Prêtre dans l’Eglise orthodoxe


Père Boris Bobrinskoy
professeur de théologie dogmatique, doyen de l’Institut Saint-Serge

Comment se pose la question des vocations dans l’Eglise orthodoxe ?

La situation est différente selon les pays, les lieux, les conditions à la fois de renouveau spirituel, de liberté de la vie de l’Eglise, les conditions matérielles également.

Nous avons d’une part des prêtres mariés, d’autre part des hommes qui peuvent rester célibataires. S’ils se marient, leur mariage doit avoir lieu avant leur ordination. Cela pose un problème assez important pour les hommes mariés de subvenir à l’existence de leur famille. Actuellement, la plupart de nos prêtres travaillent d’une manière ou d’une autre : ingénieurs, médecins, avocats… Les jeunes sont le plus souvent obligés d’avoir un métier, même s’ils ont le désir de devenir prêtre.

Moi-même, j’avais la "vocation". Faut-il employer ce mot ? Ce mot est bien différent selon les situations. J’avais un désir personnel, cette "certitude" que Dieu m’appelait dès l’âge de 8-9 ans. Cette certitude m’a accompagné tout au long de ma vie.

En France, entre les deux guerres, nous avions dans les paroisses des hommes mûrs qui avaient souvent connu des situations difficiles. Maintenant, la nouvelle jeunesse est habituée à des conditions d’existence plus faciles, à plus de confort.

En Russie, les choses sont différentes : il y a un grand nombre de vocations. De nombreux séminaires se sont ouverts. On refuse même des candidats. Il est vrai que s’engager dans l’Eglise, c’est en quelque sorte s’agréger à un corps dans lequel la formation, les conditions de vie - même austères pour certains - et les responsabilités sont capables d’attirer des jeunes pour être clercs, moines ou moniales. Et même en Russie, les choses ont beaucoup changé depuis la célébration du baptême de la Russie, en 1988.

En a-t-il toujours été ainsi dans l’Eglise orthodoxe ?

La tradition de l’Eglise orthodoxe ne connaît que le prêtre marié. Au XIXe siècle, dans l’Eglise russe, le célibataire qui se présentait à l’ordination devait recevoir une dispense. Aujourd’hui encore, le prêtre non marié demeure partout une exception.

Un fait historique explique ce phénomène : au XVIIe siècle, des moines de l’Athos furent contraints, à cause de la persécution ottomane, de se disperser dans les villes où ils prirent en charge des paroisses. Plus tard, on toléra des prêtres non mariés au patriarcat de Constantinople : ils formèrent l’administration patriarcale ; il en fut de même à Alexandrie et à Antioche.

Il importe de rappeler que, dans la tradition orthodoxe, le sacerdoce et le célibat ne se conditionnent ni ne s’appellent. La vocation à la continence se vit comme une dimension du Royaume en tant que charisme particulier qui a pour cadre normal la vie monastique. Dans l’ancienne tradition, monachisme et ministère étaient incompatibles. Et c’était toujours avec une certaine "réticence" que l’on ordonnait quelques moines pour les offices liturgiques du monastère.

Dans l’esprit de l’orthodoxie, la distinction n’est pas entre un prêtre marié et un prêtre non marié. Elle se situe entre le prêtre et le moine. Ce dernier se place sur le plan eschatologique ; je dirais donc qu’il n’est pas fait pour la vie paroissiale. Il n’est pas destiné à cette vie, qui est une vie dans ce monde et en quelque sorte une vie de ce monde ; et il n’est même pas destiné au sacerdoce. La littérature ascétique ancienne laisse clairement apparaître que le moine n’est pas prêtre.

Celui-ci, vivant en lien étroit avec les fidèles, est un homme " inquiet " dans la mesure où il partage toute leur vie. Il acquiert de ce fait une sensibilité qui lui permet de vraiment communier à leurs souffrances et à leurs joies. Les orthodoxes déclarent volontiers que le prêtre, qui est au service de l’Eucharistie, s’accomplit en elle. Il est donc en contradiction avec son être quand il vit sa propre individualité (ce que les auteurs appellent la mauvaise " philautie ") qui brise en quelque sorte son être ecclésial.

Comment articulez-vous la dimension subjective de la vocation et l’appel objectif de l’Eglise ?

L’appel de l’Eglise doit nécessairement ratifier la vocation. Il ne suffit pas de vouloir être prêtre. C’est l’évêque qui ordonne. Il suit les candidats, il cherche à les connaître, il peut ainsi évaluer la qualité de leur désir, de leur vie, leur maturité.

Selon les règles canoniques de l’Eglise, on ne devrait pas ordonner avant trente ans. Mais il arrive qu’on ordonne des jeunes plus tôt. Au sein des communautés chrétiennes dans lesquelles les jeunes grandissent, certains ressentent le désir de servir, entendent l’appel. Les exigences requises pour l’ordination sont celles que l’apôtre Paul prescrit à son disciple Timothée (1 Tm 3, 2-7) : une profonde vie spirituelle, une vie morale exemplaire, un équilibre et une maturité permettant de gouverner une paroisse.

Et puis, il n’y a pas que la vocation de prêtre : il y a des moines, des diacres, des théologiens.

Quelle est la formation des futurs prêtres ?

Les jeunes suivent en principe une formation théologique dans les séminaires ou les académies religieuses. Parfois, il arrive que l’évêque, connaissant telle ou telle personne, l’ordonne sans qu’elle ait suivi la formation. On lui demande de suivre au moins une formation par correspondance.

L’Institut Saint-Serge est le seul lieu de formation en Europe occidentale pour les futurs prêtres. Ailleurs, il y a des formations de type plus universitaire en Suisse, en Allemagne…

La formation normale est d’une durée de quatre ans. Dans cet Institut, des étudiants viennent se former. Tous ne seront pas prêtres. Le temps des études leur permet de mûrir leur décision.

Constatez-vous un recul de l’âge de l’engagement ?

Nous constatons des hésitations à s’engager. Les jeunes font des études, des voyages. Mais en même temps, nous voyons des jeunes suivre des sessions de formation, des jeunes très engagés dans la vie de leur paroisse.

Le fait d’ordonner des hommes mariés donne-t-il plus de candidats au sacerdoce ?

C’est possible. Il y a des diacres mariés dans l’Eglise catholique. Nous ne voyons pas pourquoi ils ne seraient pas ordonnés prêtres.

Nous estimons que nous tenons la tradition qui remonte aux premiers siècles. Les premiers apôtres étaient mariés, pour certains. C’est une tradition qui n’a jamais été interrompue depuis les premiers siècles d’ordonner des prêtres mariés et, quand il y a eu des velléités de réserver l’ordination à des hommes célibataires, il nous semble important de souligner que c’est un moine, saint Paphnuce, qui a lutté contre ces velléités.

La réalité, l’expérience, la tradition du sacerdoce de l’homme marié nous amène à constater deux choses : le sacerdoce n’est pas dévalorisé. Et cette tradition donne au mariage chrétien un sens spirituel et ecclésial beaucoup plus prégnant, plus fort.

Quel est le rôle des prêtres dans leur communauté ?

Dans l’orthodoxie, la liturgie tient une place très importante : l’Eucharistie est sans nul doute le centre de la vie de l’Eglise. Mais en plus, le prêtre doit être un prédicateur, un exemple à imiter, le conseiller spirituel des ses paroissiens.

Le principe veut que le prêtre soit inamovible. Il est ordonné pour une communauté donnée et même si celle-ci n’est pas sa communauté d’origine, il y demeure normalement toute sa vie. Il arrive que certaines paroisses fournissent plus de candidats qu’elles n’en ont besoin, ce qui explique que certains prêtres soient envoyés ailleurs.

Ainsi moi-même, j’ai été ordonné prêtre en 1959 et nommé en surnombre à la paroisse Saint-Serge. Ensuite, j’ai voyagé. En 1968, j’ai été nommé par mon évêque recteur de la paroisse francophone de la crypte de la Sainte-Trinité, rue Daru à Paris, car mon prédécesseur était mort d’un accident de voiture et j’y suis toujours.

Comment articulez-vous les différentes vocations dans l’Eglise ?

C’est un problème difficile et aujourd’hui encore nous avons des points de vue différents sur ce sujet. La théologie orthodoxe s’est sensibilisée sur la participation du laïcat dans les institutions de la vie de l’Eglise, dans son enseignement et dans la garde de la foi. L’orthodoxie vit depuis plus d’un siècle dans la recherche de la place du peuple de Dieu dans l’Eglise.

Certains distinguent d’une manière un peu trop tranchée et rigide l’Eglise institutionnelle et l’Eglise divine et céleste. Selon eux, l’Eglise institutionnelle est apparue par un acte divin dès la Pentecôte. Tandis que l’Eglise céleste est éternelle et était déjà présente dès le commencement, au Paradis. Les ministères hiérarchiques, bien qu’appartenant au noyau de l’Eglise, n’apparurent que dans le courant de son développement historique et ne peuvent être considérés comme un principe éternel.

Un théologien contemporain a pu écrire cette formule paradoxale : " Le christianisme primitif était un mouvement laïc. "

A propos de cette formule provocatrice du Père Afanassiev, nous pouvons dire qu’il voit dans le régime de la Nouvelle Alliance l’abolition de l’opposition entre le sacré et le profane et qu’il affirme la sacralisation intégrale du monde, de la vie humaine tout entière qui avait été profanée. Notre vie est consacrée, l’homme est consacré comme membre du peuple saint, du sacerdoce royal, hostie vivante intercédant pour le monde. Nous en revenons à cette vision paulinienne globale et, de là, nous passons au culte eucharistique et à la liturgie. On peut alors dire que l’eucharistie est une actualisation du seul sacrifice et culte du Christ. C’est une célébration ecclésiale, sacerdotale, pour le monde, offerte par l’Eglise entière, où le peuple entier concélèbre, communie, se sanctifie et sanctifie.

L’onction chrismale du baptême crée cette ontologie sacerdotale à l’intérieur de laquelle les fonctions ministérielles peuvent et doivent se diversifier. C’est une célébration du peuple de Dieu entier qui est à la fois laikos et sacerdotal ; c’est la vie entière de tous les hommes et tout l’homme qui est incluse, embrassée dans cette offrande sacerdotale. Comme le dit saint Paul : " Offrez votre vie comme une hostie vivante, agréable à Dieu " (Rm 12,1). Il tient le même langage tant pour la parole de Dieu que pour l’Eucharistie, pour la prédication, pour la liturgie intérieure ou pour l’offrande de bienfaisance. Tout cela est de nature eucharistique.

Par conséquent, cela signifie que le sacerdoce ministériel est un service personnel charismatique pour le peuple saint, à l’intérieur de la consécration pentecostale et charismatique de l’Eglise tout entière. Si nous repensons une théologie classique des ministres et des sacrements : premièrement, c’est le Christ qui est le ministre des sacrements. On trouve cela chez les Pères et dans la théologie moderne : " Toi qui offres et qui es offert, Toi qui reçois et qui es distribué ". Par ailleurs, dans la tradition syrienne, c’est l’Esprit Saint qui est le ministre des sacrements. Il n’y a pas d’opposition entre les deux visions. L’Eglise en est le lieu et le milieu vital. Tout le peuple de Dieu concélèbre et témoigne. Dans ce contexte la fonction des ministères hiérarchiques doit être affirmée avec force dans la célébration des sacrements. Dans la mesure où c’est le Christ qui est le célébrant dans l’Esprit Saint, les ministères hiérarchiques représentent le Christ d’une manière privilégiée, mais toujours dans le cadre du mystère de la nature sacerdotale du peuple de Dieu tout entier.

Par ailleurs, l’apostolat des Douze instaure le principe d’une transmission ministérielle et hiérarchique de cette plénitude de charismes et de diaconies. Au delà des Douze, ce sont leurs héritiers et successeurs, les évêques, qui en sont les canaux privilégiés. A tel point que nous pouvons parler du sacerdoce épiscopal et presbytéral comme signe ou icône de la présence réelle du Christ. L’évêque centralise les charismes, ce qui ne contredit pas les nombreux témoignages apostoliques sur la diversité des ministères et des charismes dont le pastorat et le gouvernement de la communauté eucharistique ne sont qu’un aspect. Tous les charismes relèvent de l’apostolat et de l’épiscopat, mais réciproquement l’épiscopat doit être un foyer de diversité des charismes, dans la collégialité de l’Eglise, vécue à travers la concélébration liturgique de l’Eucharistie.

Aucun de ces charismes n’apparaît comme un pouvoir sur l’Eglise, pas même le ministère épiscopal. Ils se situent dans l’Eglise et non "sur" l’Eglise, ni " en dehors" de l’Eglise. Car en face du Christ Roi, seul Pasteur, Docteur et Prophète, tous les membres de l’Eglise sont membres du peuple de Dieu, du troupeau de Dieu. Tous sont ontologiquement "laïcs", c’est-à-dire oints et donc consacrés au sacerdoce royal et prophétique du Christ et de son Eglise. Tous le laos de Dieu concélèbre à l’eucharistie de l’évêque en répondant "amen" à l’épiclèse. Cet amen a une portée ecclésiologique globale et "extra-liturgique". Il exprime la fonction propre du peuple, qui est de dire dans le Saint-Esprit oui, de recevoir, dans le don de discernement et de jugement, l’enseignement, la doctrine, la prédication de la foi et d’accepter dans la liberté créatrice des enfants de Dieu, l’exercice du pouvoir pastoral et de l’autorité et de l’enseignement. " Ne vous faites pas les seigneurs à l’égard du troupeau, mais devenez les modèles " (1 P. 5,1).

Tout cela ne contredit ni le charisme dévolu à l’évêque, ni celui qui l’est à ses délégués, mais rappelle que cette délégation ne peut se limiter formellement au presbytérium consacré. L’Esprit Saint est libre d’appeler n’importe lequel des membres de son Eglise pour le témoignage de la foi, pour l’enseignement, pour la remise en ordre du pastorat, pour la recherche théologique libre et créatrice. Là, le charisme de réception et de discernement des ministères doctrinaux sont appliqués à la fois par le peuple et par l’épiscopat, conjointement mais séparément, selon les pouvoirs et les responsabilités du chacun. L’épiscopat y garde des prérogatives, sa fonction d’être le porte-parole de la doctrine apostolique, mais dans l’unité avec le peuple de Dieu.

Ainsi, parler de l’enseignement doctrinal dans l’Eglise, c’est toujours parler du rôle prophétique inspiré directement par l’Esprit saint, au-delà des prévisions humaines. il semble en effet nécessaire de distinguer les vocations extraordinaires de l’enseignement ordinaire, institutionnel, celui de la prédication du prêtre ou de l’évêque. Sachons reconnaître que parfois il y a opposition entre eux. Et sachons qu’en dernier recours, c’est l’Esprit Saint qui vit dans l’Eglise, et qui, au-delà de l’évêque ou du peuple, est le critère ultime. C’est Lui qui exerce dans le peuple eucharistique son discernement et son jugement.

(Propos recueillis par Brigittte Riche, du SNV)