La vocation de Paul selon Paul


Père Claude Tassin
spiritain, professeur à l’Institut Catholique de Paris

Comme pour les prophètes, la vocation de Paul s’est prêtée à diverses lectures. L’approche psychologique a toujours ses défenseurs. Certains voient en lui un être tourmenté et même, dans un ouvrage récent, un homme dont la destinée s’explique par les déficiences de sa mère [ 1 ] . La critique des formes a raison de mettre en valeur la fonction de légitimation des textes dans lesquels l’apôtre évoque son appel. Mais l’exégèse contemporaine souligne le phénomène du "deutéropaulinisme [ 2 ] ". Certains écrits où Paul s’exprime à la première personne viennent en réalité de disciples ultérieurs. Ainsi la lettre aux Ephésiens (3, 1-13) présente Paul comme le maître initiateur du Mystère de Dieu. L’auteur de la première lettre à Timothée (1,12-16) voit en lui le modèle du pécheur pardonné. A l’évidence, ces relectures veulent redonner sens et cohérence à la figure du maître disparu.

Cette complexité invite à la précaution, si nous voulons tirer profit des textes de Paul dans notre questionnement sur la vocation. Mais l’apôtre n’a pas élaboré une théologie de la vocation. Pour procéder avec prudence, j’avancerai trois questions : Vocation ou conversion ? Vocation chrétienne ou vocation apostolique ? Vocation personnelle ou appel ecclésial ?

I - Vocation ou conversion ?

Paul, juif enflammé par son zèle de la Loi, passa à la foi en un Christ maudit par la Loi juive (cf.Ga3, 13). Ce schéma a inspiré Luc dans sa mise en scène du chemin de Damas (Ac 9). Quasi contemporain de la rédaction des Actes des Apôtres, l’auteur de la première lettre à Timothée voit en Paul le type de la conversion du blasphémateur et persécuteur, excusable par son ignorance (1Tm 1, 12-16). Ce motif a pris naissance du vivant de l’apôtre qui s’en fait l’écho : les Eglises de Judée "entendaient dire que le persécuteur de naguère annonçait maintenant la foi qu’alors il détruisait ; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet [ 3 ]"(Ga 1, 23 s.).

Mais la conversion de Saul de Tarse et sa vocation sont-elles une seule et même chose ? La vocation de l’apôtre ne tient pas en un seul événement que l’on pourrait dater. Elle englobe à la fois un appel de Dieu situé dès le sein maternel, une mise à part initiale, et une révélation qui envoie le converti vers les nations païennes : "Il s’est complu - celui qui m’a mis à part dès le ventre de ma mère et m’a appelé par sa grâce - à révéler son Fils en moi pour que j’en porte la bonne nouvelle en les païens" (Ga 1, 15-16).

Cette seconde phase est plus ponctuelle, puisqu’elle débouche sur un séjour en Arabie, puis un retour à Damas. C’est dans cette ville que Paul aura rencontré pour la première fois les synagogues chrétiennes et cette confrontation houleuse aura eu vraisemblablement une influence décisive pour lui. L’hypothèse d’une première campagne de propagande chrétienne en Arabie expliquerait l’hostilité d’Arétas IV poursuivant de ses foudres le prédicateur jusqu’à Damas, par l’intermédiaire de l’ethnarque arabe de cette ville [ 4 ].

Cependant, le mot " révélation " (apokalupsis, Ga 1, 12) et le verbe correspondant (apokaluptein, v. 16) brouillent les pistes. Nous comprenons qu’à Paul, Dieu a révélé Jésus comme le Christ ("une révélation de Jésus Christ", v. 12) et comme son Fils et que cette révélation a tourné immédiatement le nouvel apôtre vers les païens. Ainsi Dieu a rendu évident à Paul la totalité de l’horizon chrétien, l’attente du Fils de Dieu " qui viendra des cieux, qu’il a ressuscité des morts, Jésus qui nous délivre de la colère qui vient " (1 Th 1, 10). Comme d’autres Juifs de son temps, Paul prétend bénéficier d’une apocalypse et ses expériences visionnaires sont indéniables [ 5 ] (cf. 2 Co 12, 1-7). Mais nous ignorons après quelle maturation théologique et spirituelle il en est arrivé à traduire en termes apocalyptiques son passage à l’évangélisation des Gentils. Peut-être le choix de ce langage veut-il contrer des missionnaires rivaux se réclamant d’expériences similaires (cf. 2 Co 3, 12-14 ; 12, 1-5).

Une rivalité se dessine aussi lorsque l’apôtre se réclame d’une vision du Ressuscité. Christ " s’est fait voir à Képhas ", écrit-il ; et d’ajouter : " En tout dernier lieu, comme à l’avorton [ 6 ],il s’est fait voir à moi aussi " (1 Co 15, 5.8). Le verbe ôpthè, " il s’est fait voir ", a été maintes fois étudié [ 7 ].Relevons simplement que l’emploi de l’aoriste indique un événement qui a marqué un tournant par rapport à un passé de persécuteur (1 Co 15, 9). Mais si Christ s’est fait voir aussi " à plus de cinq cents frères à la fois " (v. 6), ce n’est pas une apparition au sens étroit du mot qui importe ici. Comme l’Ange du Seigneur se fit voir de Moïse à l’Horeb pour lui confier une mission (Ex 3, 2), de même l’initiative du Ressuscité se manifestant à Paul vise un envoi. C’est dire que l’authenticité de l’appel de Paul se vérifie dans l’exercice actuel de sa mission. Voilà pourquoi il doit faire constater par ses lecteurs que la grâce a travaillé en lui plus qu’en d’autres apôtres (1 Co 15, 10). Les mêmes motifs apparaissent dans le passage suivant : "Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? Si pour d’autres, je ne suis pas apôtre, pour vous du moins je le suis car le sceau de mon apostolat, c’est vous qui l’êtes dans le Seigneur" (1 Co 9, 1b-2).

N’ai-je pas vu Jésus, et ne l’ai-je pas reconnu comme notre Seigneur, le vôtre et le mien ? Si j’ai fait erreur, je vous ai trompés en vous proposant Jésus comme le Seigneur de vos vies. Cette fois, Paul emploie le parfait : " j’ai vu " (héôraka). Paul a vu son Seigneur et il reste marqué au présent par cette vision. Au reste, qu’il s’agisse de l’aoriste ou du parfait, l’expérience sensible de Paul nous échappe, puisqu’il cherche avant tout à légitimer son appel en l’alignant sur le kérygme. Même l’expression " J’ai vu Jésus notre Seigneur " renvoie à une formule kérygmatique : " Nous avons vu le Seigneur " (Jn 20, 25 ; cf. v. 18).

Lors de la crise judaïsante qui frappe l’Eglise de Philippes, Paul s’exprime sur un ton plus personnel (Ph 3). Certes, il évoque une rupture par rapport au passé, mais non point la conversion d’un pécheur. Il proclame sans fausse pudeur qu’il était alors, " quant à la justice que peut donner la Loi, irréprochable " (v. 6) ; même son zèle de persécuteur de l’Eglise entrait dans cette perfection. Mais il a perdu ses sécurités " afin de gagner Christ " (v. 9). Il ne l’a pas encore gagné, et son exposé souligne justement la tension du présent.

Il ne recourt plus au langage apocalyptique ou au kérygme pascal, mais au registre de la connaissance (v. 8-11) et à l’image de la course (v. 12-14). Paul a été saisi par le Christ, mais Paul n’a pas saisi le Christ. Il court vers l’avant pour gagner le prix, à savoir l’appel (klèsis) que Dieu lui adresse d’en haut dans la personne du Christ Jésus. Il a abandonné ses anciens repères à cause, selon ses propres termes, de " la supériorité de la connaissance de Jésus mon Seigneur " (v. 8). Ce processus en cours, l’apôtre l’explicite ainsi : " Le connaître, lui, c’est-à-dire [ 8 ] la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances par une conformation permanente à sa mort, pour que je parvienne si possible au surgissement d’entre les morts " (v.10-11). D’autres confidences de l’apôtre ne laissent aucun doute quant au lieu qui opère cette connaissance et cette conformation. Il s’agit de son travail missionnaire, jalonné d’épreuves, comme il le rappelle aux Corinthiens : " Quoique vivants, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi donc, la mort fait son œuvre en nous, et la vie en vous " (2 Co 4, 11-12).

Peut-on mettre en équivalence la conversion et la vocation de Saul ? Son entrée en scène n’est pas la conversion d’un pécheur, mais un renversement de valeurs provoqué par la découverte de Jésus comme Christ et Fils destiné aux nations. Il y a donc, de fait, une rupture entre un avant et un après. Mais la vocation de Paul ne s’identifie pas à une rupture événementielle. C’est à la fois un appel de Dieu dès le sein maternel, une apocalypse, révélation en raccourci du mystère de Dieu en Christ, comme l’a compris l’auteur de la lettre aux Ephésiens (Ep 3, 1-12), et une appropriation existentielle du kérygme. Enfin, ce n’est pas un appel au passé, mais une tension du présent vers l’avant selon une trajectoire que vérifie la tâche missionnaire ; ce qui implique un style apostolique conformant réellement l’appelé à la croix du Christ [ 9 ].

II - Vocation chrétienne ou vocation apostolique ?

Dans le chapitre où Paul se dit saisi par le Christ (Ph 3), les commentaires voient surtout un discours paradigmatique. Le verset 17 ne leur donne pas tort : " Soyez mes "co-imitateurs" et fixez vos regards sur ceux qui se conduisent comme vous en avez en nous un exemple. " La pointe de l’exposé semble celle-ci : si la vie chrétienne appelle à trouver la justice non dans la Loi, mais dans la foi au Christ (v. 9), que les Philippiens ne se laissent pas séduire par les judaïsants car ils feraient le chemin inverse de celui de Paul. Dira-t-on alors que sa vocation n’est qu’un cas éminent et exemplaire de la vocation chrétienne en général ?

Paul s’intéresse à la vocation chrétienne, puisque déjà le mot "Eglise" (ekklèsia) renvoie au verbe "appeler". Selon Paul, les chrétiens sont appelés [ 10 ] au Royaume et à la gloire de Dieu (1 Th 2, 12), à la sanctification (1 Th 4, 7), à la communion avec le Christ (1 Co 1, 9), à vivre en paix (Ga 5, 13). Le moment de l’entrée dans la communauté chrétienne se nomme " l’appel de Dieu " (1 Co 7, 20), et Dieu lui-même peut être désigné comme "celui qui vous appelle" (1 Th 5, 24). Paul ne peut que se reconnaître dans ces motifs, et "l’appel d’en haut" (Ph3, 14) concerne l’apôtre comme tout chrétien. Il faut compter aussi le vocabulaire de l’élection. Ce mot (eklogè) s’applique une fois à l’Eglise (1Th1,4). Par la suite, Paul en limitera l’emploi à l’élection d’Israël (Rm 9, 11 ; 11, 5.7.28). Le verbe correspondant, élire, continue de désigner la vocation chrétienne (1 Co 1, 27), mais l’apôtre ne se réfère pas à ce langage pour évoquer son propre appel. En revanche, il se réserve par deux fois le verbe aphorizô, mettre à part : il a été mis à part dès le sein maternel (Ga 1, 15), mis à part pour l’Evangile de Dieu (Rm 1, 1). Dans le Pentateuque, le mot désigne celui ou ce qui est consacré à Dieu par séparation du profane [ 11 ].

L’exemplarité joue dans le problème des idolothytes (1 Co 8-10), quand Paul s’implique en ces termes : " Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre ?" (9,1). Rappelons le contexte : les Corinthiens sont libres de manger les viandes sacrifiées aux idoles, mais leur liberté affichée peut devenir pour les faibles une occasion de chute. De même, Paul est libre et il a des droits en tant qu’apôtre. Mais il a renoncé au droit de se faire entretenir par la communauté pour ne pas être un poids et pour manifester la gratuité du don de Dieu dans sa vocation.

Dès la première lettre aux Thessaloniciens, il avait établi un lien étroit entre la vocation apostolique et la vocation des croyants. Il leur écrivait : " Vous êtes devenus nos imitateurs ainsi que du Seigneur " (1, 6). Ce qui peut se retraduire ainsi : "Vous avez fait la même expérience que nous et le Seigneur." Les Apôtres ont annoncé la Parole au milieu des outrages ; les Thessaloniciens l’ont accueillie parmi les tribulations. Mais, des deux côtés, on a éprouvé la puissance de l’Evangile, comme l’atteste le rayonnement de l’Eglise de Thessalonique. Des deux côtés, on s’est reconnu une identité de destin avec le Seigneur Jésus, les prophètes et les autres Eglises (2, 13-15).

Enfin, l’adresse de l’épître aux Romains joue subtilement sur le vocabulaire de l’appel : Paul est serviteur du Christ Jésus (Rm 1, 1), les Romains sont appelés de Jésus Christ (v. 7). Paul est appelé pour être apôtre (v. 1), eux sont appelés pour être saints (v. 7). Paul est mis à part pour l’Evangile de Dieu (v. 1) et cette consécration se voit authentifiée par l’obéissance qu’est la foi des nations païennes, dont les Romains font partie [ 12 ] (v. 5-6).

Il y a donc une interaction étroite entre la vocation apostolique et la vocation des baptisés. Paul ne craint pas de citer son exemple pour changer le comportement de ses lecteurs. Plus encore, il les invite à discerner, chez eux et chez lui, une même expérience de faiblesse et de force dans l’accueil de l’Evangile. Mais, en dernier ressort, ce face à face signifie ceci : il revient aux communautés d’authentifier la vocation de Paul, de reconnaître que c’est par lui qu’est advenue leur vie nouvelle en Christ et que Dieu a donné à son apôtre une place unique dans leur accès à la foi. Les expressions de Paul sont fortes : " Si pour d’autres je ne suis pas apôtre, pour vous du moins, je le suis " (1 Co 9, 2). Et encore : " Mes petits enfants, vous que je suis en train d’enfanter de nouveau dans la douleur jusqu’à ce que Christ soit formé en vous " (Ga 4, 19).

Plus qu’une reconnaissance des autorités de Jérusalem, Paul cherche la légitimation de sa vocation dans l’effet de sa parole et de ses actes au sein des Eglises. Mais, dans une telle perspective, la personne de Paul et sa vocation seraient-elles si exceptionnelles qu’elles n’éclaireraient que peu notre actualité ?

III - Vocation personnelle ou appel ecclésial ?

Il ne s’agit pas ici de glisser vers la problématique des ministères. Mais quelques rappels s’imposent. Pour l’époque de Paul, Ch. Perrot compte quatre catégories d’apôtres [ 13 ] . Retenons que le groupe des apôtres se distingue de celui des Douze et le déborde. Paul appelle " apôtres des Eglises " les délégués qui escortent Tite à Corinthe (2Co8,23). Mais il recommande aussi à ses lecteurs ses parents Andronicus et Junias qui, dit-il, "sont des apôtres marquants, eux qui furent au Christ avant moi " (Rm 16, 7). Il reste difficile de préciser les fonctions des apôtres sinon qu’ils ont sans doute une activité itinérante et qu’ils se réclament d’une accréditation personnelle du Christ.

Ainsi Paul peut-il se dire " ambassadeur " du Christ (2 Co 5, 17), même s’il n’a pas connu le Christ " selon la chair ", à la différence de certains apôtres qui se prévalent vraisemblablement d’avoir fréquenté le Jésus historique. Paul, lui, revendique son envoi du seul Ressuscité. Il est "apôtre, non de la part des hommes, ni par un homme, mais par Jésus Christ et le Père qui l’a ressuscité d’entre les morts " (Ga 1, 1). Cette conviction va si loin qu’il ne se laisse pas juger par les Corinthiens. Mais d’ajouter : " Je n’en suis pas justifié pour autant : mon juge, c’est le Seigneur " (1 Co 4, 4).

Lorsqu’il s’en prend aux concurrents qu’il appelle super-apôtres et pseudo-apôtres (2Co11,5.13), Paul leur reproche de se recommander eux-mêmes (10, 12-18), de se faire briller par leur éloquence et leur autoritarisme (11, 5-6.20). Face à eux, il avance son dévouement désintéressé (11, 7-11 ;
12, 13-18) et ses épreuves, toutes dues à sa tâche apostolique, ses faiblesses qui le conforment à la personne du Christ (11, 23 - 12, 10).

Paul n’entend donc pas imposer sans critères objectifs l’authenticité de sa vocation. Il revient aux Eglises de vérifier les repères que l’apôtre se donne. Mais Saul de Tarse ne fait point acte d’obédience lorsqu’il se rend à Jérusalem. Simplement, il estimait sa tâche vouée à l’échec si les autorités de la Ville sainte le désavouaient (Ga 2, 1-6). A l’évidence, la vocation de Paul fut admise comme exceptionnelle. Et, par la suite, les Eglises s’interrogeront sur la vocation de ceux qui continuent de porter le titre d’apôtre ou de prophète. Déjà Luc considère comme apôtres ceux qui ont suivi Jésus depuis son baptême (Ac 1, 21-22). Selon ce critère, il n’appelle Paul apôtre qu’incidemment (Ac 14, 4.14) [ 14 ] , tandis qu’il lui fait l’honneur d’un triple récit de son appel par le Ressuscité (Ac 9 ; 22 ; 26).

Quelques années plus tard, le manuel de la Didachè montre bien le souci de l’Eglise : elle cherche à réguler l’apostolat et le prophétisme, à enrayer les abus, tout en reconnaissant l’initiative de l’appel de Dieu qu’elle entend respecter. Quelques citations [ 15 ] explicitent ce balancement :

"Que tout apôtre qui vient chez vous soit reçu comme le Seigneur. Mais il ne restera qu’un seul jour et, si besoin est, le jour suivant ; s’il reste trois jours, c’est un faux prophète. A son départ, que l’apôtre ne reçoive rien en dehors du pain pour l’étape ; s’il demande de l’argent, c’est un faux prophète. (...) Tout homme qui parle sous l’inspiration de l’Esprit n’est prophète que s’il a les manières du Seigneur. On reconnaîtra donc à leurs façons de vivre le faux prophète et le prophète. (...) Tout prophète (...) qui agit en vue du mystère de l’Eglise dans le monde, mais qui n’enseigne pas de faire tout ce qu’il fait lui-même, ne sera pas jugé par vous ; car c’est avec Dieu qu’il a son jugement. (...) Celui qui vous dit sous l’inspiration de l’Esprit : donne-moi de l’argent ou quelque autre chose, vous ne l’écouterez pas ; en revanche s’il vous sollicite pour d’autres qui sont dans le besoin, que personne ne le juge."

Si Paul - pour revenir à lui - revendique une fonction apostolique, il ne se satisfait pas de cette seule titulature ministérielle. A lire Ga 1, 15-16, on voit d’emblée que Paul n’est pas n’importe quel apôtre, mais l’envoyé aux nations, "l’apôtre des nations " (Rm 11, 13) ; l’apostolat des incirconcis est confié à Paul, et celui des circoncis à Pierre (Ga 2, 7-8).

Pour fonder sa conviction, Paul se réfère à la vocation de Jérémie, consacré dès le ventre maternel comme prophète des nations (Jr 1, 5). Il évoque aussi le Serviteur du Seigneur, selon les poèmes du livre d’Isaïe, le Serviteur prophète en qui Dieu " se complaît " (Is 42, 1), appelé dès le sein (Is 49, 1) pour être lumière des nations (Is49,6). D’autres passages des épîtres confirmeraient le rapport singulier que l’apôtre établit avec ces deux figures prophétiques.

Ces rapprochements bibliques entraînent un triple constat. D’abord, si Paul est un apôtre, il est de manière unique l’apôtre des nations. En deuxième lieu, sa vocation ne s’explique pas entièrement par l’autorité apostolique. Il se réclame d’un appel prophétique non pas tant parce qu’il partage le ministère prophétique chrétien qu’il cherche à promouvoir dans les Eglises (cf. 1 Co 14, 1-5), mais parce que l’originalité de sa vocation, lui semble-t-il, ne peut avoir pour antécédents que les figures singulières de Jérémie et du prophète Serviteur. Enfin, en troisième lieu, ces références offrent aux interlocuteurs de Paul une "base biblique " qui leur permet de ranger dans des schémas acceptables l’inédit de son identité.

Chez celui qui a rendu célèbre la ville de Tarse, s’agit-il d’une vocation personnelle ou d’un appel ecclésial, et est-ce bien une alternative ? L’ex-pharisien revendique un appel direct du Seigneur Jésus qui l’insère dans la catégorie fondamentale des apôtres comme dans le seul cadre ecclésial plausible pour réaliser ce à quoi il est appelé. En retour, il y a, à travers ses lettres, un débat constant sur les critères de l’apostolat authentique, eu égard à la singularité de son appel et de sa conversion. Il a cherché l’authentification ecclésiale de sa vocation chez les destinataires mêmes de son envoi. Mais, répétons-le, une inadéquation subsiste entre les structures ecclésiales, dans lesquelles Paul revendique pleinement sa place, et la singularité de son appel.

Vocation et ministère

L’exégète n’aborde que réticent la figure de Paul sous l’angle de la vocation. Il préfère traiter de la vocation apostolique de Saul de Tarse. Par là, il se concentre sur un donné objectif, celui des ministères. Par là, il s’exonère du reproche de subjectivisme et d’une approche psychologique douteuse, puisque nul ne peut rejoindre aujourd’hui les pensées intimes de l’apôtre des nations. Pourtant, en nous limitant à une lecture strictement théologique, nous découvrons chez Paul une réelle tension entre un appel personnel et singulier, et les solutions ministérielles qui s’offraient à lui.

Dans cette tension se révèle ce qu’est proprement une vocation. Pour se comprendre lui-même et pour se faire comprendre, Paul s’est exprimé dans les codes religieux de son temps, telle l’apocalyptique. Il a souligné son rapport personnel avec le kérygme chrétien et il a recouru à des figures bibliques qui l’enracinaient dans une tradition. Il ne considérait pas sa vocation comme un événement passé, mais comme une sollicitation constante qu’il soumettait au discernement des communautés chrétiennes. A celles-ci, il ne demandait pas de confirmer ses qualités de ministre, mais sa conformation au Christ et même son engagement affectif à leur égard. Les épîtres manifestent une symbiose entre vocation et ministère. Dans l’expérience courante, une telle symbiose ne se produit peut-être pas toujours.

Notes

1 - E. Gillabert, Saint Paul ou le colosse aux pieds d’argile, Montélimar, 1974. [ Retour au Texte ]

2 - Voir par exemple, D. Marguerat (éd.), Introduction au Nouveau Testament, Genève, 2000, p.265-303. [ Retour au Texte ]

3 - Sur conversion et vocation, voir J.Becker, Paul l’apôtre des nations, Paris, 1995, p. 73-101 ; J.-C. Becker, Paul the apostle. The triumph of God in life and though,. Edimbourg, 19892, p.3-10. [ Retour au Texte ]

4 - C’est l’hypothèse de S. Légasse, Paul apôtre, Paris, 1991, p. 71-76. Cf. Ga 1, 17 ; 2 Co 11, 32-33 ; Ac 9, 2. [ Retour au Texte ]

5 - Sur Paul et l’apocalyptique, cf. C. Tassin, "Paul dans le monde juif du 1er siècle", in J.Schlosser (éd.), Paul de Tarse, Paris, 1996, coll. Lectio divina 165, p.181-192. [ Retour au Texte ]

6 - M. Carrez (Nouveau Testament interlinéaire grec-français) comprend le mot "avorton" (ektrôma) comme "enfant posthume". [ Retour au Texte ]

7 - Voir, par exemple, X. Léon-Dufour, Résurrection de Jésus et message pascal, Paris, 1971, p. 71-78 ; 92-97. [ Retour au Texte ]

8 - J’interpète ce kai comme épexégétique. [ Retour au Texte ]

9 - Ajoutons la remarque, à nuancer, de J.-C. Becker, op. cit., p. 10 : "L’expérience de la conversion de Paul n’est pas la porte d’entrée dans sa pensée. Paul est préoccupé par son appel à l’apostolat et à l’Evangile comme un service pour le monde, non par son expérience de conversion." [ Retour au Texte ]

10 - Voir K.L. Schmidt, art. "kaléô", TDNT III, p. 487-536. [ Retour au Texte ]

11 - Cf. K.L. Schmidt, art. "horizô", TDNT V, p. 454 s. [ Retour au Texte ]

12 - Comparer Rm 15, 14-21 ; cf. J. Ponthot, "L’expression cultuelle du ministère paulinien selon Rm15, 16", in A. Vanhoye (éd.), "L’apôtre Paul", BETL 63, Leuven, 1986, p.254-262. [ Retour au Texte ]

13 - C. Perrot, Après Jésus. Le ministère chez les premiers chrétiens, Paris, 2000, p. 59-67. [ Retour au Texte ]

14 - Cf. C. Perrot, op. cit., p. 151-153. [ Retour au Texte ]

15 - Didachè 11 ; traduction d’après A. Tuilier, Sources chrétiennes n° 248. [ Retour au Texte ]

16 - Voir, sur Paul et Jérémie, M.Carrez, "Usage et images de l’Ancien Testament utilisées en 2 Corinthiens pour la défense et l’affirmation de l’apostolicité paulinienne", La vie de la Parole, Mélanges P. Grelot, Paris, 1987, p. 397-404 ; voir aussi C.Tassin, "Saint Paul et la figure du Serviteur", Spiritus 101, 1985, p. 388-399. [ Retour au Texte ]