La voie du service sera chemin de vocation


Père Jean-Marie PETITCLERC
Salésien de Don Bosco

6 Juin 1841 . Dans la chapelle de l’archevêché de Turin, Jean Bosco, âgé de 26 ans, revêtu de l’aube blanche, se prosterna face contre terre devant l’autel . Pâle d’émotion et épuisé par la fatigue des derniers jours, il se releva puis s’agenouilla devant l’archevêque. Le voici ordonné prêtre. Giovanni Melchiorre Bosco, l’ancien valet de ferme, qui dut batailler ferme pour accéder au séminaire, car il n’était pas évident à l’époque, pour un petit paysan, d’entreprendre des études, s’appelait désormais Don Bosco. Le rêve devenait réalité, et c’est une foule en liesse qui, quatre jours plus tard, s’associait à sa première messe solennelle célébrée à Castelnuovo d’Asti.

Mais, à l’enthousiasme succéda la déprime . Trois postes furent proposés au nouveau prêtre Bosco : percepteur dans une famille riche de Gênes, chapelain à Murialdo, là où il avait connu Don Calosso - ce saint prêtre qui l’avait tant aidé dans sa formation -, ou encore vicaire dans sa paroisse de Castelnuovo d’Asti où sa mère, Maman Marguerite, se réjouissait déjà de voir son fils, si pauvre, enfin reconnu ! Don Bosco n’arrivait pas à se décider . Il se sentait appelé auprès de ces jeunes qui, comme lui, n’avaient guère eu de chance. Bon nombre de ces jeunes ne fréquentaient déjà plus les églises. Lui se sentait appelé à aller planter sa tente au milieu d’eux. Alors, il refusa toutes ces propositions, et à l’automne prit la route de Turin, la capitale.

Le choc de la rencontre

Lorsqu’ à l’automne 1841, tout juste âgé de 26 ans, il entra dans la capitale du Piémont, ce fut pour lui un véritable choc. Il avait été élevé dans un minuscule hameau, " les Becchi ", et avait effectué des études dans une bourgade, Chieri . Et voici qu’il découvrait, côtoyant la splendeur du centre ville, la misère des faubourgs de Turin. Le spectacle des jeunes désœuvrés l’horrifiait . Il le décrivait en ces termes : " En approchant des ateliers et des fabriques, je n’entendis que des refrains grossiers, des propos cyniques, des jurons, des malédictions ; beaucoup de voix enfantines se joignaient hélas à celles des adultes. À chaque pas, je rencontrais des jeunes garçons déguenillés, que leurs parents abandonnaient à la corruption de la rue, par négligence, lâcheté, dépravation ou désespoir. En sorte que ces malheureux enfants devenaient soit des mendiants, soit des malfaiteurs. Je rencontrais, encore plus souvent, des bandes de garçons plus âgés hardis et provocants. " [ 1 ]

Jean Bosco assistait en son siècle à l’émergence de la société industrielle, qui venait bouleverser les valeurs du monde campagnard... Les jeunes, qui n’arrivaient pas à trouver leur place dans ce nouveau monde, commettaient de nombreux délits dans la rue.

Une telle description des jeunes de banlieue ne garde-t-elle pas toute son actualité ? Le désœuvrement conduit à tous les écarts. Et, dans les périodes de mutation sociale, ce sont toujours les plus pauvres qui sont marginalisés.

Sans logement stable, sans occupation, bon nombre d’adolescents étaient condamnés à vivre du produit de leurs vols et de leurs rapines.

Ils payaient cher le prix de leurs écarts de conduite. Dans les prisons de Turin, entre les murs noirs et humides, Jean Bosco rencontra des jeunes au visage triste et menaçant . Il éprouva du dégoût et de la honte . Mais ce qu’il supportait le plus difficilement, c’était la vue de jeunes, voire de très jeunes détenus, au regard dur et au sourire railleur.

Le premier contact entre ce jeune prêtre et ces adolescents blindés qui le raillaient méchamment fut difficile, au point qu’un jour, Jean Bosco craqua nerveusement dans le couloir, éclatant en sanglots. Les sarcasmes et les railleries redoublaient.

Mais, au milieu des insultes, voici qu’il entendit un étrange dialogue entre deux codétenus :

- Pourquoi ce prêtre pleure-t-il ? demande l’un d’entre eux.

- C’est peut-être parcequ’il nous aime, répond l’autre. Ma mère aussi pleurerait si elle me savait ici.

Au sortir de cette visite, voilà sa conviction forgée : " Ah, s’ils avaient pu, avant d’être incarcérés, rencontrer un ami comprenant que l’essentiel de sa mission serait la prévention ! "

Il comprit alors le sens d’un rêve effectué dix-sept ans plus tôt, alors qu’il avait tout juste neuf ans. Il s’était vu au milieu d’une cour spacieuse, pris à partie par une bande de garnements qui se bagarraient en s’insultant. À son tour, il fut tenté de donner du poing et de la voix pour rétablir l’ordre. Mais voici qu’une voix l’appelait par son nom, lui demandant de se mettre à leur tête et lui prodiguant ce conseil " Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur que tu en feras tes amis ! "

Souvent, une vie d’homme ne suffit pas pour réaliser ce qu’enfant on entrevit dans un rêve.

Savoir répondre aux besoins

On vit alors dans les faubourgs mal famés de Turin, ce jeune prêtre, du nom de Jean Bosco, se lancer dans l’aventure de la prévention, expérimentant une pédagogie de la confiance, (voir dans chaque jeune, quel que puisse être son comportement, un ami ) et de l’alliance ( considérer l’enfant non pas comme destinataire, mais comme acteur du processus éducatif).

Dans le quartier du Valdocco, il retroussa ses manches et se mit à l’ouvrage, avec des collaborateurs qu’il choisit principalement parmi les jeunes.

Il s’agit essentiellement pour lui de répondre aux quatre besoins fondamentaux des jeunes :

  • celui d’accueil et d’écoute, plus particulièrement pour les enfants de la rue,
  • celui d’animation afin de lutter contre contre le désœuvrement, source de tant de maux,
  • celui de formation, afin de les préparer à prendre place dans la société de demain,
  • celui d’évangélisation, afin de leur permettre, grâce à la Bonne Nouvelle traduite en termes pertinents au regard de leur situation, de construire du sens dans leur vie.

Le Valdocco deviendra pour la jeunesse défavorisée de Turin signe d’espérance.

Un siècle et demi après, le message de ce jeune prêtre reste d’actualité.

Évangéliser, c’est d’abord servir

Comme le dit l’apôtre Jacques, " Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l’un de vous leur dise : "Allez en paix, chauffez-vous et rassasiez-vous ! " sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi en est-il de la foi : si elle n’a pas les œuvres, elle est tout-à-fait morte. " (Jacques, 2, 15-16).

Annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, c’est d’abord répondre à leurs besoins. " En vérité, je vous le dis : dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait " (Mt 25, 45).

L’attention au petit constitue la voie évangélique par excellence, et le petit, dans le Nouveau Testament, c’est l’exclu : exclu par la misère (celui qui a faim), par l’injustice (celui qui a soif), par l’appartenance ethnique (l’étranger), par l’image sociale (celui qui est nu), par la maladie, par la privation de liberté (le prisonnier).

Vivre l’Évangile, c’est lutter, à la manière du Christ, contre toute forme d’exclusion. Tous les récits de miracles ne s’achèvent-ils pas par la réinsertion de l’exclu dans le groupe d’appartenance ?

La Bonne Nouvelle, une équation

Dire la Bonne Nouvelle, c’est annoncer un Dieu " Père ". Et la seule vraie manière de le manifester ici-bas, c’est de vivre en frère, avec les autres hommes. Dire " Dieu Père ", c’est dire à son prochain : " Tu es mon frère ! ". Aimer Dieu et aimer son prochain relèvent de la même démarche. Comme le dit Augustin, il n’y a pas deux amours.

Mais poser un geste de fraternité à l’égard d’un proche qui partage nos modes de pensée et de vie, c’est facile. Même les païens en font autant...

Par contre, poser un geste de fraternité à l’égard d’un frère exclu, mis au ban, regardé de travers par l’ensemble du groupe, prend toute sa signification : l’alliance scellée avec l’exclu est signifiante de la relation filiale en frère . Se joue alors pour le chrétien la rencontre du Christ dans celle de l’exclu.

" Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites " (Mt 25, 40) ou encore : " Quiconque accueille un enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille " (Mc 9, 37).

Je suis de ceux qui accordent la même valeur au pronom personnel " moi " qu’au possessif " mon " dans " ceci est mon corps... ceci est mon sang " Il s’agit de la présence réelle du Christ dans le " petit ".

En ce sens, on peut parler (je me réfère ici aux travaux de Xavier Thévenot), de la rencontre des petits comme d’un sacrement de la rencontre de Dieu.

Rappelons-nous que, dans l’Évangile, la figure de l’enfant n’évoque pas les thèmes de l’innocence ou de la pureté (ces thèmes sont apparus bien plus tardivement, à la fin du Moyen-Âge, les travaux de l’historien Philippe Ariès nous le montrent), mais la figure de celui qui n’a pas d’existence sociale, de droits. Dans ce sens, il est figure de l’exclu. Et Jésus, rabrouant ses disciples qui les mettent à l’écart, place les enfants au centre du cercle des auditeurs.

Accueillir, cela ne s’apprend pas dans les livres. C’est une attitude intérieure d’ouverture et de partage. Pour qu’il y ait accueil, il faut que celui qui est accueilli puisse partager ce qu’il apporte. Comme il aura à prendre sa part de ce qui lui est offert.

Accueillir, c’est toujours partager... et on oublie parfois que le plus grand don que l’on puisse faire à l’autre, c’est lui permettre de donner. Oui, accueillir, ce n’est jamais se mettre en avant, c’est toujours laisser l’autre s’avancer.

L’Église n’est réellement Eglise que si elle place, non pas à la périphérie, mais au centre de ses préoccupations, les exclus. L’Église n’est réellement Eglise que si elle sait être toujours davantage accueillante.

Appeler les jeunes au combat de l’alliance

Aussi la solidarité, manifestée aux frères les plus en difficulté dans notre société, constitue-t-elle l’annonce la plus explicite qui soit du message évangélique.

Et elle reste signifiante pour les jeunes d’aujourd’hui . Ces derniers ne sont pas moins généreux que leurs aînés. Ils répondent souvent " présents " aux actions de solidarité qui leur sont proposées, en particulier dans un cadre humanitaire.

On se plaint souvent de l’éloignement des jeunes de l’Église. Mais, dans le sondage de popularité des personnalités qui paraît régulièrement dans Le Journal du Dimanche, des figures comme l’abbé Pierre, Mère Teresa ont souvent été en tête. Autrement dit, lorsque le témoin est signifiant d’une grande proximité avec les exclus, son message passe. Aussi peut-on lier la désertion de l’Église par les jeunes aux désertions de l’Église sur le terrain de la lutte contre l’exclusion. Je suis de ceux qui pensent que ce n’est pas par une grande réforme de la catéchèse que les jeunes se rapprocheront de l’Église, mais par une grande proximité de cette dernière aux combats majeurs à livrer pour l’homme en cette fin de siècle.

D’ailleurs, l’histoire de l’Église ne nous rappelle-t-elle pas à ce sujet que, dans toutes les périodes tourmentées, correspondant à d’intenses phénomènes de mutation sociale, elle fut toujours réveillée par les voix des apôtres des exclus ? Songeons en particulier à François d’Assise, Vincent de Paul et… Jean Bosco.

Dans notre société moderne où la montée des phénomènes d’exclusion fait peser de lourdes menaces sur la cohésion sociale, la Bonne Nouvelle de l’Évangile ouvre une piste d’avenir : si tu considères tout homme comme ton frère, le processus d’exclusion sera terrassé.

La voie du service sera chemin de vocation

" Tant qu’il y aura des gens pour partager avec celui qui a faim, qui est sans abri, qui a soif, qui est paumé : " la lumière jaillira comme l’aurore ", ce sont les paroles même d’Isaïe... Tant qu’il y aura des chrétiens qui accepteront le dialogue, la rencontre, le partage, l’accueil, nous serons en marche vers le Royaume. D’ailleurs, quand Jésus parle du Royaume, il ne dit rien d’autre qu’il est " ouvert aux pauvres, à celui qui a faim et à tous ceux qui vivront et partageront avec eux " . Ce sont ces phrases-là qui m’ont fait devenir prêtre et je crois que l’on connaît plus Dieu dans le partage que dans tout autre chose " écrivait Jean-Louis Régis, jeune aumônier de St Germain-en-Laye qui se tua accidentellement en montagne, voici vingt ans.

Et il poursuivait, dans une lettre adressée aux jeunes : " Être lumière du monde, ce n’est pas être un phare, un clocher que l’on voit de loin et qui se dresse orgueilleusement vers le ciel comme nos anciennes cathédrales ; avoir une chapelle dans un lycée ne veut pas dire que l’aumônerie est comme le levain dans la pâte, on peut s’y mettre frileusement à l’abri ; être le levain, être le sel, c’est se mêler à la pâte et grandir avec elle... c’est partager les joies et les peines de ceux qui sont à nos côtés. C’est le prix qu’il faut pour découvrir le partage. Parfois cela peut sembler lointain, pas très évident, mais il en était de même pour Jésus qui, mangeant et buvant avec les pécheurs, s’attirait la réprobation des pharisiens. Il faut partager la Vie de Dieu dans la prière, la Parole dans l’Eucharistie, mais ce temps n’est pas seulement fait pour se retrouver frileusement ; s’il est authentique et vrai, il nous ouvre à tous les partages.

Il me semble que l’Église a peur de partager avec les plus pauvres ! Pourquoi ? Parce qu’elle a peur d’être bousculée par les marginaux, réveillée par leurs insécurités, leurs révoltes, leurs appels. L’Église de l’Esprit-Saint est l’Église de tous et surtout des pauvres. Une Église qui ne se pencherait pas sur les paumés est une Église bidon . L’Espérance de l’Église d’aujourd’hui c’est de s’aventurer sur des sentiers nouveaux. Vous êtes jeunes : c’est à vous de révéler cela, tout de suite, pas demain ! "

Sachons continuer de faire retentir ce vibrant appel au partage, qui me semble devoir être aujourd’hui à la source de toute véritable pastorale des vocations.

Je conclurai en rappelant l’histoire célèbre de Laurent, diacre martyr du IIIème siècle, telle qu’elle nous a été rapportée par St Augustin dans une homélie célèbre. Laurent, qui était archi-intendant du diocèse de Rome, avait été arrêté par l’empereur. Celui-ci, heureux d’avoir fait prisonnier celui qui était censé détenir toutes les richesses de l’Église, le somma de les lui amener et mit à sa disposition plusieurs chars. Laurent parcourut les rues de Rome, fit monter à bord tout ce que la ville éternelle contenait de boiteux, d’aveugles, d’estropiés, d’infirmes, de vagabonds, et, de retour devant l’empereur, eut ce mot célèbre : " Les trésors de l’Église, ce ne sont ni ses cathédrales, ni ses ciboires, ce sont ses pauvres. "

Puisse cette parole continuer de nous interpeller, en nous appelant tous à servir.

Notes

1 - Walter Nigg " Don Bosco " Apostolat des éditions, 81, p. 43-44 [ Retour au texte ]