35-45 ans : oui ou non, est-ce le bel âge ?


Nicole FABRE
Psychanalyste

Nombreuses sont les études concernant l’enfance, l’adolescence, voire la post-adolescence ; également celles concernant " le grand âge ". Du jeune adulte, de celui qui entre vraiment dans sa maturité, on parle peu.

Je vais donc tenter d’examiner ce qu’il en est des hommes et femmes d’une quarantaine d’années à la fois dans l’imaginaire collectif et dans la réalité de leurs vies telle que je l’aborde en raison de mon métier de psychanalyste. C’est à dire dans l’intimité des situations de crises qui apparaissent comme un grossissement à la loupe de ce qui peut faire question.

Regard sur l’âge des héros des contes

Les contes et les personnages plus ou moins mythiques que nous y rencontrons sont ou peuvent être source de réflexion sur nous-même, sur notre entourage. Réfléchissant au thème que l’on m’a demandé de traiter, je remarquais que l’âge des trente-cinq à quarante-cinq ans n’y semble guère présent. Il s’agit toujours d’enfants ou d’adolescents entrant à peine dans l’âge adulte, ou alors de vieux rois, reines, sorciers ou sorcières. L’âge intermédiaire n’existe pas. Même si le père de la jeune princesse connue sous le nom de Peau d’Ane est probablement âgé de quarante ans, le conte le présente comme un vieil homme, alors même qu’il s’éprend d’une toute jeune fille ! Même si Barbe Bleue n’est ni un jeune homme, ni un vieillard, l’image qu’on nous en offre est celle d’un homme d’âge largement mûr, il a déjà eu le temps d’épouser huit femmes, de mener des combats, etc. On ne nous le présente pas avec les trente à quarante ans d’un homme d’aujourd’hui qu’il a peut-être.

Ce sera ma première remarque. Elle s’assortit de son corollaire bien évident largement répercuté par les médias : la vie aujourd’hui dure plus longtemps. On prend de l’âge sans être vieux.

Ainsi, l’homme de quarante ou quarante-cinq ans des contes est-il un vieux sage, un vieux roi ou un vieux seigneur et cela jusqu’à la fin de sa vie. Quant à la mère, elle ne saurait vieillir : elle meurt en couche. Ou alors on a affaire aux grands-mères et aux vieilles reines... Peut-être la belle-mère de Blanche Neige échappe-t-elle à ce tableau, elle qui est si belle et refuse de laisser sa belle-fille de quinze ans l’emporter sur sa beauté ?

Ce n’est du reste pas tout à fait sûr car le déguisement que, sorcière, elle choisit pour tromper Blanche Neige est celui d’une vieille femme cependant que l’homme de cinquante à soixante ans, aujourd’hui, fait de l’escalade, s’achète la moto dont il rêvait à vingt ans et s’en va faire le tour du monde avec son épouse sitôt prise leur retraite.

Mais les hommes et les femmes de trente-cinq à quarante-cinq ans, les vrais, les réels, ceux d’aujourd’hui ? Ceux dont finalement les contes ne nous parlent pas puisqu’ils n’existent pas entre l’extrême jeunesse et la maturité avancée ; ceux, qu’en fait, nous voyons à peine exister en tant que tels, tant à quarante ans la femme peut aisément sembler en avoir vingt-cinq et l’homme de même.

Leur costume, leurs activités, leur mode de vie, leurs loisirs, nous les font souvent confondre avec leurs cadets. Et voici que, tout à coup, une crise professionnelle survient vers quarante ou quarante-cinq ans, et j’entends cet homme jeune et beau me dire : " Si ça ne se résoud pas tout de suite, c’est foutu. A cinquante ans, on ne peut plus entrer nulle part " En somme, il est professionnellement déjà vieux sans avoir l’aura du vieux sage ou du roi !

L’expérience des demandes de psychothérapie

Je jette un coup d’oeil sur l’âge de mes patients ou futurs patients lorsqu’ils font la demande d’une psychothérapie ou d’une psychanalyse.

Il y a les enfants et les adolescents parfois : la demande vient des parents mais ils sont très capables de confirmer ou d’affiner cette demande. Ou de la récuser.

Quelques grands adolescents ou jeunes adultes vers vingt ans : c’est généralement une situation de crise, des symptômes angoissants qui les amènent.

Quelques personnes entrant ou vivant dans le temps de la " retraite " et qui ont besoin de réfléchir sur leur vie passée et leur nouvel état.

Et puis, il y a justement ces hommes et ces femmes autour de quarante ans qui, tout à coup, réalisent qu’une bonne tranche de vie est déjà passée : ils ne sont pas sûrs de leurs choix, ne sont pas certains que ces choix soient réellement les leurs ; ils se demandent s’ils n’abordent pas une nouvelle tranche de vie ; le poids de la précédente doit-il continuer de peser sur eux ? Ne vaudrait-il pas mieux tout changer ? Changer de profession, changer d’amour, changer d’engagement politique ou religieux, tout larguer ? A moins qu’il ne faille approfondir quelque chose d’eux-même jusqu’ici laissé en suspens, retrouver l’inspiration de leurs quinze ans qu’ils ont négligée.

Blanche ou la vie au brouillon

Elle demande un rendez-vous avec une certaine urgence. Quand elle se présente elle dit qu’ " elle a perdu assez de temps comme ça, qu’il est temps que ça change ". Elle croyait pouvoir " s’en sortir seule ", s’aperçoit qu’elle a besoin d’aide pour " faire quelque chose ". En somme, elle a papi|lonné jusqu’ici, professionnellement, en amour et en lieu de vie. " Je réalise que si je veux un enfant, le temps presse. J’ai toujours cru que j’avais tout mon temps pour tout et je m’aperçois que ce n’est pas vrai. Ma vie, je l’ai vécue au brouillon... Il est temps de passer au propre ".

De cette présentation exemplaire, je retiens essentiellement le martellement du discours par le mot " temps ", par la référence au temps qui passe et au temps qui presse. Et cette formule impressionnante de " la vie au brouillon ".

Le fond du malaise de Blanche, c’est qu’à force de prendre son temps à écrire le brouillon de sa vie elle n’a pas vécu... Le problème de l’enfant pas fait, et peut-être à faire, mais pour lequel bientôt il sera trop tard, explique l’urgence de sa prise de conscience et de sa demande.

Mathieu : " Finie l’éternelle enfance "

Il a trente-cinq ans et demande à me rencontrer pour faire le point. Un ami lui a fait remarquer récemment qu’il mène une vie d’irresponsable à l’âge ou d’autres ont déjà des enfants, un métier, des engagements. Cela l’a offensé. Il avait le sentiment d’être généreux, prêtant son concours à des œuvres caritatives, animant des réunions de jeunes et, malgré tout, gagnant sa vie puisqu’il subvient à ses besoins. " J’ai un petit boulot qui ne me prend pas trop. Ce qui me laisse du temps pour autre chose. Bien sûr, je n’ai pas de loyer : mes parents me logent dans une chambre indépendante. Ça me suffit ". Seulement, il y a eu la remarque de cet ami... et toute la réflexion qui lui fait suite. Après tout, il faut l’avouer, il vit encore comme un étudiant, mais il n’est plus étudiant, n’a pas l’âge des jeunes dont il s’occupe, et auxquels il s’identifie avec la bonne conscience de celui qui a des activités généreuses et éducatives. Il s’aperçoit qu’il reste le gentil garçon que ses parents ont toujours chéri. La liberté qu’ils lui ont accordée vers l’âge de dix-huit ans en même temps que la chambre dont il dispose, ressemble à celle d’aujourd’hui. Ses passages à la maison, quasi quotidiens, sont de même nature qu’il y a quinze ans.

Alors il cherche ce qui, sous le défaut de maturité patent, peut être repérer comme devant être conservé, approfondi, utilisé : son amour pour les jeunes, les enfants. Son attention aux autres... qui pourraient n’être pas seulement ses parents. Il se dit aussi que les jeunes femmes qu’il a rencontrées n’ont jamais éveillé chez lui le désir d’une vie conjugale. Jamais de passion non plus. Serait-il homosexuel ? D’autres, à son âge, ont brusquement " viré ". A moins que, tout simplement, il ne souhaite autre chose. Un nouveau modèle de vie.

Il pense au goût qu’il a toujours eu pour le spirituel, la philosophie. Il est temps d’examiner sérieusement le problème d’une orientation, d’une vocation à proprement parler, mais laquelle ? D’une entrée dans une vraie vie d’adulte mais, ici encore, laquelle ?

Franck : " Je suis un homme d’affaires "

Sa jeunesse a été active et laborieuse. Il a passé des concours et a été reçu très jeune dans les meilleures écoles. Il vit avec une jeune femme, elle aussi brillante. Leur vie est austère car la course aux bons postes de haute responsabilité est exigeante. Seules les vacances, luxueuses, une fois par an font rupture. Là, ils oublient tout, font la fête, dépensent largement. Puis reprend la vie stressée et sérieuse tout à la fois.

Ils savent qu’il faut avoir les dents longues pour acquérir et garder le pouvoir. Finalement, ils s’ennuient dans ces jours qui ne leur laissent guère le temps de vivre ni de s’aimer. Ils découvrent qu’ils n’ont " même plus le temps de faire l’amour " et que le désir s’étiole. Ne se seraient-ils pas trompés en enfouissant tout souci de valeur autre que la réussite et le pouvoir ? Leur vie, finalement, n’est-elle pas le grand gaspillage d’un bonheur qui demeure désespérément virtuel ? Se profile dans une petite dizaine d’années ce qui est considéré par ces hommes du milieu de la vie comme la phase incertaine où, peut-être, on leur dira, à l’un ou à l’autre, qu’ils ne valent plus grand chose. Le doute survient en même temps que se poursuit la course et que parfois la nécessité d’une réflexion sur le sens de la vie se précise et s’impose.

Jérôme : " Je n’ai pas envie de recommencer les mêmes erreurs "

Jérôme vient de divorcer et ce divorce s’est mal passé. Il a eu une liaison rapidement reconnue malheureuse et rompue. Son fils, qu’il voit peu, lui manque, mais l’adolescent lui a dit qu’il ne lui pardonnerait jamais d’avoir quitté sa mère. Cette mère pourtant a eu des comportements destructeurs vis-à-vis de Jérôme, l’humiliant, " le castrant " selon sa propre expression et, finalement, le spoliant. "

Pourtant, dit Jérôme, nous avions vécu ensemble deux ans avant de décider de nous marier. C’est à partir de la naissance du gamin que tout a commencé à se détériorer. Je n’ai pas su m’imposer. Mais, probablement, je n’avais pas vu que c’était une mante religieuse... Tiens, à propos de religion : je vivais à peu près comme il me semblait que vivent les chrétiens. Je croyais, plutôt. J’ai raté. Là aussi je me suis trompé. "

Il dit alors qu’il a " laissé tomber le monde catho ", qu’il est tenté de s’engager ailleurs. Dans la vie politique peut-être. Pourquoi pas ? Ça donne du sens à la vie. Il a rencontré dans un groupement politique une jeune femme " jolie, sympa, on s’entend bien, elle me plaît ". C’est justement cela qui l’inquiète. Ils font quelques projets de vie commune. Mais Jérôme se dit qu’il avait connu sa femme " dans un groupe catho " où ils partageaient un idéal commun, du moins le croyaient-ils. De ce qu’il éprouvait alors, il aurait pu parler de la manière même dont il parle de Julie aujourd’hui et de leurs engagements en cours. Jérôme est pris de doute. il a peur de refaire les mêmes erreurs que celles faites il y a quinze ans : dans son choix de compagne ; dans son choix d’idéal et de famille de pensées. C’est le désarroi de ses quarante ans. " Et puis, finit-il par dire, je me fatigue à être ce que je suis ; je suis fatigué de moi ".

Crise du milieu de la vie et quarante ans heureux ?

J’arrêterai là ces présentations qui ne sont que des exemples de la crise des quarante ans. Crise d’identité, crise de la conscience du temps qui passe et a passé, crise des choix à faire ou à refaire devant une tranche de vie probablement encore longue et qu’il ne faut surtout pas rater. On peut vivre encore beaucoup de choses, choisir comme si on avait encore vingt ou vingt-cinq ans, tenter de le faire avec l’expérience en plus, la jeunesse tout de même ; en même temps, l’évidence que la vie écoulée laisse des traces et que professionnellement on n’est plus réellement jeune. Chez les plus faibles, c’est la fatigue d’être qui on est, le désordre.

Chez les plus toniques, c’est dans ce temps de crises et d’essai de résolution de crises que se prennent parfois les grandes décisions : renouvellement dans le choix des valeurs et des familles de pensée, qu’on les appronfondisse ou qu’on en change ; redémarrage du même couple en prenant les moyens pour enfin réussir ; séparation, éclatement du couple ; mise en route, enfin, de l’enfant qu’on n’a jamais osé faire ; modification des investissements sexuels, etc. Ce temps peut être, au-delà de la crise, celui des engagements solides et d’une sorte de renouveau. A condition que le doute et les échecs soient pris en compte, et qu’on ne s’endorme pas dans un apaisement fallacieux : " après tout, rien n’est jamais parfait ".

Les quarante ans sans crise ?

" Qu’est-ce c’est bon d’avoir trente ans " se réjouissait une chanson qui, je crois, n’a pas eu grand succès malgré sa vérité et son charme. L’auteur y égrenait toutes les douleurs de la grande adolescence, ses doutes et ses déchirements enfin dépassés, l’entrée dans la joie de vivre et d’oser donner la vie, le plaisir de construire, de faire et de réaliser des projets.

A quarante ans, pourrions-nous dire, c’est encore mieux. " Quarante ans c’est le bel âge " me répondait un ami avec qui je m’entretenais de cet article en cours. Oui, c’est le bel âge quand on y confirme ses choix ; quand celui qui devient " génaire " (car il entre dans le cycle des quadragénaires, quinquagénaires, etc.) se dit que, tout compte fait, il est satisfait et prêt à poursuivre sa marche.

Et cela arrive, heureusement ! En même temps, reconnaissons le, il est rare que l’on passe cette période de trente-cinq à quarante-cinq ans sans s’en apercevoir, sans s’interroger sur sa vie, sur ses réalisations, sans se poser la question de la valeur du temps écoulé et chercher des indications pour le temps à venir.

Se poser des questions, reformuler des engagements, en modifier certains, en confirmer d’autres, n’est-il pas obligatoirement synonyme de déchirement, de souffrance ?

Ne s’agirait-il pas plutôt de vie et de vitalité ? L’enfant qui naît travaille à sa naissance et ce n’est pas toujours aisé. Mais quelle poussée jaillissante en lui !

L’âge de la maturité, s’il est celui des nouvelles donnes et d’interrogations jusqu’ici sans urgence ou refoulées, peut être ressenti comme celui de la création et non plus seulement de la créativité ; de l’échec et non plus des ennuis ou des " bêtises ". C’est l’âge des réalisations au miroir desquelles se regardent l’homme, la femme de quarante ans.

Selon qu’elles sont pauvres ou satisfaisantes, selon l’exigence de cet homme encore jeune, mais qui n’est pourtant plus un jeune homme, selon l’entourage social, amical, familial dans lesquels il vit, les années qui viennent marqueront une pause, un découragement ou un enracinement sous l’effet d’un souffle nouveau.