De l’usage du terme "vocation"


Maurice Vidal
prêtre de Saint-Sulpice, professeur au Séminaire Saint-Sulpice

Introduction

Il y a du grammairien chez le théologien, disait, entre autres, Y. Congar, à cause de l’importance que le christianisme reconnaît au logos exprimant la foi chrétienne : "Je vous rappelle, frères, l’Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu et dans lequel vous tenez bon, par lequel aussi vous êtes sauvés, si vous retenez en quels termes (logos) je vous l’ai annoncé" (1 Co 15, 1-2). Voilà en germe "l’ortho-logie", l’orthodoxie, la régulation de l’usage des termes, avec le risque de la précision tellement poussée et définitoire, aussi bien doctrinalement que socialement, qu’elle peut faire illusion sur les possibilités et les limites de la formule dogmatique dans le mouvement de la foi et favoriser artificiellement l’accusation réciproque d’hérésie et de schisme.

Or la vocation est un de ces termes dont l’usage chrétien a fait le prestige, qui se retrouve dans ses emplois sécularisés. Son enjeu n’est pas du même ordre que celui de termes comme "personne" ou "nature", mais il est assez important pour que le terme fasse l’objet de débats théologiques et d’interprétations authentiques du magistère. Par exemple, celle du Catéchisme romain de 1566 précisant que "sont dits appelés par Dieu (au ministère sacerdotal) ceux qui sont appelés par les ministres légitimes de l’Eglise" (2e partie, chap. 7, question 3) ou plus récemment, en 1912, celle de la commission cardinalice, approuvée par saint PieX, au sujet du livre de J. Lahitton, La vocation sacerdotale. L’enjeu est précisément le rapport entre la vocation d’un sujet par Dieu et l’appel de l’Eglise dans le cas des ministères de l’Eglise. Le débat théologique et pastoral porte surtout sur l’appel au ministère presbytéral, particulièrement là où l’on estime que le nombre de prêtres devient gravement insuffisant pour les besoins de la vie et de la mission de l’Eglise. Qu’on mette l’accent sur la vocation se traduisant en candidature à éprouver ou sur l’appel de l’Eglise fait à bon escient, le souci est le même. Il s’est élargi dans le souci des vocations religieuses et, par là, dans celui des vocations chrétiennes. Puisqu’il est ici question de termes, il est intéressant d’observer les changements du titre de la revue Jeunes et Vocations  : elle s’appela d’abord, en 1901, Le Recrutement sacerdotal, puis en 1954, Vocations sacerdotales et religieuses, enfin en 1964, Vocation.

Une inspiration biblique prestigieuse

Le prestige de la vocation dans la culture chrétienne vient de l’usage biblique du verbe "appeler", quand il a Dieu pour sujet et l’homme libre, individu ou communauté, comme destinataire, responsable de sa réponse, de son obéissance, de sa promesse, de son engagement. Les récits de vocation mettent pour ainsi dire en scène le caractère décisif de la vocation dans un événement qui survient à un moment donné mais ils laissent bien entendre que Dieu qui appelle ne se laisse pas ainsi circonscrire. On le lit chez saint Paul comme chez saint Augustin.

Aussitôt apparaît donc un sens à ne jamais perdre de vue si l’on veut penser théologiquement et qui est bien résumé par K. L. Schmidt dans l’article "Kalein " du TWNT : "Dieu appelle par sa grâce et à sa grâce. "

La vocation au ministère prophétique ou apostolique s’inscrit dans ce mouvement par lequel Dieu "ne cesse de rassembler son peuple ". C’est dans cette perspective de foi et d’espérance théologales que saint Paul se risque à parler de notre prédestination par Dieu à l’origine de notre vocation : " Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés " (Rm 8, 30). De saint Augustin à Luther, Calvin et aux jansénistes, on a usé et abusé de ce verset, même pour la vocation à un ministère ecclésial ou à un état de vie, voire pour Luther, à une profession (un Beruf).

La vocation, appel au royaume

La vocation divine qui convoque et rassemble l’Eglise est un appel de Dieu qui invite à rien de moins que son Royaume.

Les réformateurs du XVIe siècle avaient rappelé, en particulier contre l’élitisme de la vocation monastique, la priorité de la vocation générale au Royaume de Dieu par rapport à toute vocation particulière et, du même mouvement, étendu le concept de vocation à toutes les professions et conditions humaines, que Luther appelle du même mot "Beruf", qu’il a forgé pour traduire la " klêsis ".

Le concile Vatican II a mis en valeur la vocation de tout le peuple de Dieu au Royaume de Dieu et la " vocation universelle à la sainteté", qui suscite concrètement une réponse multiforme, dans la "diversité des genres de vie et des charges" (LG41). Pour saint Paul, l’appelé par excellence, dont la propre vocation incorpore, représente en quelque sorte celle de tous les appelés, juifs et grecs, donc la convocation de l’Eglise en chaque lieu où il annonce l’Evangile de Jésus-Christ, ne fait cependant pas de l’Eglise le terme de l’appel. Il est plutôt la " communion de Jésus-Christ " (1Co1,9), le Royaume de Dieu, sa gloire, sa sainteté (1 Th 2, 12 et 4, 7), la liberté (Ga 5, 13). Lui-même, totalement apôtre et portant le " souci de toutes les Eglises " (2 Co 11, 28) est prêt à laisser d’autres annoncer le Christ, plus ou moins bien, et à " partir pour être avec le Christ ", car c’est pour lui " de beaucoup le meilleur " (Ph 1, 23).

Pour rappeler la légitimité traditionnelle d’une pastorale de l’appel, de l’interpellation par l’Eglise d’un de ses membres, on cite la pratique, à l’époque des Pères de l’Eglise, d’ordinations forcées à l’épiscopat. Mais il faut aussi se souvenir que dans la plupart des cas on faisait violence à des hommes qui avaient déjà répondu à un appel à une vie chrétienne plus radicalement évangélique. Saint Paulin de Nole, ce riche aristocrate bordelais, s’est déjà converti à une telle suite du Christ quand il est contraint d’être ordonné prêtre. Il ne l’accepte d’ailleurs qu’à la condition de l’être " seulement pour le service du Seigneur ", sans être lié à une Eglise, même s’il finit par devenir évêque de Nole. Le cas de saint Augustin est typique. Il a dit de lui-même qu’il redoutait d’être fait évêque à cause de la réputation dont il jouissait comme un brillant rhéteur et un vrai converti : pas seulement " chrétien catholique " mais encore " serviteur de Dieu ", ayant renoncé au " siècle " pour mener, certes à sa façon, une forme de vie cénobitique. S’il accepte d’être " fait prêtre " puis évêque, de renoncer ainsi au saint loisir de "l’amour de la vérité " (" caritas veritatis ") pour partager avec le Christ la " nécessité de la charité" en portant la charge pastorale d’une Eglise, il n’abandonne pas tout à fait la "douceur de la contemplation " et surtout ne perd pas de vue "qu’être évêque est le nom d’une charge, alors qu’être chrétien est le nom d’une grâce " (sermon 340). Dans son article célèbre de 1959 sur les "Vocations ", H.-M. Féret distingue les trois types de vocation : à la perfection de la charité, à la pratique des conseils évangéliques et aux divers ministères de l’Eglise. Mais il souligne que, si un plus grand nombre de chrétiens poussait la pratique des conseils évangéliques " jusqu’en ses extrêmes possibilités, en demeurant dans le monde ou entrant dans un ordre religieux ", il y aurait du même coup " un nombre bien plus considérable de chrétiens et de chrétiennes disponibles... pour la désignation aux ministères [ 1 ]. "

Là nous apparaît la première et durable spécialisation chrétienne du terme " vocation " dans la vocation monastique et religieuse, comparable à celle du terme " frères ", " fraternité " dès le IIIe siècle, pour les moines et pour les évêques.

On dit de la vocation religieuse que l’Eglise n’y appelle pas quelqu’un mais la " reçoit " et en protège le charisme. En effet, ce n’est pas l’Eglise qui a appelé saint Antoine, le père des moines, mais Celui qui, alors qu’il entendait lire dans une église Mt19,21 lui parla, " comme si, dit saint Augustin, était dit à lui ce qui était lu ". Aussi les moines ont-ils laissé les villes et leurs églises pour le désert ou pour l’itinérance mystique, puis apostolique, donnant par là naissance à de nouvelles communautés chrétiennes. Il n’est donc pas étonnant que J.M.R. Tillard ait pu écrire : " L’insertion de la vie religieuse dans l’Eglise a souvent saveur de violence [ 2 ] . "Mais la vocation religieuse n’est qu’une actualisation intense de la vocation baptismale qui est, par et dans l’Eglise, un appel de Dieu. La foi qui répond à cet appel " ne s’appuie pas déjà, remarque Karl Rahner, sur l’autorité de l’Eglise, mais est une décision que chacun prend dans la solitude de sa propre conscience [ 3 ]. " Le chrétien peut vivre cela à d’autres moments cruciaux de sa vie. Tel ce paysan autrichien, Franz Jägerstätter, à qui sa conscience chrétienne interdisait de participer à la guerre hitlérienne contre la Russie, même sous le prétexte de combattre le bolchevisme. Dans cette décision, ce chrétien catholique se trouve seul devant Dieu et l’Evangile. Son curé et son évêque ne peuvent que le remettre en face de ses responsabilités familiales et le laisser finalement à la solitude de sa décision, " seulement s’il s’y sentait appelé " par Dieu, non poussé par son orgueil. De fait, jamais il ne réprouva tous ceux qui agissaient autrement que lui [ 4 ].

Pourvoir aux besoins de l’église

Il incombe à l’Eglise de se pourvoir des ministres dont elle a besoin et qu’elle reçoit de Dieu.

Quand saint Paul écrit aux Galates qu’il est Apôtre " non de par les hommes ni par un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu qui l’a relevé d’entre les morts " (Ga 1, 1), il est dans la position d’un fondateur d’Eglise. Il n’est pas seulement un "pédagogue " mais d’abord un " père " qui a "engendré en Christ Jésus " des nouveaux chrétiens (1 Co 4, 15). Il ne saurait être question pour lui, pas plus que pour les prophètes dont il compare la vocation à la sienne, d’un appel de l’Eglise mais seulement d’une vocation par Dieu en Jésus-Christ, pour le service de l’Evangile et de l’Eglise. Néanmoins le sens même de cette vocation apostolique permet et requiert une sorte de vérification par les Eglises (cf. Ga 1, 8 et 1 Co 9, 1-2).

Mais, à partir du moment où les Eglises sont là, elles deviennent responsables de leur propre existence et de leur authenticité chrétienne qui suppose leur fidélité aux Apôtres qui " les ont laissées derrière eux ", comme dit R. Brown. C’est dans ces Eglises, après la disparition des Apôtres, que se sont développées la conscience et l’organisation de l’apostolicité et des moyens de l’assurer. Saint Irénée en fit la synthèse : les Ecritures, dans le canon officiel des Eglises, les symboles de la foi, la prédication vivante des évêques qui se succèdent dans les Eglises depuis les Apôtres. C’est aussi dans ces Eglises que se développa, à partir des ministères itinérants et locaux, l’organisation des ministères qui aboutit au cours du IIe siècle dans chacune des Eglises aux trois ministères de l’évêque, des prêtres et des diacres qui, selon la Tradition Apostolique, sont conférés par l’imposition des mains de l’évêque et l’invocation de l’Esprit Saint. Les Eglises sont responsables de pourvoir à ces ministères tout en recevant leurs ministères de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. Que ce soit précisément dans les dirigeants des Eglises plutôt que dans les ministres itinérants qu’aient été reconnus les successeurs des Apôtres est un signe de l’importance qu’avaient prise les Eglises elles-mêmes pour le service de l’Evangile et la fidélité aux Apôtres, avec le risque de perdre de vue justement l’itinérance de la Parole (cf. 2 Th 3, 1).

La Didachè est un bon exemple du passage. On y lit au chapitre XV : " Désignez-vous des épiscopes et des diacres dignes du Seigneur : des hommes doux, désintéressés, sincères et éprouvés. Ils remplissent eux aussi pour vous l’office des prophètes et des docteurs. Ne les méprisez donc pas, car ils sont parmi vous ceux qui sont honorés au même titre que les prophètes et les docteurs. "

Par là est posé le principe, qui fut longtemps la règle, de l’élection de l’évêque par l’Eglise locale. "Celui qui doit être à la tête de tous doit être élu par tous " écrit le pape saint Léon (Lettre 10). Cela ne doit pas s’entendre d’une élection démocratique où tous les chrétiens auraient la même qualité de voix, car l’Eglise est structurée. On voit clairement chez saint Cyprien, par exemple, les rôles respectifs du peuple, du clergé local, et des évêques voisins. A partir du IVe siècle, des notables, plus tard les rois, jouèrent un rôle parfois si considérable qu’il fallut trouver les moyens de le limiter. Il arrive aussi, comme dans le cas de saint Ambroise, que l’élection soit le fait d’un consensus populaire spontané. On reconnaît alors dans cette vox populi la vox Dei. Tout récemment cependant, Jean-Paul II a éliminé ce mode traditionnellement éventuel de l’élection du pape " par acclamation ou inspiration ", pour "tenir compte des exigences ecclésiales actuelles et de la culture moderne [ 5 ]. "

Par là aussi la voie est ouverte aux candidatures : " C’est là une parole sûre : si quelqu’un aspire à l’épiscopat, c’est une belle œuvre qu’il désire " (1 Tm 3, 1). Evidemment c’est l’œuvre, la tâche qui est belle et bonne. Il n’empêche que ce verset a embarrassé même des copistes puisque certains manuscrits portent : " C’est une parole humaine, bien humaine. " Saint Thomas d’Aquin n’est pas moins embarrassé, parce qu’au bien qu’est le service utile à l’Eglise se sont adjoints une position sociale supérieure et des avantages temporels. Il explique donc le verset comme saint Grégoire, en disant qu’à l’époque où l’évêque était le premier exposé au martyre, il était louable de désirer le devenir et nécessaire d’encourager des candidatures (Somme théologique, 2a 2ae, q. 185, a. 1).

Saint Thomas voyait juste. De fait, même avant Constantin, l’épiscopat fut objet de convoitises. Origène n’est pas moins sévère à cet égard au IIIe siècle que le Catéchisme romain de 1566 (2e partie, chap. 7, question 4). Origène est si pessimiste sur la manière dont se font les évêques, par la faveur sollicitée du peuple ou par héritage, qu’il en vient à souhaiter que Dieu lui-même désigne son élu comme il désigna Josué à Moïse (Homélie XXII sur les Nombres). Comme on ne peut pas miser simplement sur une telle révélation, les conciles et les empereurs veillent à de bonnes candidatures. Une solution, souvent pratiquée dans l’Antiquité, et toujours encore dans les églises d’Orient, est de choisir les évêques parmi les moines. De cet usage vient la recommandation de Cassien : " Le moine doit absolument fuir les femmes et les évêques [ 6 ] . " D’autant plus qu’à des moines on peut, semble-t-il, forcer la main pour les besoins de l’Eglise. Cependant, à partir de la fin du Ve siècle " le consentement de l’ordinand tend à prendre une importance qui lui avait été refusée jusque-là [ 7 ]. "

Une autre solution est de préparer les futurs évêques en leur faisant exercer d’abord les fonctions inférieures de la hiérarchie, du cursus honorum. On s’inspire de la recommandation de 1 Tm 5, 22 : " N’impose hâtivement les mains à personne. " Il y a au moins trois échelons : le lectorat, le diaconat, l’épiscopat. Le lecteur, admis dans une schola lectorum, peut être encore un adolescent. On s’assure ainsi un recrutement suffisant de ministres - car, dit A. Faivre, le manque de clercs "est un thème continuellement récurrent de l’histoire du clergé chrétien [ 8 ]"- et de bons candidats. Mais par là " commence à s’exprimer le passage de l’élection à la cooptation [ 9 ] . " C’est l’idée de ce qui sera le séminaire tridentin, lequel accueille des enfants à partir de l’âge de douze ans. Le 4econcile de Tolède, en 633, avait ouvert la voie. Il est à tous égards remarquable que les protestants aient précédé le concile de Trente dans le projet de séminaires pour la formation de pasteurs [ 10 ].

En tout cela on ne parle pas de vocation sacerdotale. D’une façon ou d’une autre, il s’agit de pourvoir l’Eglise d’un nombre jugé suffisant - mais cette appréciation est complexe et variable suivant les points de vue adoptés - de ministres compétents et autant que possible exemplaires. Cette nécessité fait dire à saint Thomas d’Aquin que, si le pape ne pouvait pas imposer à quelqu’un d’accepter l’épiscopat, " l’ordre ecclésiastique périrait... car il arrive que ceux qui en sont capables le refusent, à moins d’y être contraints " (Supplément, q. 47, a. 6, ad 4). La même nécessité inspire à saint Bonaventure une réflexion réaliste, et qui se veut pourtant spirituelle, sur les clercs du Moyen-Age : si l’Eglise exigeait d’eux qu’ils suivent le Christ humble et pauvre, elle n’en trouverait pas assez ! (IV Sent ; Dist. 24, Pars 1, a.1, q.3). Mais il y a les limites à ce réalisme, comme le montrent les réformes du clergé et le recours à la théorie de la vocation sacerdotale.

La " théorie de la vocation "

C’est le titre d’un article publié dans la revue Le Recrutement sacerdotal n° 38, en juin 1910. L’auteur, le chanoine A. Degert, professeur à l’Institut Catholique de Toulouse et historien reconnu, à qui nous devons une Histoire des séminaires français jusqu’à la Révolution (1912), y montre que la théorie de la vocation, qui semble être le présupposé des séminaires, dont un des buts est de le discerner, est absente du décret tridentin Cum adolescentium aetas de 1563, et qu’elle est ignorée auparavant. On ne parle que des aptitudes requises et de la droiture d’intention.

La théorie de la " vocation à l’état ecclésiastique" apparaît dans le premier tiers du XVIIe siècle en France, ce qui n’est pas fortuit car, selon A. Degert, " elle fut d’abord une réaction contre des usages de France " (p. 171). "A l’encontre des candidatures de jeunes gens ou de jeunes adultes motivées par des ambitions personnelles ou des intérêts familiaux ou d’autres raisons mondaines, donc, comme dit Bourdaloue, par une " vocation humaine ", il fallait faire valoir la nécessité de la "vocation divine ". De là, la nécessité de systématiser, sous le titre de vocation ecclésiastique, l’ensemble des conditions diverses qu’exigeaient pour les saints ordres la nature même des fonctions ecclésiastiques ou les besoins du milieu où elles devaient s’exercer" (p. 169).

Cette vocation se reconnaît à des "marques", à des "signes ", où on retrouve la sainteté de vie, les aptitudes à remplir les fonctions du ministère, la pureté d’intention. Mais ce sont justement des "marques", des "signes" de la vocation par laquelle " les prêtres sont appelés de Dieu et choisis par son Eglise pour ce service " (J.-J. Olier). Cela dit quelque chose de plus que les aptitudes et l’intention droite, quelque chose qui est une "inclination", le fameux "attrait" qui sera plus tard au cœur de la controverse entre le sulpicien Branchereau et le chanoine Lahitton et des mises au point du Saint-Siège. Il ne s’agit pas, pour Olier, d’un mouvement sentimental, mais de " l’inclination et mouvement de Dieu vers l’état ecclésiastique. Ce mouvement est fort, efficace, insensible(!) (c’est-à-dire qui n’est point ému par aucune passion de l’âme), puissant, qui porte l’âme et l’incline par empire... par état et consistance immuable en son fond [ 11 ]. "

Dès lors s’imposent la différence et la relation entre la vocation " intérieure " (par Dieu) et la vocation "extérieure" (choix et appel de l’Eglise). Elle est très nette déjà chez Calvin qui requiert les deux pour la vocation pastorale, la seule pour laquelle il développe les critères de discernement. On la retrouve dans les écrits théologiques sur la vocation et dans les documents pontificaux du XXe siècle. Dans la Constitution apostolique Sedes Sapientiae du 31 mai 1956, PieXII, parlant conjointement de la vocation religieuse et sacerdotale, qui est un cas éminent, "sublime" de la "vocation divine pour n’importe quel état", distingue "un double élément : l’un divin, l’autre ecclésiastique" en renvoyant, comme Lahitton, à la phrase du Catéchisme romain que nous avons déjà citée. Semblablement Paul VI, dans une allocution du 5 mai 1965, que cite le décret Presbyterorum Ordinis n°11, distingue les deux manières dont s’exprime la voix de Dieu qui appelle : " L’une intérieure, qui est celle de la grâce, de l’Esprit-Saint, de l’ineffable attrait intérieur que la voix silencieuse et puissante du Seigneur exerce dans les insondables profondeurs de l’âme humaine ; l’autre extérieure, humaine, sensible, sociale, juridique, concrète, qui est celle du ministre qualifié de la Parole de Dieu, celle de la hiérarchie."

Si nous remontons au contexte historique et culturel de cette " théorie de la vocation " aux XVIe et XVIIe siècles, nous pouvons identifier plusieurs facteurs qui l’ont favorisée, outre les raisons données par Degert. En premier lieu la conscience nouvelle de l’individu, de ses projets et de ses choix, y compris par rapport à ses appartenances. Puis la relation entre cet individu, même chrétien, et l’Eglise, d’autant plus que l’Eglise n’est plus vécue simplement comme le lieu sûr du salut et que ses divisions obligent l’individu à choisir celle dont il veut être. Chez saint Ignace, le retraitant peut découvrir que l’état dans lequel il se trouve irrévocablement (sacerdoce, mariage) ne correspond pas à une " vocation divine " parce qu’il l’a choisi par une " élection désordonnée et oblique ". Il ne lui reste plus qu’à " s’en repentir et tâcher de mener une vie bonne à l’intérieur de son élection " (Exercices, n°172). Enfin, l’inquiétude de cet individu devant sa propre mort (" la mort de soi ", dit Ph. Ariès) et son propre salut, qui alimente les controverses de l’époque sur la prédestination, la grâce et la liberté. Justement, la vocation divine résulte de la prédestination. C’est vrai pour Lahitton comme pour Branchereau, avec cette différence, évidemment importante, que pour Branchereau c’est le candidat qui discerne sa vocation avec l’aide du directeur spirituel, " interprète de la volonté divine sur la direction de sa vie ", alors que pour Lahitton c’est l’appel de l’évêque qui " manifeste et intime l’appel éternel de Dieu ".

Dans une telle perspective, parler de la vocation sacerdotale n’est que " appliquer à un cas particulier un principe absolument général, celui de la nécessité de la vocation intérieure [ 12 ]. " Nous ne pouvons être sauvés que si Dieu nous prédestine au salut et il le fait en assignant à chacun sa place et son rôle dans l’histoire. A quoi peut s’ajouter, dans une vision pessimiste des conséquences du péché originel, la nécessité de la grâce actuelle de Dieu pour tout acte bon, toute décision bonne. Chez les catholiques, la vocation sacerdotale a en outre l’excellence de l’état et du ministère des prêtres, selon la haute idée qu’en avaient les Pères de l’Eglise, tant à cause de la sublimité de l’Eucharistie que de l’obligation d’être pour les autres fidèles un exemple de vie chrétienne. Il faut donc mettre un soin particulier au discernement d’une telle vocation.

Par un paradoxe qui est familier à la théologie chrétienne, " élection bonne et vocation divine ne font qu’un ", comme le remarque G. Fessard pour saint Ignace de Loyola. M. Bellet, qui le cite, commente : " Car l’élection consiste à passer d’une adhésion pure et ferme à Dieu au choix d’un état de vie quel qu’il soit [ 13 ]. " Il n’est donc pas si étonnant que le serment demandé en 1930 pour les ordinands aux ordres majeurs associe la liberté de la candidature et le discernement de la vocation divine (le canon 1036 du code de 1983 est plus sobre). Ce souci de la liberté de l’ordinand, que nous avons déjà noté à partir de la fin du Ve siècle, est devenu encore plus exigeant dans les temps modernes. Il inspire la législation canonique actuelle (canon 1026). Pour autant, elle ne perd pas complètement de vue qu’il ne s’agit pas d’une candidature comparable au désir de la vie religieuse, mais d’un appel correspondant à " l’utilité" du ministère pour l’Eglise (canon 1025, §2). Le canon 969, §1 du Code de 1917 était plus carré : " Aucun clerc séculier ne peut être ordonné si, du jugement de son évêque propre, il n’est pas nécessaire ou utile aux églises du diocèse. " Les termes sont partiellement repris du Concile de Trente qui s’appuie ici sur le célèbre canon 6 du concile de Chalcédoine [ 14 ], qui condamne les ordinations dites " absolues ", non relatives à un ministère effectif. Le texte sur les " ministères " récemment publié par l’Eglise réformée de France, elle aussi affrontée à la " pénurie de pasteurs et de proposants " déclare, selon un équilibre en partie comparable : " On le sait, nul ne peut imposer un ministre à une Eglise ni une Eglise à un ministre " (p. 82) et reconnaît que " le pourvoi des postes de ministres constitue un processus délicat " (p. 80) : " Il s’agit presque de "haute couture", tant les paramètres personnels et ecclésiaux sont nombreux et parfois contradictoires " (p. 85) !

Vocation missionnaire

L’Eglise catholique et, généralement aussi, ses théologiens reconnaissent l’originalité de la vocation missionnaire, comme une " vocation spéciale" (Ad Gentes 23). Mais, par ailleurs, tout en mettant en valeur l’Eglise locale et son presbyterium autour de l’évêque, le Concile souligne aussi que " le don spirituel que les prêtres ont reçu à l’ordination les prépare, non à une mission limitée et restreinte, mais à une mission de salut d’ampleur universelle, jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1, 8) " (Presbyterorum Ordinis 10, cf. Ad Gentes 38 et 39). Si nous ne voulons pas laisser aux membres des instituts de vie consacrée, des communautés nouvelles et des mouvements nouveaux, et à leurs ministres ordonnés, la responsabilité de la nouvelle évangélisation [ 15 ], si au contraire, nous voulons reconnaître que le ministère presbytéral le plus commun est aussi un ministère d’évangélisation toujours à renouveler, qui en fait souvent aujourd’hui une aventure passionnante mais difficile et aride, alors on hésitera à trop distinguer vocation missionnaire et vocation presbytérale.

Conclusion

Les vicissitudes de la théologie de la vocation, du recours à la vocation divine, du rapport entre la vocation personnelle et l’appel de l’Eglise sont des variations de la complexité de l’Eglise elle-même que le concile de Vatican évoque en ces termes : "L’assemblée perceptible aux yeux et la communauté spirituelle, l’Eglise de la terre et l’Eglise pourvue de biens célestes, ne doivent pas être considérées comme deux entités, mais elles forment une seule réalité complexe, constituée d’un élément humain et d’un élément divin étroitement liés " (Lumen Gentium 8).

Notes

1- H.-M. Feret, " Vocations " dans La Vie spirituelle 100, 1959, p.66. [ Retour au Texte ]

2 - J.-M. Tillard, Devant Dieu pour le monde. Le projet des religieux, Paris, 1974, p. 281. . [ Retour au Texte ]

3 - K. Rahner, Traité fondamental de la foi, trad. fr. Paris, 1983, p.386. . [ Retour au Texte ]

4 - G. Zahn, Un témoin solitaire. Vie et mort de Franz Jägerstätter, trad. fr. Paris, 1967. . [ Retour au Texte ]

5 - Constitution "Universi Domini Gregis", dans Documentation Catholique n° 2134, p. 253. . [ Retour au Texte ]

6- Cassien, Institutions, 11, 18. [ Retour au Texte ]

7 - J. Gaudemet, L’Eglise dans l’empire romain, Paris, 1958, p.152. [ Retour au Texte ]

8 - A. Faivre, Ordonner la fraternité, Paris, 1992, p. 164. [ Retour au Texte ]

9 - J. Gaudemet, ibid., p. 108. [ Retour au Texte ]

10 - Cf. A. Laurent, "L’influence du protestantisme sur l’origine des séminaires", dans Pensée catholique 14, 1950. [ Retour au Texte ]

11 - J.-J. Olier, Traité des Saints Ordres (1676) comparé aux écrits authentiques de J.-J.Olier, Paris 1984, p.106. [ Retour au Texte ]

12 - J. Orcibal, La spiritualité de Saint-Cyran, Paris, 1962, p.50. [ Retour au Texte ]

13 - M. Bellet, Vocation et liberté, Paris, 1963, p. 32. [ Retour au Texte ]

14 - Concile de Trente, Session XXIII, De reformatione, ch.16. [ Retour au Texte ]

15 - Cf. la conférence du Cardinal Ratzinger aux mouvements ecclésiaux du 27 mai 1998, dans Documentation Catholique n° 2196, p. 81-92. [ Retour au Texte ]