ? Qui ira pour nous ?"(Is 6,8). L’ordre de mission instaure le prophète, lui donne son identité de prophète, d’envoyé de Yhwh.

4. Une objection faite par celui qui vient de recevoir mission
Elle est amorcée par une exclamation qui se trouve également dans le récit de la vocation de Moïse : "Moi, mon Seigneur" (v. 15). L’objection est celle de l’humilité du personnage, de la petitesse de son clan : "Comment sauverai-je Israël ? Mon clan est le plus faible en Manassé, et moi, je suis le plus jeune dans la maison de mon père..." Moïse dira :"Qui suis-je pour faire sortir d’Egypte les fils d’Israël ? Je ne sais pas parler", Jérémie : "Je suis trop jeune. "

5. Une parole de réassurance donnée par Dieu à celui qu’il envoie
Yhwh renouvelle l’assurance de son appui par la formule "Je serai avec toi " (v. 16), et promet la victoire : "Ainsi tu battras les Madianites tous ensemble. " C’est une répétition de l’assurance initiale du "Dieu avec ".

6. Une demande de signe
Enfin, un signe est demandé par Gédéon pour que Yhwh confirme la promesse reçue (v. 17). Le signe est celui d’une offrande que Gédéon présentera au Seigneur (un chevreau et des pains). L’offrande est elle-même l’objet d’un récit (vv. 19-24).

B - Commentaires du tableau

Structure des récits de vocation

Gédéon
(Juges 6)

Moïse
(Exode 3)

Jérémie
(Jérémie 1)

Isaïe
(Isaïe 6)

Ezéchiel
(Ezéchiel 1-3)

2e Isaïe
(Isa£ie 40)

Samuel
(1 Samuel 3)

1. Confrontation
avec Dieu

11b-12a

1-4a

4

1-2

1, 1-28a

1-2

4-10

2. Parole
d’introcution

12b-13

4b-9

5a

3-7

1, 28b-2, 2

-

-

3. Ordre
de mission

14

10

5b

8-10

2, 3-5

3-6a

11-14

4. Objectivation

15

11

6

11a

-

6-7

-

5. Confirmation

16

12a

7-8

11-13

2, 6-7

8-11

-

6. Signe

17

12

9-10

2, 8 - 3, 11

-

-

Habel lit de la même façon les récits des vocations de Moïse, Jérémie, Isaïe et Ezéchiel, en dégageant à chaque fois les six éléments de la forme littéraire. Je n’ai pas le temps ici d’en reprendre chaque élément [ 9 ] . Ces textes présentent donc des similitudes importantes dans la structure et le vocabulaire. Leurs différences en sont d’autant plus significatives.

1. Structure et forme
La structure est visible, elle est même ferme, mais pas rigide. Les récits des vocations d’Isaïe et d’Ezéchiel font intervenir un élément spécifique : la vision divine. Isaïe est au temple lors de la liturgie solennelle d’intronisation du roi Achaz, il se trouve transporté devant le Seigneur, le roi tout-puissant. L’élément visuel est important. Rien de tel chez Gédéon, Jérémie.

La forme littéraire du récit de vocation ne rend pas compte à elle seule du récit d’Isaïe 6. En effet considérer Is 6,3-7 comme le discours d’introduction met certes en lumière la parole "Saint, saint, saint, le Seigneur le tout-puissant... ", mais voile un autre élément tout aussi important : la théophanie. L’ébranlement des lieux, la voix évoquant le tonnerre, la fumée, rappellent la plupart des théophanies de l’Ancien Testament.

D’autre part, voir dans la question "Jusques à quand, Seigneur ?" (Is 6,11a), une objection me semble une interprétation quelque peu orientée pour les besoins de la cause ! Quant au signe, Habel et Ramlot reconnaissent qu’il manque. Le verbe "manque " est significatif lui aussi... Les auteurs présupposent implicitement l’existence d’une structure fixe.

Si nous regardons la vocation d’Ezéchiel, le premier constat qui s’impose est la longueur du récit qui est loin, là aussi, d’être seulement un récit de vocation. Il n’y a pas d’objection du prophète à l’appel de Dieu. Indiquer que la parole de confirmation "Ecoute, fils d’homme, n’aie pas peur et n’aie pas peur de leurs paroles " suppose la peur et la révolte du prophète [ 10 ] , interpréter ainsi les vv. 6 et 8 du ch. 2, c’est tirer le texte à soi. Mieux vaut, avec Ramlot, constater que "chez Ezéchiel, le ’je’ prophétique a disparu [ 11 ] . "

Le texte qui ouvre le recueil de celui que la tradition nomme le deuxième Isaïe s’ouvre sur un passage (Is 40,1-11) qui est tout entier dialogue entre Dieu et son messager. On peut y voir quelques éléments de la forme littéraire dégagée précédemment : un destinataire reçoit mission d’apporter un réconfort au peuple et de préparer la venue du Seigneur (Is 40, 1-4), mais là encore, les particularités sont largement aussi significatives que les points communs. Aucun prophète n’est nommé, les verbes caractéristiques de la mission, "aller " et "envoyer ", ne se rencontrent pas. Et il n’y a ni parole d’introduction personnelle ni signe [ 12 ].

Le danger d’une insistance exclusive sur la forme littéraire est de réduire les récits de vocation au plus petit dénominateur commun. Il est tout aussi juste et sans doute plus parlant de dire que Jérémie est prophète de la parole, non de la gloire comme Isaïe ou de l’Esprit comme chez Ezéchiel.

2. Récits de vocations ?
D’autres récits, que Habel n’étudie pas, reçoivent habituellement le titre de "récit de vocation" Vocation d’Abraham ? Les éditions de nos Bibles intitulent généralement le chapitre 12 du livre de la Genèse : "vocation d’Abraham ". Peut-on dire que Gn 12,1-4a est un récit de vocation ? La structure de ce texte unique est fort différente de celle des textes mentionnés précédemment. Pas d’introduction : la parole de Dieu est adressée à Abraham sans aucun préambule. Ce texte, dans sa brièveté et sa structuration interne est comme une épure. Il se résume à un ordre, "va ", suivi de son exécution : "Abraham alla comme le Seigneur le lui avait dit." Le prescriptif ne laisse pas de place au descriptif. D’autre part, entre les deux mentions du verbe "aller ", l’ordre et l’exécution, l’essentiel est le thème de la bénédiction (le terme revient 5 fois aux vv. 2-3). Le texte est centré sur une promesse, celle de la bénédiction donnée à Abraham et en lui à toutes les nations de la terre. Cette promesse ouvre une histoire. Il convient, me semble-t-il, d’étudier ce texte de Gn 12 plus comme un récit de commencement que comme un récit de vocation.

Samuel ? Le récit de la vocation du jeune Samuel est bien connu. Il illustre souvent bien des propos sur la vocation. Avec Jérémie, c’est le texte le plus souvent cité dans ce contexte !

Ce récit est étudié par W. Vogels dans un article souvent cité [ 13 ] qui dégage la structure suivante : après trois appels incompris (1 S 3, 4-5.6.8-9), vient un appel décisif (vv. 10-14) qui comprend quatre temps :

1. l’apparition de Dieu et son appel : v. 10a
2. l’accueil de cette parole : v. 10b
3. l’ordre de mission : vv. 11-14
4. l’exécution de cet ordre : vv. 15-18.

Deux exégètes français qui ont écrit sur ce texte, Ph. de Robert [ 14 ] et J. Briend [ 15 ] , sont d’accord pour dire que l’appel du jeune Samuel au sanctuaire de Silo n’est pas d’abord un récit de vocation prophétique. P. de Robert voit dans ce récit un rêve théophanique avec message et J.Briend considère 1 S 3 comme un récit qui, à travers un songe théophanique, décrit la première expérience de Dieu et de sa Parole que fait Samuel.

3. Points communs
Néanmoins, on peut dégager quelques éléments communs à tous (ou à la plupart) des récits de vocation prophétique.

  • Ils ont une structure dialogique : les récits sont pour une large part un dialogue entre Yhwh et celui qu’il envoie. Le couple "appel-envoi ", les verbes aller (jld) et envoyer (gly), le dialogue sont caractéristiques des récits de vocation.
  • Dans ce dialogue, Dieu a l’initiative de l’appel. La structure des récits est dissymétrique. Les deux interlocuteurs ne sont pas sur un pied d’égalité.
  • L’appel est fort mais l’appelé garde sa liberté
  • L’appelé reçoit une mission de parole, il est envoyé dire à d’autres. Le prophète est celui qui reçoit une mission de parole, celui qui parle vrai. En ce sens, la distinction parfois faite entre vocation personnelle (les prophètes) et vocation collective (Abraham, Israël) ne m’apparaît guère pertinente. Il vaut mieux articuler les deux et souligner que quelques-uns sont appelés pour que tous entendent la parole : "Si un seul est appelé, un peuple entier est visé 17 ", selon l’expression de P.Ricœur.

4 - Fonction de ces récits
Lorsque nous lisons des récits, notre attitude spontanée est souvent celle du lecteur d’un journal quotidien qui, dans un reportage, attend de savoir ce qui s’est passé. Lire la Bible ainsi, c’est se fourvoyer !

Pour le dire brièvement, les récits de vocation prophétique ont une triple fonction.

  • Placés le plus souvent en ouverture du recueil prophétique, ils définissent la mission prophétique : "Parler au nom de Yhwh, être son porte-parole ", et de nombreuses formules littéraires "Ainsi parle le Seigneur ", "Oracle du Seigneur " le soulignent.
  • Ils légitiment le prophète. Jérémie est le prophète authentique qui parle au nom de Yhwh. Lui-même le proclame face au prophète Hananya [ 18 ]qui prétend aussi dire la parole, et surtout les disciples-rédacteurs l’affirment aux communautés croyantes pour lesquelles ils éditent le livre en plaçant le récit de la vocation du prophète au chapitre 1.
  • Ils inscrivent le sujet appelé dans la tradition prophétique. Si l’écueil de la structure est de privilégier l’unité de la forme au détriment de la diversité de l’expérience, la forme littéraire assume la fonction importante d’inscrire la vocation dans une tradition.

III - La mise en récit de la vocation prophétique

Les travaux sur les récits de vocation semblent avoir diminué, à en juger par le fichier matières de la BOSEB ! Assez peu de choses ont été publiées ces toutes dernières années, hormis quelques articles de critique rhétorique [ 19 ] , une étude de P. Bovati[ 20 ] et surtout une conférence de P. Ricœur[ 21 ] éditée dans la revue de la Catho : Le sujet convoqué. A l’école des récits de vocation prophétique. Je relèverai aussi l’article un peu plus ancien mais fort intéressant de H. Mottu [ 22 ] dont le titre, Aux sources de notre vocation, Jr 1, 4-19 dit bien la perspective.

Je vous propose donc de quitter quelques instants les récits de vocation pour faire quelques considérations herméneutiques. Les travaux de Paul Ricœur[ 23 ], Northrop Frye [ 24 ] , et aussi un article plus court mais suggestif de Christophe Boureux [ 25 ] nous conduiront à voir que l’Ecriture, et particulièrement ici le récit de vocation "nous interprète dans la mesure où nous l’interprétons [ 26 ]" .

Je me situe d’abord du point de vue du lecteur. Poser que le récit nous interprète dans la mesure où nous l’interprétons, c’est dire qu’il y a un mouvement d’aller-retour entre le texte et le lecteur, entre l’objectivité et la subjectivité, ou plutôt un mouvement de spirale qui permet d’accéder à une connaissance interactive et jamais achevée du texte et du sujet qui le lit. Comprendre, c’est se comprendre devant le texte.

Ricœur récuse la dissociation entre expérience subjective et analyse objective, il renvoie dos à dos l’analyse structurale et la tradition romantique [ 27 ] , les analystes partisans d’une explication sans compréhension, pour qui il ne faut poser au texte "aucune question - réputée psychologisante - ni en amont du côté de l’intention de l’auteur, ni en aval du côté de la réception par un auditoire, ni même dans l’épaisseur du texte du côté d’un sens ou d’un message distinct de la forme même (...) et ceux qu’il appelle les "herméneutes romantiques" qui rêvent d’établir une communion entre l’âme du lecteur et celle de l’auteur, une communion semblable à celle qui s’établit dans un dialogue face à face, c’est-à-dire une communion immédiate entre la conscience du croyant d’aujourd’hui et l’expérience des prophètes du Premier Testament.

L’explication, dit Ricœur, est nécessaire à la compréhension. Comprendre et expliquer vont de pair. L’analyse objective, loin de détruire la compréhension intersubjective, est en fait une médiation exigée par le discours lui-même. Mais inversement, l’explication véritable s’achève dans la compréhension. C’est la condition pour que le récit soit placé dans le mouvement d’une transmission, d’une tradition vivante, pour que la narration soit "donation du récit de quelqu’un à quelqu’un [ 28 ] ".

Les catégories de médiation et de donation ici énoncées nous renvoient aux récits de vocation prophétique, et par-delà, de toute vocation. Et je me situe maintenant au niveau de l’écriture d’un récit. La mise en récit, qui ne l’a expérimenté, est médiation de la compréhension de soi, de sa propre histoire, que le prophète, le sujet, chacun, peut recevoir comme donnée alors même qu’il en est véritablement l’acteur. Mettre en récit c’est introduire une temporalité, une cohérence. Le récit est le fruit de la relecture de son expérience par le sujet.

Si le livre de Jérémie s’ouvre sur le récit de la vocation du prophète tel qu’il est écrit, avec cet accent sur la parole et l’écoute, c’est que les disciples du prophète d’Anatot, qui ont édité le livre, ont vu dans la vie mouvementée de Jérémie un modèle de toute vie croyante "sous la parole", qu’ils ont vu dans la passion du prophète, la figure de la vie du fidèle qui chemine dans la foi avec une détermination que rien n’arrête. Mais c’est au terme, a posteriori, après coup, que le récit de vocation peut être écrit ; il est un résumé concentré de la vie du prophète, appel offert, donné, aux auditeurs-lecteurs à travers les siècles. Ces récits ouvrent un monde, "le monde du texte" pour reprendre encore une expression de Ricœur, qui convoque le sujet à s’approprier moins le texte que le monde du texte, c’est-à-dire ce que le récit déploie, découvre, révèle, qui convoque à entrer dans une alliance nouvelle, une nouvelle naissance, une nouvelle histoire, dans la réponse que donne un sujet à l’appel qu’il entend.

Analogiquement, j’imagine que beaucoup d’entre nous, dans cette salle, ont déjà fait un récit, ou même plusieurs récits, de leur vocation, que ce soit à un ami ou à un supérieur, en privé ou en public pour un témoignage dans une aumônerie, une communauté... Et nous savons bien que nos récits sont différents au fil du temps. Un récit de vocation fait au moment de se marier, d’entrer au séminaire ou au noviciat, et un récit fait dix, vingt, trente ou cinquante ans plus tard, auront bien des différences. Mais la pluralité des récits révèle l’élément fondateur qui se retrouve au fil des étapes, et laisse de côté ce qui est plus anecdotique. Raconter sa vocation, c’est dire la cohérence de sa vie à travers les années et les expériences, par-delà même des fractures ; c’est la dire, non dans une pure subjectivité, mais dans une forme, celle d’un récit, qui aura intégré les modèles ambiants, les figures de l’Ecriture que nous aurons méditées et faites nôtres.

L’Ecriture nous conduit à constater qu’on ne peut enfermer la vocation prophétique dans un récit unique. C’est vrai des prophètes dans leur ensemble comme de chacun. Le récit de vocation de Jérémie est comme repris plusieurs fois dans le livre dans ce qu’il est convenu d’appeler les "Confessions". Selon la logique du récit, il semble y avoir un commencement à l’histoire d’une vocation. Mais en fait, la vocation de quelqu’un est comme la création originelle [ 29 ]  : c’est l’événement inatteignable qui demeure quand on a épuisé toutes les tentatives pour l’expliquer. Les récits de vocation sont en un sens des tentatives pour ordonner en un récit signifiant ce qui demeure inatteignable. Pour reprendre une image de C. Boureux[ 30 ] , on pourrait dire que la vocation est "l’interpellation première au-delà de laquelle on ne peut remonter, mais de laquelle on ne peut seulement que descendre, comme le bateau qui ne trouve sa vérité qu’en navigant sur le fleuve."

Conclusion

J’ai brièvement évoqué trois temps de la recherche exégétique des récits de vocation. Il ne faudrait pas en conclure que seule la troisième perspective est à retenir. En effet, si nous observons honnêtement nos propres lectures, nous constatons que nous pratiquons les trois !

1. Atteindre la personnalité du prophète, nous rendre contemporain de son expérience, nous fondre dans ce qu’il a éprouvé, qui d’entre nous ne le fait ou ne l’a entendu faire, que ce soit dans un livre de commentaire exégétique, une homélie, un catéchisme, un film... ou sa prière personnelle ? N’est-ce pas aussi ce qui contribue à rendre vivante et savoureuse la Parole de l’Ecriture ?

2. Approcher un texte dans son objectivité et sa forme, c’est ce que je ne cesse de dire aux étudiants ici même ! La forme littéraire est garante de l’objectivité du texte qui résiste au lecteur, elle tient le rôle de garde-fou devant l’émotivité déferlante que nous constatons parfois, autour de nous et en nous...

3. Entrer dans une lecture herméneutique, dire que ces récits de vocation "nous interprètent dans la mesure où nous les interprétons", c’est relire notre propre histoire à travers celles des grandes figures prophétiques, c’est recevoir cette parole qui nous précède comme une parole créatrice.

Les récits de vocation, des prophètes ou d’autres croyants, tentent de dire le point initial d’une trajectoire dont le déploiement indique qu’elle a eu un commencement. La marque des prophètes, hommes de la parole, est d’avoir vécu et dit leur vie comme réponse à un appel qui les a précédés sans cesse. Leurs disciples, en éditant leurs écrits et en mettant en ouverture ces récits de vocation, transforment l’exception de leur expérience croyante de prophète en "paradigme original du sujet convoqué". Tous les croyants sont appelés à répondre de manière unique à un appel universel à la sainteté, à vivre leur existence singulière comme réponse à la parole du Dieu créateur. C’est ce que nous disent les récits de vocation de l’Ecriture.

Notes

1 - Jr 36, 6 LXX (= 31, 6 TM) ; Jud12, 10 ; 2 M 5, 14. [ Retour au Texte ]

2 - J. Lindblom, Prophecy in Ancient Israel, Oxford, Blackwell, 1962, p.46. [ Retour au Texte ]

3 - H. Cazelles (dir.), Introduction critique à l’Ancien Testament, Paris, Desclée, 1973.[ Retour au Texte ]

4 - Id., p. 331-362. [ Retour au Texte ]

5 - Id., p. 348. [ Retour au Texte ]

6 - P. Beguerie, "La vocation d’Isaïe", Etudes sur les prophètes d’Israël, Paris, Cerf, 1954, p. 25. [ Retour au Texte ]

7 - Je vais citer plusieurs fois dans cet exposé le cas de Jérémie. En effet, ce prophète est cité très souvent dans la littérature sur la vocation, que ce soit dans les études universitaires ou de vulgarisation, les catéchismes divers ou les revues des services des vocations. Ses écrits semblent particulièrement révélateurs de la vocation prophétique, et de la vocation tout court ! [ Retour au Texte ]

8 - N. Habel, "The Form and significance of the call narratives", ZAW, 1965, p. 297-323. [ Retour au Texte ]

9 - Une reprise de l’article de Habel se trouve dans L. Ramlot, article "Prophétisme", DBS 45, Paris, 1970, col. 974-980. D’autres auteurs réduisent la forme littéraire à quatre temps en regroupant 1 et 2 (manifestation de Dieu : rencontre et appel) et 4 et 5 (la contestation humaine et la réassurance divine). [ Retour au Texte ]

10 - Habel : "The subsequent word of reassurance implies that Ezekiel reflected both fear and personal rebelliousness (2, 6.8)", op. cit., p. 313. [ Retour au Texte ]

11 - Ramlot, op. cit., col. 979.[ Retour au Texte ]

12 - Sur ce texte, on peut lire l’article récent de T. Legrand, "Esaïe 40, 11, un récit de vocation ?", Cahier biblique 33, 1994, p. 23-34. [ Retour au Texte ]

13 - W. Vogels, "Les récits de vocation des prophètes", NRT 95, 1973, p. 3-24. [ Retour au Texte ]

14 - P. de Robert, "1 Samuel 3 : une vocation prophétique ?", Cahier biblique 23, 1984, p.4-10. [ Retour au Texte ]

15 - J. Briend, "Samuel et l’expérience de Dieu", Dieu dans l’Ecriture, Paris, Cerf 1992, p.51-68. [ Retour au Texte ]

16 - Sur le parler vrai et le prophère comme "être de parole", je renvoie à l’article suggestif de P. Bovati : "’Je ne sais pas parler’, Jr 1, 6. Réflexions sur la vocation prophétique", Ouvrir les Ecritures, Mélanges Beauchamp, Paris, Cerf, 1995, p. 31-52. [ Retour au Texte ]

17 - P. Ricœur, "Le sujet convoqué. A l’école des récits de vocation prophétique", RICP 28, 1988, p. 88. [ Retour au Texte ]

18 - cf. Jr 28.[ Retour au Texte ]

19 - A titre d’exemple, on peut lire J. Lindblom, "Rhetorical Structures in Jeremiah 1", ZAW 103, 1991, p. 193-210.[ Retour au Texte ]

20 - P. Bovati, op. cit.[ Retour au Texte ]

21 - P. Ricœur, op. cit. [ Retour au Texte ]

22 - H. Mottu, "Aux sources de ntore vocation, Jr 1,4-19", RTP 114, 1982, p. 105-120.[ Retour au Texte ]

23 - P. Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Seuil, Paris, 1986.[ Retour au Texte ]

24 - N. Frye, Le Grand code. La Bible et la littérature, Paris, Seuil, 1984. [ Retour au Texte ]

25 - C. Boureux, "La notion de vocation : appel universel de Dieu, récit de l’homme", La vie spirituelle 729, 1998, p.641-661. [ Retour au Texte ]

26 - L’expression est de P. Ricœur, "Le sujet convoqué...", p. 96.P. Ricœur, "Expliquer et comprendre", Du texte à l’action, p. 165. [ Retour au Texte ]

28 - P. Ricœur, Du texte à l’action, p. 167.[ Retour au Texte ]

29 - Cf. Le chapitre sur les récits de vocations dans le livre de P. Gibert : Bible, mythes et récits de commencement, Paris, Seuil, 1986, p. 213-224. [ Retour au Texte ]

30 - C. Boureux, op.cit. [ Retour au Texte ]

Eléments bibiographiques

o Béguerie P., "La vocation d’Isaïe", Etudes sur les prophètes d’Israël, Paris, Cerf, 1954, p. 11-51.

o Boureux C., "La notion de vocation : appel universel de Dieu, récit de l’homme", La Vie Spirituelle 729, 1998, p. 641-661.

o Bovati P., "’Je ne sais pas parler’ Jr 1,6. Réflexions sur la vocation prophétique", Ouvrir les Ecritures, Mélanges Beauchamp, Paris, Cerf, 1995, p. 31-52.

o Frye N., Le Grand Code. La Bible et la littérature, Paris, Seuil, 1984.

o Gibert P., Bible, mythes et récits de commencement, Paris, Seuil, 1986, p. 213-224.

o Guillet J., article "Vocation", VTB, Cerf, 1962.

o Habel N., "The Form and Significance of Call Narratives", ZAW 77, 1965, p. 297-323.

o Légasse S., article "Vocation", Dictionnaire de Spiritualité, t. 16, Paris, 1994, col. 1082-1092.

o Linblom J., Prophecy in Ancient Israel, Oxford, Blackwell, 1962.

o Monloubou L., "Les prophètes" in H. Cazelles (éd.), Introduction critique à l’Ancien Testament, Paris, Desclée, 1973, p. 329-362.

o Mottu H., "Aux sources de notre vocation, Jr 1,4-19", RTP 114, Lausanne, 1982, p.105-120.

o Neher A., L’essence du prophétisme, Paris, PUF, 1955. Jérémie, Paris, Plon, 1960.

o Ramlot L., article "Prophétisme", DBS 45, Paris, 1970, stt col. 973-987.

o Renaud B., "Jérémie 1 : Structure et théologie de la rédaction", Le livre de Jérémie, BETL 54, Leuven, 1981, pp. 177-196.

o von Rad G., Théologie de l’AT, Tome II, Labor et Fides, Genève, 1967, p. 45-71.

o Ricœur P., Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, Paris, 1986. "Le sujet convoqué. A l’école des récits de vocation prophétique", RICP 28, 1988, p. 83-99.

o Vogels W., "Récits de vocation des prophètes", NRT 95, 1973, p. 3-24. Les Prophètes, Novalis, Ottawa, 1990.