Des critères de discernement


Bernard Pitaud
prêtre de Saint-sulpice, directeur de l’Institut de Formation des Educateurs du Clergé

Evidemment, je comprends bien pourquoi on m’a demandé de traiter cette question. Mais dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’expérience ne donne pas toujours la sûreté que l’on croit ; elle peut au contraire accroître la perplexité ; en tout cas, elle fait mieux saisir la complexité de la réalité.

Il s’agit donc des critères d’aptitude au ministère presbytéral. Cette question devient plus cruciale dans les périodes de crise, de changement, lorsque les institutions sont plus fragiles, lorsque les trajectoires personnelles deviennent plus mouvantes, plus imprévisibles. Une des caractéristiques des années que nous vivons - en le soulignant on ne fait que redire une banalité - c’est la difficulté à la fois à s’engager et à tenir dans ce que nous appelons la fidélité. Une expérience nouvelle, un échec, un problème, peuvent remettre en question ce qui paraissait bien établi ; sans doute pour une part parce que l’émotionnel a tendance aujourd’hui à prendre une place prépondérante. Chaque génération a ainsi ses fragilités. La mienne était tellement fixée sur sa trajectoire et tellement liée aux institutions dans lesquelles elle s’inscrivait qu’elle ne percevait pas à temps les changements et qu’elle risquait les cassures brutales. Les générations actuelles sont beaucoup plus sensibles à ce qui change et beaucoup plus adaptables ; mais quand la sensibilité est trop vive, elle peut entraîner aussi des ruptures.

Bien sûr, ce que je dis là est caricatural. Si je voulais affiner ce qui n’est même pas le début d’une analyse, je dirais plutôt que ma génération ne savait pas bien qu’elle était fragile, et pourtant elle l’était, alors que les générations actuelles peuvent savoir qu’elles sont fragiles, et c’est une chance ; elles peuvent savoir qu’elles sont fragiles sans en être disqualifiées, car la conscience de la fragilité, de la vulnérabilité, est devenue une valeur, dans la mesure où elle ne paralyse pas, mais où elle fonde un réalisme qui permet d’agir en acceptant ses limites, qui donne aussi un sens plus grand de la négociation et qui permet également une authentique vie fraternelle où les masques deviennent moins opaques.

Reconnaissance des fragilités et confiance

Je dis bien : les générations actuelles peuvent savoir qu’elles sont fragiles. Car chacun est évidemment renvoyé à la manière dont il pratique ce travail sur soi qui consiste à repérer et à accepter ses propres fragilités. Cette distance vis-à-vis de soi-même est essentielle. C’est dans l’espace créé par cette distance que peuvent se prendre les décisions vraies, vraies parce que modestes, ce qui ne les empêche pas d’être profondes ; c’est même leur modestie qui leur permet d’être profondes ; car celui ou celle qui a pris conscience de sa fragilité et qui l’a acceptée sait qu’il doit et qu’il peut s’appuyer sur un autre. Il est comme Jacob devenu boiteux qui a demandé la bénédiction de Dieu et qui maintenant peut marcher en s’appuyant sur lui. La fidélité ne sera plus le fruit de la force qu’on ne trouve qu’en soi-même à partir de ses aptitudes humaines, mais elle sera l’écho d’un dialogue avec celui à qui on a donné sa vie et qui déclare : tu peux avancer, car je suis avec toi.

Evidemment, on comprend tout de suite qu’une autre attitude est liée à celle que je viens de décrire : la confiance. Impossible d’avancer, impossible de risquer sa vie si on ne se fie pas à un autre. Quel que soit l’engagement, on n’est jamais seul, il y a toujours une réciprocité. La fidélité de Dieu qui ne nous manque pas est fondatrice de notre propre fidélité, elle la sous-tend ; nous pouvons croire à notre capacité de nous renouveler dans l’amour parce que, sans cesse, l’amour de Dieu nous renouvelle. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une espèce de confiance naïve : si je manque, Dieu y palliera, ce qui pourrait justifier toutes les imprudences ou les risques déraisonnables ; la confiance ne dispense pas de l’exploration raisonnable de ce qui est possible ; mais elle sait que ce possible même est toujours traversé par la fragilité et qu’il ne peut se réaliser que dans l’accueil d’une présence, d’une altérité, qui le fonde comme possible. En ce sens, Dieu ne vient pas pallier nos manques humains, et il ne faudra pas nous retourner contre lui dans la déception de nos échecs ; il vient nous dire : choisis ce qui est possible, c’est-à-dire ce qui correspond à tes aptitudes, à ce pour quoi tu as été créé ; et sache que dans ce possible je ne te manquerai pas, même s’il t’arrive de ne pas réussir comme tu le voudrais.

La confiance envers Dieu est toujours médiatisée par des confiances envers des personnes humaines. Les choix pour lesquels nous nous déterminons, les décisions que nous prenons, sont le fruit de dialogues avec des personnes avec lesquelles nous évaluons ce qui va être bon et vrai pour nous. Dans le cas du ministère presbytéral, dans le cas de la vie religieuse, il y a des personnes qui ont reçu mission pour cela et avec lesquelles le dialogue sera plus déterminant. Ici, la confiance est essentielle, car elle signifie que le projet que nous voulons mettre en œuvre ne nous appartient pas ; il est bien le nôtre, et pourtant nous n’en sommes pas propriétaires, il s’inscrit dans le dessein de Dieu ; vouloir le réaliser sans tenir compte de ce qui nous est dit serait contradictoire avec la nature du projet lui-même, qui est le service du Royaume de Dieu.

A la limite, ce que je viens de dire pourrait suffire. Nous pourrions nous en tenir à ces deux critères : celui de la reconnaissance et de l’acceptation des fragilités avec son corollaire, la mise en évidence du possible qui n’est rien d’autre, au fond, que la position des aptitudes ; et celui de la confiance qui nous renvoie au fait que les aptitudes ne deviennent aptitudes pour le service du Royaume que si on accepte de s’en déposséder. Ces deux points ne sont-ils pas l’expression d’une véritable liberté spirituelle qui est peut-être le critère essentiel d’une vocation, à condition de le conjuguer sous divers modes.

Les points d’attention pour aujourd’hui

Mais il ne serait pas très honnête, malgré tout, d’en rester là, car la question à laquelle je dois répondre est celle des aptitudes au ministère presbytéral ; il s’agit donc d’une question objective : "Quelles aptitudes ?", alors que jusqu’ici j’ai plutôt abordé la question d’une manière subjective, en situant d’abord les aptitudes par rapport aux fragilités, et ensuite en suggérant leur incapacité d’être fécondes dans le cadre du service du Royaume de Dieu si elles ne sont pas sans cesse abandonnées pour être mieux reçues.

Qu’est-ce qu’on entend par "critères d’aptitudes" ? Il me semble que cette expression désigne l’adaptation du sujet à la mission et aux tâches qui lui sont liées. Un critère, ou une série de critères, exprime un rapport d’adéquation à une mission donnée et reçue. Quand les critères bougent, se déplacent, cela signifie que la mission évolue, que les tâches n’ont plus tout à fait les mêmes objectifs, en raison bien sûr de la situation de l’Eglise elle-même dans la société.

La définition est sans doute un peu sommaire ; elle suffit, me semble-t-il pour poursuivre la réflexion, et je poursuivrai en disant que je n’ai pas du tout envie de faire défiler devant vous une multitude de critères. Le recours à une multiplicité de critères n’est guère efficace pour le discernement. Elle sert éventuellement à se rassurer. Mais elle gêne souvent plus qu’elle n’aide. Quand, dans un conseil de séminaire, on procède à un discernement, on essaie de comprendre de l’intérieur une personnalité. On en perçoit les points forts et les limites, on essaie de les pondérer, de mesurer si certaines limites sont vraiment invalidantes ou si elles sont compensées par des qualités ; on essaie d’apprécier la capacité d’évolution de quelqu’un ; car des aptitudes ne peuvent pas être jugées dans l’instant, même s’il y a toujours un moment où il faut bien se prononcer ; mais quand on se prononce, les aptitudes sont toujours resituées dans une histoire qui est en progrès, en stagnation ou en régression. On ne procède donc pas à un discernement en cochant des cases et en comptant à la fin le total du positif et du négatif. D’ailleurs le discernement se réalise toujours dans le déroulement d’une formation où l’on est en dialogue, où le candidat réagit à ce qui lui est dit par les formateurs, modifie ou non son comportement, accueille volontiers ou modérément les suggestions qui lui sont proposées. Tout cela, bien sûr, dans une perspective de foi, en se laissant animer par l’Esprit pour mieux repérer les signes de l’Esprit.

Donc, la question est plutôt : comment nous rendre attentifs à un certain nombre de points essentiels, graves, qu’il serait coupable de passer sous silence ?

Je vais essayer de les chercher tout simplement dans les documents majeurs de l’Eglise qui nous les propose, en sachant que ces documents n’exposent pas des a priori abstraits, mais reflètent une expérience ; en sachant aussi que les critères qu’ils présentent sont cohérents avec une certaine figure du ministère presbytéral et une certaine théologie de ce ministère.

Je vais m’arrêter sur quatre documents : Optatam Totius et Presbyterorum Ordinis, d’une part, Pastores dabo vobis, et la Ratio des séminaires français, d’autre part. Il y en a d’autres, naturellement. Mais ce sont les quatre documents normatifs majeurs auxquels nous nous référons aujourd’hui. Comme méthode, je vous propose de regarder si certains déplacements se sont opérés depuis les textes conciliaires. Car les déplacements d’accent, même légers, permettent de se rendre attentifs à des évolutions dont nous ne percevrions peut-être pas l’intérêt sans cela.

Je procéderai à ce travail, et encore de manière très incomplète, pour la formation humaine et la formation spirituelle. Faute de temps, pour la formation intellectuelle, je ne chercherai pas à mesurer les déplacements, et je soulignerai simplement deux points. Je laisserai carrément de côté la formation pastorale, mais la formation humaine aborde bien des aspects qui la concernent directement.

La Formation humaine

Si on regarde les choses très globalement, on s’aperçoit que Pastores Dabo Vobis est le premier document à parler de la formation humaine comme d’une dimension à part entière de la formation des prêtres et surtout à la désigner comme le "fondement de toute la formation sacerdotale". L’expression est nouvelle et elle est audacieuse. Qui parle de fondement parle de la base sans laquelle il ne peut y avoir de construction solide : "Sans une formation humaine adéquate, la formation sacerdotale tout entière serait privée de son fondement nécessaire", est-il dit au début du n° 43 de PDV, qui ouvre la réflexion sur la formation humaine, en reprenant mot à mot la Propositio 21 du Synode. Donc pour former un prêtre, il faut d’abord former l’homme qui devient prêtre.

Mais il ne faut pas s’y méprendre. La formation ne prend pas pour autant l’allure d’une construction à étages successifs dont on ne pourrait édifier l’un qu’après avoir bâti l’autre. La phrase que je viens de citer comporte l’expression : "formation humaine adéquate" ; quand on dit adéquat, on dit adéquat à quelque chose, et ce quelque chose, c’est le ministère presbytéral lui-même. Le texte de PDV poursuit d’ailleurs immédiatement :"Cette affirmation des Pères synodaux n’exprime pas seulement une donnée suggérée par la raison et confirmée par l’expérience : c’est une exigence qui trouve son motif le plus profond et le plus spécifique dans la nature même du prêtre et de son ministère. Le prêtre appelé à être "image vivante" de Jésus-Christ, Tête et Pasteur de l’Eglise, doit chercher à refléter en lui-même, dans la mesure du possible, la perfection humaine, qui resplendit dans le Fils de Dieu fait homme et qui transparaît avec une singulière efficacité dans ses attitudes avec les autres, comme les évangélistes le présentent".

Les qualités humaines demandées aux prêtres, et qui entrent évidemment dans la composition des critères de vocation, sont donc des qualités qui permettent de reconnaître dans les prêtres les représentants du Christ-Pasteur ; des qualités qui donnent à la personnalité des prêtres de ne pas constituer des obstacles à la rencontre du Christ mais au contraire de faciliter cette rencontre ; avoir une humanité qui donne accès au Christ, parce qu’elle même est imprégnée du Christ, parce qu’elle est intimement unie au Christ.

D’où l’insistance sur la connaissance intérieure et par expérience de ce qui est humain (Jésus sait ce qu’il y a dans l’homme), sur les aptitudes relationnelles, sur la loyauté, la fidélité à la parole donnée, la véritable compassion, l’équilibre de la personnalité et du jugement. D’où l’importance donnée aussi à la maturité affective ; dans la mesure où l’unité intérieure de la vie des prêtres se construit autour de ce que le Concile Vatican II appelle "la charité pastorale", on comprend que dans la formation, on insiste sur l’acquisition d’un sens véritable de l’amour de chasteté, d’autant plus que les prêtres sont appelés à vivre leur ministère dans le célibat.

D’où l’insistance également sur deux autres points : la formation à la liberté perçue comme le "don sincère de soi, comme route et contenu fondamental de l’authentique réalisation de soi". Ce don sincère de soi-même exige une personnalité vraiment maîtresse d’elle-même, libérée des contraintes et apte à répondre allègrement aux appels qu’elle entend ; c’est une liberté conçue comme capacité d’aller vers les autres de manière juste. Et aussi l’éducation de la conscience morale, envisagé comme aptitude à répondre joyeusement à l’appel de ce qui est bon et vrai.

Les aptitudes humaines des prêtres dans PDV sont donc regardées en fonction de la finalité pastorale de la formation et en fonction de la charité pastorale qui est au cœur de la vie des prêtres. En ce sens, PDV ne s’engage pas dans une perspective vraiment nouvelle par rapport aux textes du concile Vatican II. En effet, aussi bien dans PO que dans OT, on rencontre les mêmes orientations fondamentales. Parlant de la "condition des prêtres dans le monde", PO déclare : "Les prêtres ne pourraient être ministres du Christ s’ils n’étaient témoins et dispensateurs d’une vie autre que la vie terrestre, mais ils ne seraient pas non plus capables de servir les hommes s’ils restaient étrangers à leur existence et à leurs conditions de vie. Leur ministère même exige, à un titre particulier, qu’ils ne prennent pas modèle sur le monde présent et, en même temps, il réclame qu’ils vivent dans ce monde au milieu des hommes, que, tels de bons pasteurs, ils connaissent leurs brebis et cherchent à amener celles qui ne sont pas de ce bercail, pour qu’elles aussi écoutent la voix du Christ, afin qu’il y ait un seul troupeau, un seul pasteur. Pour y parvenir, certaines qualités jouent un grand rôle, celles qu’on apprécie à juste titre dans les relations humaines, comme la bonté, la sincérité, la force morale, la persévérance, la passion pour la justice, la délicatesse, et d’autres qualités encore, celles que l’apôtre Paul recommande quand il dit : "Tout ce qu’il y a de vrai, d’honorable, tout ce qui est juste, pur, digne d’être aimé, tout ce qui vertueux et digne d’éloges, faites-en l’objet de vos pensées" (Ph 4,8 ; cf. également n° 4 et n° 10 de PO).

On trouve dans OT les mêmes perspectives, en particulier au n° 11 : "Ils apprendront à estimer les vertus qui sont d’un grand prix auprès des hommes et qui font estimer le ministre du Christ, telles que la loyauté, le souci constant de la justice, la fidélité à tenir ses promesses, la politesse dans le comportement, la modestie jointe à la charité dans la conversation." On peut dire d’une manière générale que l’insistance des textes de Vatican II sur la charité pastorale, à propos des prêtres, conduit d’elle-même à définir un type de prêtres qui manifeste dans son humanité cette charité pastorale.

Il n’y a donc pas à proprement parler nouveauté quand on passe de Vatican II à PDV. On peut dire cependant que PDV fait apparaître avec beaucoup plus de clarté ce qui était contenu dans Vatican II. L’insistance que ce document fait porter sur la formation humaine oblige à prêter à celle-ci une attention toute particulière, et à faire entrer sans équivoque les critères d’aptitudes humaines parmi les critères d’aptitude au ministère presbytéral.

Six ans après et en se référant explicitement à PDV et à OT, la Ratio des séminaires français situe également la formation humaine au fondement de l’ensemble de la formation, après avoir bien marqué la finalité pastorale de celle-ci. Elle insiste particulièrement sur trois points. D’abord le rapport des candidats à leur propre histoire et à leurs racines ; dans une société marquée par l’absence de mémoire et la perte des repères, la connaissance de leurs racines par les candidats, la relecture de leur histoire personnelle leur permet "de mieux formuler leur projet de vie presbytérale et de mieux percevoir les enjeux de leur mission future". La capacité de situer les uns par rapport aux autres, dans une histoire, les différents éléments qui ont contribué à éveiller puis à affermir le désir du ministère, permet en effet d’exprimer ce désir d’une manière plus lucide, plus ancrée dans un terreau familial, social, ecclésial, et donc finalement d’une manière plus humaine. Elle devient par le fait même un critère parmi d’autres de la vocation au ministère presbytéral.

Le deuxième point sur lequel insiste la Ratio est la relation des candidats à leur affectivité et à leur sexualité : je n’y insiste pas, car sur ce point, la Ratio des séminaires français n’apporte rien de particulièrement nouveau par rapport à PDV, sinon qu’elle s’exprime sur un registre assez concret en décelant quelques signes précis, comme par exemple "la capacité à nouer des amitiés sereines et mûres", ou en s’exprimant clairement sur la question de l’homosexualité.

Le troisième point mis en valeur par la Ratio, c’est "le rapport aux autres et à la société" ; les évêques français reviennent particulièrement sur les aptitudes relationnelles, sur "l’aptitude des candidats à communier à la vie de leurs contemporains", déjà indiquée par le Concile, en précisant : "la disposition à prendre au sérieux les efforts d’aménagement de la société en son incessante évolution" ; ils soulignent aussi les dispositions à l’accueil, à l’écoute, au partage, à la discrétion, ceci en vue du dialogue pastoral, et également l’aptitude au sens de la communication, à se situer justement dans les conflits, à faire des choix éclairés, ceci en référence explicite au fait que les futurs prêtres sont "destinés tout particulièrement à devenir des hommes de communion". Tout cela est tout à fait en cohérence avec une conception de l’évangélisation comme un dialogue qui suscite et accueille ce que chacun a de meilleur en lui, et en cohérence avec une Eglise où la collaboration prêtres - diacres - religieux - religieuses - laïcs est devenue une donnée incontournable.

La Ratio française apparaît donc comme une manière d’interpréter les textes de Vatican II et de PDV dans un contexte précis, avec des points d’insistance adaptés à la situation actuelle du ministère presbytéral en France.

A partir de là, je voudrais faire deux remarques.

  • La première résume ce que j’ai déjà souligné : les qualités humaines requises pour le ministère sont des qualités qui doivent faciliter l’accès à l’humanité de Jésus. Il s’agit d’être humain comme Jésus a été humain, par une communion à sa propre humanité. Donc, lorsqu’on entend parfois : tel séminariste a tel diplôme, tel parcours professionnel, il est intelligent, brillant ; tant mieux, on ne peut que s’en réjouir ; et on peut même pressentir que si ce séminariste a renoncé à mettre toutes ces qualités au service d’une carrière professionnelle brillante et lucrative, c’est qu’il a une vraie relation au Christ. Mais il faut toujours se poser aussi la question : est-ce que son expérience, son intelligence, s’harmonisent dans une personnalité dont la qualité permet aux autres l’accès à l’humanité de Jésus ?
  • Deuxième remarque : j’ajouterais volontiers un critère qui me paraît essentiel dans le contexte d’aujourd’hui : celui du sens des responsabilités. Non pas comme on l’entend souvent, la capacité de prendre des responsabilités (qualité qu’il est par ailleurs indispensable de posséder) ; mais l’aptitude à comprendre que nous n’engageons pas que nous-mêmes dans les choix que nous posons. Nous ne nous engageons pas seulement devant nous-mêmes, mais aussi devant et envers d’autres, auxquels, par le fait même, nous avons des comptes à rendre. Je dis cela parce que les générations actuelles ont beaucoup besoin d’apprentissages. Mais tant qu’on est apprenti, on n’est pas responsable. Si l’apprenti commet des erreurs, c’est le patron qui assume. Mais quand on s’engage personnellement dans le ministère, on devient responsable. Il faut donc veiller à ce que l’engagement définitif ne soit pas vécu comme un apprentissage de l’engagement, mais comme un engagement réel envers l’Eglise, envers un peuple de Dieu bien concret dont on devient responsable et auquel on a des comptes à rendre.

La Formation spirituelle

Pour ce qui est de la formation spirituelle, je crois qu’on peut remarquer le point suivant : PO avait été surtout préoccupé de définir la spécificité de la vie spirituelle des prêtres (cf. n° 12), ce qui était normal dans la ligne de la définition de la spécificité du ministère lui-même et de sa mission. Il l’avait fait, bien sûr, sur le fond de l’appel commun à la sainteté (il ne faut pas séparer PO de Lumen gentium).

Les perspectives d’OT ne sont pas différentes ; mais les n°8 à 12 qui sont consacrées à la formation spirituelle insistent déjà beaucoup sur les aspects qui sont propres à tous les chrétiens, tout en précisant leur adaptation à la vie presbytérale. PDV, de son côté, déploie avec netteté cette insistance sur la vocation commune : "Il s’agit d’une formation spirituelle qui est commune à tous les fidèles, mais qui demande à être structurée selon le sens et les connotations qui dérivent de l’identité du prêtre et de son ministère" (n° 45). PDV s’attache donc à montrer comment les prêtres vivent la même vie spirituelle que tous les chrétiens, avec les orientations particulières qu’implique leur situation spécifique dans l’Eglise ; ainsi, ce n’est qu’après un long développement sur "l’exigence d’une vie intimement unie à Jésus-Christ", développement qui s’applique à la vie spirituelle de tous, que PDV parle de la nuance d’amitié que comporte la relation des prêtres et futurs prêtres au Christ, en raison de la parole du Christ à ses apôtres : "Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis."

Je ne veux pas dire ici, comme pour la formation humaine, que PDV introduirait une véritable nouveauté par rapport à PO. L’orientation est la même sur le fond, mais j’y vois un léger déplacement d’accent. Au moins, PDV a-t-il pris le temps de souligner et de développer largement ce qui est commun à tous les chrétiens dans la formation spirituelle des futurs prêtres. Par exemple, là où PO déclare d’une manière très concise : "Ministres de la Parole de Dieu, ils la lisent et l’écoutent tous les jours pour l’enseigner aux autres ; s’ils ont en même temps le souci de l’accueillir en eux-mêmes, ils deviendront des disciples du Seigneur de plus en plus parfaits(n°13) ", PDV commence par faire tout un développement sur l’importance de la lecture méditée et priante de la Parole de Dieu. Ce n’est qu’après ce développement que le texte déclare : "La connaissance intime et pleine d’amour de la Parole de Dieu acquise dans la prière revêt une importance toute spéciale pour le ministère prophétique du prêtre..." (n° 47).

La Ratio française se situe, me semble-t-il, plutôt dans la perspective globale de PDV, tout en développant longuement ce qui est spécifique à la vie presbytérale.

Y a-t-il une signification à cette différence d’accent qu’il ne faut surtout pas majorer, mais qu’il faut tout de même reconnaître ? La manière dont a été rédigé le passage de PDV sur la vie spirituelle ne laisserait-elle pas entrevoir ce qui constitue, me semble-t-il, une des données essentielles de la vie spirituelle des prêtres aujourd’hui : le fait que leur engagement même est un témoignage de foi et que le ministère presbytéral est une aventure dans la foi. Si tel est le cas, cette remarque aurait une répercussion immédiate et importante sur la question des critères de discernement d’une vocation presbytérale ; car sans éliminer évidemment les autres critères que révèle l’analyse des textes, il ressort que l’un des critères fondamentaux serait l’aptitude vérifiée à vivre dans la foi et de la foi. Cela renforce ce que j’ai dit tout à l’heure à propos des qualités humaines : il convient d’apprécier comment celles-ci sont intégrées dans la foi, comment quelqu’un réagit dans la foi à un échec, comment quelqu’un vit dans la foi une réussite, quel regard de foi il porte ou non sur les personnes et les événements. Envisage-t-il l’Eglise comme mystère de foi, envisage-t-il ses rapports avec les laïcs, avec les autres prêtres, avec l’évêque dans cette perspective de l’Eglise comme mystère de foi ?

La foi n’est-elle pas d’ailleurs la seule médiation possible entre les qualités humaines et le fait que celles-ci reflètent l’humanité du Christ-Pasteur ?

La Formation intellectuelle

Ici, j’insiste seulement sur deux points, sans avoir le temps d’analyser les éventuels déplacements d’accent depuis Vatican II.

C’est bien dans cette perspective de foi, sous le mode de l’intelligence de la foi, que PDV envisage la question de la formation intellectuelle des candidats au ministère. "Le théologien est donc avant tout un croyant, un homme de foi. Mais c’est un croyant qui s’interroge sur sa propre foi, qui s’interroge afin d’arriver à une compréhension plus profonde de sa foi." Pouvons-nous transmettre quelque chose qui ne nous passionne pas nous-mêmes ? Et n’y-t-il pas là un critère qu’on pourrait avoir tendance à oublier ? Il ne suffit pas de vouloir transmettre. Encore faut-il savoir qu’on ne transmet bien que ce qu’on cherche soi-même avec passion et sans être enfermé dans la certitude préalable de le posséder déjà ou même de le posséder un jour. Sur ce point d’ailleurs, il me semble important de prendre en compte ce que PDV dit de la recherche de la vérité, à propos de l’étude de la philosophie.

Un autre point qui demanderait réflexion serait celui de l’aptitude au discernement critique des multiples formes de pensée véhiculées dans les cultures modernes. C’est d’ailleurs un point qui est repris parmi d’autres dans PDV à propos de la formation pastorale. Cette orientation demanderait à être élargie à tout ce qui concerne l’aptitude au discernement spirituel et pastoral, si largement développée dans les textes de Vatican II.

Le temps me manque pour développer la dimension pastorale de la formation. Je n’ouvrirai donc pas le sujet. Mais c’est là qu’il faudrait parler, entre autres, de la qualité du sens apostolique, du désir de faire connaître le Christ dans le respect profond de l’autre qui ne croit pas ou qui croit autrement, dans l’aptitude au dialogue qui n’impose pas son point de vue mais qui propose la foi comme un chemin de liberté.

Conclusion

Je n’ai pas établi une liste de critères. J’espère que ce n’était pas cela que vous attendiez. J’ai simplement indiqué, très sommairement d’ailleurs, une manière de travailler. Il me semble que c’est à chaque équipe responsable de préciser les critères qu’elle met en œuvre. Et pour cela, je crois qu’il est bon de se réapproprier ces textes, d’en faire une étude comparée, pour les réinterpréter au plus près du contexte d’aujourd’hui et de l’évolution de l’Eglise et du ministère presbytéral. Ces textes ont beaucoup de choses à nous dire, et ils peuvent encore nous surprendre. J’ai essayé d’ébaucher ce travail, d’une manière très sommaire comme vous avez pu le constater. Ce que j’ai dit n’a rien d’exhaustif. J’ai souligné certains points, j’aurais pu en souligner d’autres. Mais encore une fois, ce que j’ai tenté n’avait pour objectif que d’indiquer un chemin possible pour poursuivre le travail.