La racine liturgique des vocations


Père Henri-Jérôme GAGEY
Professeur à l’Institut Catholique de Paris

On m’a demandé de réfléchir à la question de savoir en quoi et de quelle manière les célébrations liturgiques de l’Église peuvent-être effectivement considérées et mises en œuvre comme des lieux où de jeunes hommes entendront et laisseront résonner en eux l’appel à devenir prêtres.

Formulée ainsi, la question orientent nécessairement, dans un premier temps du moins, en direction des circonstances diverses où la liturgie peut assez aisément prendre un dimension " vocationnelle " (messe de jeunes dans un pèlerinage, dimanche des vocations, célébrations de voeux religieux ou d’une’ordination ou encore de la confirmation, etc.).

Dans ces occasions, on mettra en valeur l’importance de la vie consacrée et des ministères ordonnés dans l’Église, afin de faire retentir une interpellation qui sans détour, provoque les jeunes et les familles à se rendre disponibles à ce que certains reçoivent la parole "viens et suis moi", sous les formes le s plus radicales qu’elle peut prendre aujourd’hui.

Néanmoins cet aspect des choses n’est pas le plus décisif. D’ailleurs, à être trop ressassée l’interpellation en vue du ministère risque vite d’être reçue comme une propagande moralisatrice ou volontariste. A terme elles contribuent parfois davantage à bloquer qu’à favoriser la maturation des cheminements spirituels engagés par certains.

Je me souviens qu’il y a quelques années, dans certaines paroisses, la liturgie dominicale était comme " utilisée " afin de servir de tremplin pour appeler des jeunes à s’engager dans divers mouvements d’Église. J’ai souvent constaté qu’on aboutissait, au contraire de ce qui était visé, à les rendre plus que méfiants. Mais enfin, tout cela est affaire d’appréciation selon les lieux et circonstances. Cependant, quant au fond, la question " liturgie et vocation " me semble devoir être posée autrement.

Le lieu par excellence où Dieu fait signe

Elle est, en fait, la question de savoir dans quelle mesure la liturgie normalement vécue dans nos assemblées peut être appréhendée à sa juste valeur comme l’un des lieux véritablement décisifs de l’existence chrétienne, et, je dirais même plus, comme le lieu par excellence où Dieu fait signe et se fait reconnaître et appelle.

Il est vrai que, dans les dernières décennies, la dimension liturgique de la vie chrétienne a fait l’objet de vives mises en questions qui entendaient faire écho à la critique prophétique et évangélique du ritualisme. Dans leur contextes histoirques, toutes n’étaient d’ailleurs pas sans fondements. Mais, abusivement généralisées, elles pouvaient seulement aboutir à ce que de jeunes hommes peinent à imaginer que servir comme prêtres la célébration liturgique du peuple de Dieu soit de nature à mobiliser leur existence.

Il me semble que nous sommes aujourd’hui dans des conditions plus favorables pour donner à la vie liturgique la place qui lui revient dans la vie chrétienne considérée dans toute son ampleur comme une vie appelée.

Pour commencer je voudrais évoquer la belle intervention du sociologue et philosophe Michel Verret lors de la table ronde qui concluait en Octobre 98 le " Forum des banlieues " organisé par les Fils de la Charité à Saint Ouen.

Cet homme, athée déclaré mais se réclamant d’un humanisme ouvert au dialogue, invitait résolument ses interlocuteurs catholiques à revisiter les trésor de leur tradition pour apprendre à vivre leurs rassemblements liturgiques comme de ces rassemblement qui " apportent un horizon dans le temps présent (...) un horizon ouvert sur le futur " ; des rassemblements où s’accomplit " l’action de relier ", selon l’une des étymologies possibles du mot religion.

Car, effectivement, dans les banlieues, il y a urgence à " relier les déliés". Cette action est particulièrement nécessaire dans ces lieux "où tant de migrants et d’immigrants ont été déliés de leur terre ou de leurs ateliers qui les faisaient vivre. "

Dans un catholicisme trop souvent tenté par l’intellectualisme et l’abstraction, Michel Verret en appelait à faire jouer les icônes de la foi : " le Christ nu avec l’homme nu ", l’image " forte du Christ chassant les marchants du Temple ... le Christ contre la passion de posseder, d’accumuler, d’exploiter ".

Cet homme ouvertement incroyant provoquait ainsi les membres de son auditoire à aller résolument au cœur de leur tradition de foi afin de la mettre en œuvre sans trop se soucier de leur avenir et avec une vraie confiance dans le dynamisme qui les porte : " Ne scrutez pas trop l’avenir de l’Église, n’allez pas chercher ailleurs, ayez plus confiance en ce que vous êtes ... nous en avons besoin... " .

Parlant ainsi, il ne faisait certainement pas le jeu d’un ritualisme étroit qui confond vie de foi et accomplissement d’un certain nombre d’actes rituels censés mettre ceux qui les pratiquent en règle avec la divinité. Il soulignait, en revanche, que les grandes attitudes spirituelles qui fondent l’orientation d’une existence sont moins l’effet de cours de morales que du jeux des symboles.

Les grands débats des années 1960-70 sont aujourd’hui derrière nous. A l’époque, dans certaines communautés chrétiennes, au nom du souci de la modernité, on a plaidé pour une foi débarrassée de tout ritualisme au risque de réduire la foi aux seules dimensions de la conviction et de l’exigence éthique, ce qui aboutissait concrètement à une foi exsangue, une foi sans chair, dépourvue de capacité d’affirmation.

Nous avons aujourd’hui redécouvert la signification fondamentale des rites dans l’existence des hommes et des sociétés. Bref, nous avons réappris que la vie se goûte et que les grands idéaux se déssèchent s’ils ne vont s’abreuver aux sources où la vie s’offre comme un don.

Ces perspectives anthropologiques nous sont redevenues familières, mais sans doute convient-il d’en accentuer la portée proprement théologique.

C’est ce que je voudrais faire maintenant, en envisageant successivement :

  • la liturgie comme le site de la confession de foi ;
  • la liturgie comme ouverture à la dimension communautaire de la foi.

Je voudrais tout d’abord évoquer uen difficulté bien connue de ceux qui sont engagés dans la pastorale des jeunes.

On le sait, dans la pastorale de la jeunesse en France, abondent toute sorte de groupes de partage de vie, rassemblant des jeunes éventuellement issus de milieux très éloignés de l’Église. Ces groupes leur donnent l’occasion d’un partage fraternel qui les ouvrent à cette expérience presque banale et pourtant fondatrice : l’expérience d’être aimé(e) et d’être appelé(e) à aimer, l’expérience de l’amour comme une (voire même comme la) dimension capitale de l’existence humaine.

Dans ces groupes, il n’est pas difficile de parvenir à un véritable échange spirituel tel que chacun puisse se découvrir aux prises avec un mystère insondable. Mais tous les accompagnateurs de ce genre de groupes de partage le savent : passer de la reconnaisance de ce mystère d’amour dans lequel tout homme se trouve pris, à la confession de foi en Dieu, c’est un pas que pratiquement aucun dialogue, aucun approfondissement intellectuel ne parvient à rendre possible.

Celui qui déjà croit, reconnaît bien à l’œuvre dans ce mystère d’amour le Dieu dans lequel il a mis sa confiance. Il a ainsi la certitude que sa foi en Dieu lui ouvre un accès à un réel qu’il peut découvrir à l’œuvre en toute existence. Mais celui qui n’est pas " déjà-croyant ", celui qui pour de multiples raisons se trouve plongé dans le doute ne trouve pas là un chemin vers la foi.

Établissant éventuellement une corrélation entre l’expérience spirituelle rapportée dans les Saintes Écritures ou dans le témoignage des croyants qu’il connaît, d’une part, et sa propre expérience d’autre part, il n’aura pas de peine admettre que ce mystère insondable dans lequel il se découvre plongé, correspond bien à ce que ses partenaires croyants identifient de leur côté, dans leur foi, comme le mystère de grâce qui les porte, le mystère de la présence de " Dieu " à leur vie. Mais, pour sa part, il ne voit pas ce qui pourrait lui permettre de faire le " saut de la foi ", pour parler comme le philosophe danois S. Kierkegaard.

Il ne voit ni comment ni pourquoi l’expérience du partage et de l’échange spirituel pourrait l’acheminer d’elle-même à une rencontre confiant de Dieu. En effet, le Dieu qu’on lui désigne demeure par trop une idée abstraite et dépourvue d’altérité.

L’expérience souvent faite par ceux qui accompagnent de telles démarches de partage c’est que pour que soit ouverte la possibilité d’un tel " saut " ou, pour le dire autrement, pour que s’accomplisse le mouvement de la foi, le moment de la liturgie est souvent décisif.

La liturgie : lieu de la confession de la Foi

Entrer dans la liturgie c’est, en effet, toujours opérer une rupture qui invite à passer de la situation du discours " sur " à la situation de l’écoute ; de la situation d’un échange sur la dimension spirituelle de l’existence, à la situation de l’accueil d’une interpellation adressée au nom de Dieu.

Si la liturgie rend possible (seulement possible, jamais certain) un tel passage, c’est qu’en elle, le témoignage de foi contenu dans les Écritures ne se présente pas seulement comme un beau poème qui permet à cahcun de déchiffrer le mouvement de sa vie, mais comme la parole de " Dieu " ; c’est-à-dire la Parole qui, ici et maintenant, veut atteindre et bousculer son auditeur ; la Parole qui, retentissant avec la force et l’autorité d’une injonction, appelle la réponse d’un "oui", d’un "amen".

Ici le mystère de l’amour qui anime toute vie se présente lui-même, non comme une dimension de l’existence (celle qui en fait le charme ou la part de rêve), mais comme la réalité même qui détermine toute vie, et qui, dans l’événement d’une interpellation, fait face et appelle à la confiance.

Lorsque des croyants, répondant à cet appel, s’inclinent et donnent leur foi, ils ne s’inclinent pas devant l’amour dont ils vivent, ce flux d’amour dans lequel chacun se découvre ballotté, emporté. Ils s’inclinent devant cet amour-là qui fut celui de Jésus-Christ accomplissant la lignée des justes et des prophètes d’Israël ; cet amour là qui, allant au bout de lui-même jusqu’à se donner pour ses ennemis, est le seul à réclamer d’être reconnu comme véritablement divin.

Dans la liturgie, où retentit l’appel à croire qui parcourt toute la tradition chrétienne, s’accomplit ce que la théologie affriem depuis toujours lorsqu’elle déclare que la foi est grâce reçue de repondre à l’appel de Dieu.

En effet, croire n’est pour personne un acte spontané. S’il est possible de croire, c’est que la possibilité de la foi est ouverte par Dieu lui-même là où ceux auxquels elle est confiée font retentir sa parole avec l’autorité d’une injonction, là où est créé l’espace d’un silence habité au sein duquel chacun peut découvrir sa vie à neuf "dans l’éclaircie de Dieu ".

Parler ainsi ce n’est pas enfermer l’expérience chrétienne dans l’espace liturgique. Toute l’expérience des spirituels plaide contre une si hâtive réduction. Jésus lui-même n’a cessé de souligner que la vie du disciple déborde largement ce qui se produit dans le culte et que l’amour de Dieu qu’on ne voit pas est indissociablement lié à l’amour des frères que l’on voit.

Bref : Dieu n’est pas " enfermé dans les églises " et Il nous rencontre tout autant dans les événements de l’actualité, dans la rencontre du frère, dans les moments où des décisions graves sont à prendre qui mettent en jeu nos existences.

Mais ceci posé - qu’il faudra sans doute toujours rappeler, tant sont tenaces les tentations d’une réduction ritualiste de la vie chrétienne -, reste que c’est dans la liturgie qu’Il nous convoque à prendre la position de l’écoute.

C’est dans ce sens qu’Antoine Vergote pouvait écrire : " Le rite est en fait la seule véritable expression de la foi. Par l’engagement éthique, elle réalise une oeuvre séparée d’elle, mais dans laquelle elle reconnaît son espérance en marche. La prière est, pour une grande part, la vie sauvage que la foi mène en nous. Elle tisse entre l’Homme et Dieu le réseau multiforme des rapports quotidiens et se fait cri primaire ou bénédiction émerveillée, attention flottante ou rumeur humaine ponctuée de quelques mots révélateurs. Seul le rite donne à la foi la forme médiatrice interne où elle pose pour elle-même sa figure charnelle, culturelle et communautaire ".

La liturgie ouvre à la nature communautaire de la Foi

Si la liturgie est le lieu où chacun est invité à se prononcer en réponse à la parole de Dieu qui lui est adressée, elle est aussi le lieu où apparaît fondamentalement la nature communautaire de la foi. Nous balançons toujours entre la tentation d’un moralisme volontariste, qui finalement ne doit plus rien à Dieu sinon d’avoir jadis donné la Loi, et celle du mysticisme sans frein où c’est l’expérience intime de chacun qui lui sert de règle.

Contre cela, la liturgie rappelle que pour un chrétien, croire ce n’est pas d’abord accepter, sans comprendre au juste de quoi il s’agit, d’adhérer à un certain nombre de vérités inévidentes ; mais c’est entrer dans une Alliance, prendre sa place comme membre du corps du Christ, membre du " peuple saint racheté par son sang ".

Cette compréhension de la foi comme appartenance à la communauté de l’Alliance est celle que formulent parfois avec naïveté des parents présentant leurs enfants au baptême, lorsqu’ils évoquent leur intention de les fair entrer dans la famille des chrétiens, dans la famille de Dieu : une famille, un lieu où l’on prend soin les uns des autres, un lieu où l’on est pris en charge.

Mais cette place précisément, nul ne peut l’occuper de lui-même en revendiquant comme un droit d’être considéré comme enfant de Dieu. Occuper sa place dans l’assemblée des saints, devenir membre du corps du Christ, voilà ce à quoi on ne saurait "avoir droit". Il faut y être invité : heureux les invités au banquet du Seigneur.

Ainsi dans toute la Bible, mais plus encore dans le Nouveau Testament, le croyant est celui qui se rend à un appel, qui répond à une convocation. A cela correspond la fameuse phrase du Christ dans l’Évangile de Jean : " Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai choisis " (Jn 15, 16). Cette insistance sur "l’être choisi" joue contre toute réduction de la foi au statut de la conviction intime ou de l’idéal moral.

Mais ici une question se lève nécessairement : où est-il donné au croyant d’en faire habituellement l’expérience de se reconnaître choisi et appelé ? Où, en effet, sinon dans la liturgie !

Et c’est sans doute là que doit être mis en valeur l’un des aspects décisifs du ministère ordonné, tout particulièrement celui des prêtres, tel qu’il opère dans la liturgie. L’Église est tout entière le peuple sacerdotal, prophétique et royal.

Mais pour qu’elle se réalise comme tel, il faut que certains assurent, en elle, le service ministériel, le service-capital du Christ- Tête, du Christ Prêtre, Prophète et Roi.

Ce point est décisif : l’Église n’est pas la communauté rassemblée par la libre adhésion de ses membres, elle est la communauté appelée, constituée par la Parole du Seigneur. L’Église n’appartient pas à ses membres comme c’est normalement le cas des associations de la société civile, elle est fondée par un appel.

C’est cet appel fondateur que font retentir en elle ceux qui, malgré leur indignité et sans y avoir aucun droit, sont appelés au cours de la liturgie de l’ordination, à occuper ministériellement dans l’assemblée la place de son seul président, le Christ. C’est lui, dont ils font retentir la parole, qui aujourd’hui comme hier, avec autorité et non à la manière des scribes (Mt 7, 29 ; Mc 1, 22), fait grâce à son peuple rassemblé et l’invite à marcher à sa suite.

Pour conclure, j’évoquerai la confidence reçue de deux amis religieux qui, longtemps, résistèrent à la perspective d’une ordination pourtant usuelle dans leur congrégation. Alors que je les entretenais de ce article au moment de sa rédaction, l’un et l’autre me confièrent que c’est d’avoir fait l’épreuve de la puissance de vie et de renouvellement propre à la liturgie qui les avaient suscités à se rendre disponibles pour le ministère presbytéral devant lequel ils reculaient, tant qu’ils s’en faisaient une représentation trop étroitement hiérarchique.

Poussant dans cette ligne, je risque cette hypothèse sans doute un peu inconvenante dans cette revue : à se focaliser trop exclusivement sur "la crise des vocations", il se pourrait qu’on manque d’aller à sa racine, liturgique.