La fidélité chrétienne dans l’épreuve


Mgr Henri TEISSIER
Archevêque d’Alger

L’obligation dans laquelle je me suis trouvé de participer à l’ordination épiscopale de notre nouveau Nonce, un Ougandais, m’a conduit à Kampala où je rédige cette réflexion.

Je viens de relire l’histoire émouvante et admirable des martyrs de l’Ouganda. Il m’est facile d’établir ainsi un lien entre la fidélité à leur vocation de ces néophytes ou de ces catéchumènes africains et la question qui m’est posée ici par la revue Jeunes et Vocations : "Former une Eglise qui propose les vocations par la manière de tenir bon dans l’épreuve ".

J’ai fait un pèlerinage à la basilique de Namugongo, édifiée près du lieu du sacrifice de ces vingt-deux jeunes hommes ou adolescents bagandas mis à mort par leur roi, Mwanga, le "kabaka" de leur nation. Ils avaient refusé de renier leur identité chrétienne et de porter atteinte à leur dignité de vie évangélique.

Je ne veux pas ici raconter à nouveau l’histoire de la naissance de l’Eglise en Ouganda. On, sait comment le tout premier groupe chrétien a engendré lui-même l’élargissement de la communauté des néophytes et des catéchumènes, après le départ forcé des Pères Blancs (1882-1885). On sait comment ces jeunes chrétiens ont marché courageusement vers le bûcher de leur sacrifice ou vers les armes meurtrières de leurs bourreaux. On connaît le développement prodigieux de l’Eglise (catholique ou anglicane) en Ouganda et la place que tient la méditation sur le martyre, dans cette croissance. On sait aussi le nombre de vocations qui sont nées dans cette Eglise fécondée par le martyre dès sa naissance.

Le martyre, une folie ou un signe ?

Il m’a été impossible de vivre quelques temps cette histoire de l’Eglise de l’Ouganda sans méditer en même temps, à nouveau, sur le sacrifice de dix-neuf de nos frères et sœurs, évêques, prêtres, religieux ou religieuses entre 1994 et 1996 en Algérie.

Mgr Livinhac, le Père Lourdel, et le frère Amans, des Pères Blancs pouvaient-ils conseiller aux martyrs de l’Ouganda de cacher leur identité chrétienne, ou pire encore de la renier pour sauver leur vie ?

Nos frères moines de Tibhirine pouvaient-ils abandonner le lieu de leur prière solidaire, à la première menace, alors que leurs voisins et amis vivaient les mêmes dangers qu’eux ? Nous savons que toute vie humaine a, devant Dieu, une valeur sacrée et qu’en conséquence, il faut tout faire pour la protéger. Mais quand quelqu’un assume librement les dangers qui le menacent, en fidélité à Dieu, à ses frères et à tout ce qui donne sens à sa vie, peut-on conseiller la démission ? J’ai rencontré tous les parents de nos frères moines à Tibhirine. Ils sont dans la souffrance, après les crimes qui leur ont enlevé l’un des leurs. Mais ils comprennent aussi les motivations profondes qui ont conduit les moines à rester dans leur monastère à l’heure du danger. A certaines heures il y a une cohérence spirituelle absolue entre le sens que l’on donne à sa vie et les risques que l’on est conduit à assumer. La vocation chrétienne, c’est cette orientation profonde de sa vie que le croyant découvre comme un don de Dieu et un appel de l’Eglise. Parfois, il faut l’assumer jusqu’au bout, au péril de sa vie.

La prudence humaine garde tous ses droits et intervient comme un élément dans la décision. Mais c’est toute la grandeur d’une existence humaine que d’être orientée, non pas seulement comme les autres espèces vivantes, par les tropismes de l’instinct de survie ou de reproduction mais aussi par des motivations qui dépassent les prudences humaines et viennent de plus haut et conduisent plus loin.

Les fanatismes idéologiques du XXème siècle ont permis à des leaders sans scrupules de galvaniser des jeunes, en les conduisant à des sacrifices inhumains. Il y a donc continuellement à soumettre au jugement de la conscience et de l’Evangile les motivations que l’on propose à des jeunes. L’Eglise n’a jamais accepté le suicide des siens, ni les provocations au martyre. Elle conseille la prudence dans les temps de persécution. Mais elle reconnaît la grandeur du risque assumé, en fidélité à la vocation reçue. Jésus a dit : " Celui qui veut être mon disciple qu’il prenne sa croix et qu’il me suive " et " Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses frères ". Une telle offrande de soi conduit la vocation reçue à son sommet et en fait le témoignage suprême (martyriom).

Le sacrifice des martyrs, un appel pour ceux qui cherchent leur vocation

La vie des martyrs et des saints a été, depuis les origines de l’Eglise, l’une des sources les plus marquantes de la fidélité à la vocation chrétienne. C’est pourquoi, dans les temps des premiers martyrs, l’Eglise a recueilli leurs reliques avec respect, les plaçant sur l’autel du sacrifice eucharistique, et présentant l’exemple qu’ils ont laissé à la mémoire spirituelle de la communauté.

Plus tard, quand s’est ouverte la grande épopée du mouvement missionnaire des XVIème et XVIIème siècle, l’Eglise a également recueilli avec soin les témoignages héroïques laissés par St François-Xavier, Isaac Jogues, Jean de Brébeuf, et tant d’autres à leur suite, jusqu’aux martyrs contemporains, en Chine, en Amérique latine ou en Afrique.

La fidélité absolue qui s’inscrit dans la vie du martyre fait signe. Nous l’avons vu en Algérie. Plusieurs des Congrégations qui ont été frappées par la crise de violence criminelle des années 1994-1996 ont reçu de quelques jeunes de leurs membres des offres volontaires à venir prendre la place des victimes.

C’est ainsi que s’est reformé un groupe de jeunes trappistes qui se préparent en Algérie à donner une nouvelle vie au témoignage de Tibhirine. Les Pères Blancs de Tizi Ouzou ont reçu des vocations semblables pour faire l’avenir de leur témoignage en Kabylie après l’assassinat des quatre Pères le 27 décembre 1994. Pareillement, les Sœurs Augustines missionnaires espagnoles ont accueilli deux volontaires qui ont pris la place de leurs sœurs qui avaient été assassinées devant la porte de la chapelle de leur quartier.

Il est encore trop tôt pour savoir si des plus jeunes ont senti l’appel à une vocation sacerdotale, religieuse ou de laïc consacré, à cause des témoignages de fidélité donnés par les dix-neuf victimes de notre Eglise.

Mais le retentissement du testament du Père Christian de Chergé et la multiplication des livres publiés sur le sens de ces vies données prouvent que les témoignages de nos frères et sœurs victimes de cette crise trouvent un écho dans le cœur de nombreuses personnes.

Le martyre pousse jusqu’au bout la fidélité et donne ainsi la preuve que, malgré nos faiblesses humaines - comme le dit la préface de leur messe - Dieu fait de leur vie un signe.

Comme on le sait, la vie religieuse s’est développée, dans les déserts de l’Egypte, à partir du IVème siècle quand les temps du martyre ont été remplacés par ceux de l’Empire chrétien. Il y a dans toute " suite du Christ " (sequela Christi) une radicalité qui s’est d’abord exprimée dans le martyre, mais s’est ensuite inscrite dans la fuite au désert. La vocation ou choix radical des conseils évangéliques est dans la logique de cet appel à tout laisser pour suivre Jésus qui s’exprime dans le " Viens et suis-moi ". Toute vocation implique une rupture.

Les fidélités quotidiennes dans l’épreuve sont aussi un signe pour ceux qui cherchent leur vocation

Le martyre n’est pas le seul signe de la radicalité évangélique. Il y a aussi les longues fidélités qui traversent les épreuves et conduisent jusqu’au terme la vocation reçue. C’est pourquoi, me semble-t-il, les témoignages extrêmes ont toujours fait naître et grandir les vocations.

La Supérieure générale des Sœurs Augustines Missionnaires espagnoles est allée, en mai dernier, rencontrer la seule survivante de sa Congrégation qui, en Chine, après quarante-sept ans de coupure totale, a maintenu sa fidélité et même rassemblé autour d’elle un petit groupe de novices.

Peut-être n’a-t-on pas su recueillir suffisamment ces témoignages de longue fidélité dans l’épreuve. Heureusement, ils ne débouchent pas nécessairement sur le martyre, pourtant, ils conduisent la fidélité d’une vocation jusqu’à son sommet spirituel de façon plus discrète mais tout aussi réelle que le martyre.

Un prêtre d’Algérie, Youssef Courbon, qui vivait seul, dans une petite cité de l’Atlas, depuis l’indépendance (1962) est décédé de maladie en quelques heures, au mois de février dernier. Tous les prêtres, toutes les religieuses et tous les laïcs de notre Eglise d’Algérie ont mieux compris la profondeur de sa fidélité en découvrant, à l’occasion de son enterrement, l’attachement admiratif et affectueux que lui portaient ses amis musulmans. Ils ne nous connaissaient pas et nous ne les connaissions pas. Ils ne cessent, depuis la mort de notre frère, de nous exprimer le sens que l’engagement total de vie de Youssef avait donné à leur propre vocation d’homme et de croyant. En Algérie, notre vocation de chrétiens envoyés à la rencontre de frères et sœurs de confession musulmane est désormais stimulée par le témoignage de notre frère Youssef. Il a, lui aussi, vécu l’épreuve de la crise algérienne jusqu’à l’extrême. La route normale pour atteindre l’endroit où il vivait était si dangereuse qu’il nous avait interdit d’aller lui rendre visite depuis le début de la crise ; il ne sortait lui-même de sa ville, pour nous rejoindre, qu’une ou deux fois par an. C’est dans cette situation extrême qu’il a vécu son témoignage, et c’est de cette situation que nous vient le signe fort que nous recevons de sa vie.

Combien d’autres vivent ainsi leur fidélité quotidienne, dans des temps d’épreuves, et rejoignent, sans que personne ne le sache, la générosité de vie engagée par nos frères et sœurs victimes de la violence. Il y a aussi à découvrir le signe des longues fidélités, ignorées mais héroïques, dans les temps d’épreuves.

Nous croyons que des signes ont ete donnes par la vie de nos frères

Je débarquais à l’aéroport de Satolas, fin décembre 1994, accompagnant le cercueil du plus jeune des quatre Pères Blancs assassinés à Tizi Ouzou. Nous fûmes accueillis à la descente de l’avion par la représentante à Lyon d’Air Algérie, une laïque, de nationalité danoise, épouse d’un Algérien mais connaissant et aimant notre Eglise d’Algérie. Me voyant bouleversé, elle me murmure à l’oreille, à l’insu des autres employés de l’aéroport : " Sanguis martyrum, semen christianorum ". J’avoue que j’ai eu de la peine à accueillir cette phrase de Tertullien.

Derrière un martyr, il y a toujours un crime et des criminels. Comme l’a dit le Père Christian dans son Testament : " Aucun chrétien ne peut souhaiter être la victime d’une violence criminelle. Ce serait souhaiter le crime ".

Notre Eglise a traversé une crise grave et vécu dans la souffrance tous les crimes qui nous ont enlevés dix-neuf frères et sœurs. Bien évidemment, ce ne sont pas ces crimes que nous célébrons.

Ce que notre Eglise accueille avec foi, c’est la fidélité de ceux qui, assumant des risques connus, donnaient ainsi la preuve de leur engagement jusqu’au bout dans leur vocation.

Mais notre Eglise célèbre aussi toutes les autres fidélités, celles qui, avec les mêmes risques, dans ces temps d’épreuve, montrent pareillement le sérieux d’une vocation. Nous avons déjà constaté que des frères et des sœurs pouvaient nous rejoindre justement à cause du sérieux donné par l’épreuve à nos vocations, celles de nos martyrs, mais aussi celles de tous ceux qui sont restés fidèles dans cette situation difficile.

Pour cette nouvelle rentrée pastorale, nous attendons une quinzaine de nouvelles vocations de prêtres, de religieux, de religieuses et de laïcs, volontaires pour donner un avenir à notre témoignage. Nous attendons aussi avec foi que ces fidélités suscitent de nouvelles vocations parmi des jeunes. Nous les voyons naître de l’intérieur de l’Algérie, puisque tout engagement de vie sur l’Evangile, dans une société musulmane, implique l’aceptation du refus social et de la marginalisation et, par conséquent implique un don total de soi, très semblable à celui d’une vocation sacerdotale ou religieuse. Il y a aussi la vocation " au baptême ", qui dans certaines circonstances implique un don de soi aussi total que l’entrée dans un séminaire ou au noviciat.

Un jour aussi, l’histoire de ces vocations de l’intérieur devra être contée et donnée comme un signe admirable de la fécondité de l’Evangile dans les temps d’épreuves.

Mais nous attendons aussi des vocations de l’extérieur. Nous croyons que des signes ont été donnés dans la vie de nos frères, celle de nos martyrs et celle des autres. Nous souhaiterions que ces signes soient présentés largement aux jeunes, sûrs qu’ils porteront leurs fruits. En Algérie, il y a encore un appel à des vocations de vie chrétienne pour des prêtres, des religieuses et des laïcs.