Qu’entendons-nous par célibat ?


Le Père Alain-Noël Gentil, responsable du Service des Vocations de Grenoble, a présenté, en juin 1991, alors qu’il était diacre, un mémoire de maîtrise en Théologie sur le thème du célibat.

En voici quelques extraits donnant d’utiles précisions de vocabulaire.

Alain-Noël Gentil
Responsable du SDV de Grenoble

Le "célibat" est un terme qui exprime une réalité complexe ; il est donc important de cerner les différents aspects et composantes de cette réalité : de quoi parle-t-on lorsqu’on dit "célibat" ?

A propos du vocabulaire...

Une étymologie énigmatique

L’ origine du mot célibat semble provenir d’une contraction de deux termes latins : caelum/habitus. Ceci nous donne une première indication qui place l’état de vie du célibat dans un contexte religieux. En effet le ciel dont il est ici question évoque directement l’existence eschatologique de ceux et celles qui sont appelés à vivre pour toujours dans le Royaume des Cieux. Mais, parallèlement, le célibat désigne l’anticipation dès cette terre de la vie éternelle auprès de Dieu.

Mais le mot "célibat" est absent de la Littérature Biblique ; c’est donc dans la Tradition chrétienne des premiers siècles qu’il faut chercher sa première utilisation. L’étymologie que nous évoquons ici est énigmatique : en effet elle apparaît comme nouvelle dans un contexte où le mariage monogame semblait être l’état de vie le plus fréquent. Celui-ci n’était pas un obstacle à l’union à Dieu comme le montrent nombre de textes vétéro-testamentaires par exemple.

Mais avec la nouveauté radicale apportée par le Nouveau Testament, les premières générations chrétiennes ont senti l’urgence et la nécessité d’une vie toute entière consacrée au Seigneur suivant en cela l’exemple du Christ lui même. Nous reviendrons plus loin sur la beauté et les dangers d’une telle perspective. Notons seulement que le célibat s’affirme donc dans une perspective mystique d’union à Dieu dans un don de soi qui exclut l’engagement dans le mariage.

Une définition en négatif

Il est indéniable que le célibataire est considéré comme celui auquel une situation de vie fait défaut. Il nous faut donc, dès maintenant, prendre acte de cette définition en négatif, qui est suffisamment originale pour poser un certain nombre de questions. Car le mariage, lui, n’est pas défini comme la situation de quelqu’un qui n’est pas célibataire... Le Livre de la Genèse lui-même, sur lequel nous reviendrons plus loin, énonce clairement "qu’il n’est pas bon pour l’homme d’être seul..." (Gn 2, 18). Dieu lui même, à l’issue de son oeuvre de Création, estimerait-Il que le célibat n’est pas viable ?

Les célibats non-volontaires

Dans son ouvrage sur "Le Célibat" Marc Oraison distingue entre les célibats qu’il appelle "négatifs" et le célibat qu’il appelle "positif". En ce qui concerne les célibats "négatifs", il donne la définition suivante : "Nous entendons par là les situations qui expriment par elles-mêmes pour les sujets qui les vivent un inachèvement ou un refoulement de l’épanouissement sexuel au sens large (et non spécifiquement génital) de ce terme". En ce qui concerne le célibat "positif" Marc Oraison donne la définition suivante : "Situation de celui qui exprime le besoin de trouver un épanouissement et une réalisation de lui-même au-delà ou ailleurs que dans la réalisation plénière du couple socialisé " (1).
Le célibat non-volontaire concerne les personnes qui n’ont ni choisi, ni accepté leur célibat. Le rôle de la volonté est ici capital : même dans le cas d’un célibat non choisi elle peut permettre à l’individu de ne pas le vivre définitivement comme "négatif". Les célibats non-volontaires peuvent être les fruits d’un handicap ou d’une disgrâce physique mais aussi d’un blocage psychologique. Ils peuvent entraîner de grandes souffrances devant une fatalité considérée comme une injustice. Nous pouvons nous demander quelles paroles l’Eglise peut adresser aux individus qui vivent des situations de ce genre.

Continence, chasteté, virginité

A tort, ces différentes expressions sont souvent utilisées comme si elles étaient synonymes. Or, et malgré le fait qu’elles soient toutes trois en lien avec la sexualité humaine, elles ne signifient pas la même chose. Il est donc important de préciser dans quel sens nous les utilisons.

a) la continence

Dans le dictionnaire, la continence est définie comme "l’abstention volontaire des plaisirs charnels". Il ne s’agit donc pas d’un empêchement pathologique, puisque la volonté est requise. Il ne s’agit pas non plus d’une régulation de l’activité sexuelle, puisque la continence suppose une "abstention". La continence concerne les "plaisirs charnels" ; sa réalisation implique donc non seulement les rapports sexuels entre partenaires, mais aussi les pratiques masturbatoires individuelles. Autrement dit, un individu est continent dans la mesure où il s’abstient de plaisir charnel, seul ou au sein d’un couple. Cette abstention peut être soit provisoire, par exemple dans le cas d’un couple qui fait ce choix pour des raisons spirituelles, ou bien au contraire un choix permanent, par exemple dans la perspective d’un célibat consacré.

Célibat et continence ne sont pas synonymes. Un individu peut très bien vivre un célibat non continent ; nous pouvons même affirmer qu’il s’agit d’un cas fréquent de nos jours, dans la mesure où de nombreuses personnes exercent leur sexualité sans avoir posé préalablement d’engagement dans le mariage.

b) la chasteté

Tout d’abord, notons qu’il ne s’agit pas d’un état, ni d’une abstention, mais plutôt d’une vertu qui suppose un dynamisme, un élan, une tension. Le dictionnaire donne une sobre définition de la chasteté : "Vertu qui règle les plaisirs charnels" .

Cette approche semble limiter la chasteté au domaine génital, ce que ne peut pas accepter Laurent Boisvert : "La chasteté est la maîtrise libérante des pulsions sexuelles Selon cet énoncé, les pulsions sexuelles sont l’objet propre de la chasteté. Celle-ci embrasse toute la vie relative à ces énergies, ce qui est bien plus vaste que les seules activités génitales ". (2)

Nous pouvons dire que chaque être humain est appelé à vivre la chasteté ainsi définie. Il s’agit en effet de donner un véritable sens à la vie affective et sexuelle. L’attention due au partenaire, le respect de son propre corps et du corps de l’autre, l’intégration de la sexualité dans le cadre plus vaste d’un amour généreux et gratuit, voilà quelques repères qui peuvent aider à comprendre ce qu’est une vie chaste. Ce qui est premier, c’est la capacité de l’être humain à demeurer maître de ses pulsions, sans jamais les laisser devenir étouffantes.

La chasteté, à la différence de la continence, n’est pas une attitude ponctuelle d’abstention des plaisirs charnels. Naturellement, la chasteté peut intégrer dans son mouvement cette dimension de continence. Mais la chasteté, que les couples sont amenés à vivre également selon leur état de vie, consiste davantage en une tension vers la meilleure"gestion" possible de ce qui fait l’humain, dans ses différentes dimensions. On peut être continent une semaine, un mois ou un an. Mais il est difficile de se déclarer "chaste", puisqu’il s’agit d’un effort constant qui invite l’individu à toujours chercher à progresser. Ecoutons de nouveau ce que nous dit Laurent Boisvert : "Si la chasteté se définit comme la maîtrise libérante des pulsions sexuelles, la perfection de la chasteté ne peut être que cette maîtrise libérante portée à sa plénitude. Ce qui, bien sûr, constitue un idéal, un but à poursuivre mais jamais atteint ". (3)

Pour se rapprocher de ce but, la continence peut être proposée comme un chemin privilégié, mais pas unique. On ne peut pas, en effet, demander à des époux de vivre dans la continence permanente ! Pour eux, la tension vers la chasteté pourra s’effectuer dans le respect mutuel, l’écoute. Le célibataire, au contraire, devra tenir la continence comme un moyen privilégié de vivre effectivement la chasteté. Mais les chutes et les épreuves, obstacles sur la route, ne doivent pas faire perdre de vue le sommet vers lequel il marche.

Enfin, notons l’ambiguïté du mot "idéal" ; il ne faut pas oublier que ce qui est en jeu, ce n’est pas la chasteté pour elle-même, mais l’épanouissement généreux de l’être humain. C’est sans doute pour cela que Marc Oraison, faisant référence à la théologie thomiste, se méfie d’une survalorisation de la chasteté, comprise soit comme un "tabou", soit comme une vertu primordiale : "Pour Saint-Thomas d’Aquin, par exemple, la chasteté n’est qu’une partie de la tempérance, et ne prend sa vraie valeur que par rapport à la charité" (4). C’est en effet placée dans le contexte de la charité que chasteté (et même continence) peuvent être vécues comme des chemins d’amour, comme une quête de ce qu’on peut appeler, dans une perspective religieuse, la sainteté.

c) la virginité.

Avec la virginité, nous retrouvons non pas l’idée d’une vertu, mais celle d’un état : la virginité serait, selon le dictionnaire, "l’état d’une personne vierge, c’est-à-dire qui a vécu dans une continence parfaite".

L’emploi du passé indique ici que la virginité s’inscrit dans une durée : depuis sa naissance, la personne est vierge de tout rapport ou de toute activité sexuelle.

Il s’agit donc d’une intégrité physique. Mais il manque une dimension à cette définition. En effet, la virginité n’est pas seulement une intégrité préservée avec plus ou moins de difficultés, mais elle est aussi une disposition, c’est-à-dire une tension de tout l’être vers une offrande de soi-même. La virginité est une disposition qui s’enracine dans un passé sans rien perdre de sa nouveauté.

Pour nous résumer, et pour différencier sans les opposer les différents concepts, nous dirons que le célibat est un état de vie, que la chasteté est une vertu, que la continence est une conduite et que la virginité est une disposition. La question est alors de savoir dans quelle mesure le célibataire peut parvenir à vivre à la fois la disposition, la conduite et la vertu ..

Il lui faut, pour cela, chercher à faire l’unité en lui-même, et discerner pourquoi ou pour qui il s’engage dans le célibat. Un des moyens d’opérer ce discernement réside dans la faculté qu’aura le célibataire de lutter contre un isolement qui l’étoufferait, sans mépriser la valeur d’une solitude librement acceptée.

Célibat et solitude

Il est important de distinguer entre solitude et isolement. Le dictionnaire fait la distinction suivante : "Solitude : Etat d’une personne seule, retirée du commerce du monde. Isolement : "Etat d’une personne isolée, c’est-à-dire séparée des autres". Le verbe pronominal "se retirer" qui est utilisé pour évoquer la solitude s’oppose au verbe "séparer", utilisé en lien avec l’isolement. Cette nuance de vocabulaire est précieuse : elle nous permet de constater que dans le cas de la solitude, l’individu agit consciemment : il "se retire", et cette attitude ne peut être considérée comme préjudiciable. De plus, la solitude, librement choisie, peut être vécue de façon seulement provisoire. Le fait d’être isolé, d’être séparé, exprime une réalité plus douloureuse : en effet, l’individu subit une situation qu’il ne maîtrise pas. Ainsi, on parlera de l’isolement d’une personne âgée ou d’un malade, mais on utilisera le terme de "solitude" pour exprimer l’état de vie que choisissent certains moines.

Nous utilisons donc le mot "solitude" en un sens positif. Nous rejoignons ainsi une conviction de Laurent Boisvert, selon laquelle "La solitude ne doit pas être confondue avec l’isolement qui coupe d’autrui et aliène le sujet (...). L’isolement s’oppose à la nature même de la personne, faite pour la communion. Ce qui n’est pas du tout le cas de la solitude". (5)

La solitude ainsi comprise est donc nécessaire à toute vie humaine. Dans le mariage, elle permet aux époux de garder un équilibre entre leur vie de couple et leur maturation personnelle. Dans le célibat, et à plus fortes raisons si celui-ci permet de fréquentes rencontres, elle garantit l’intégrité de la personne en évitant un dispersement dans de multiples activités ou relations.

Naturellement, le célibataire doit intégrer sa solitude, humainement et spirituellement, comme une dimension de l’existence. Pierre Gire, lors d’une instruction spirituelle au Séminaire Universitaire, affirma clairement la nécessité d’une interrogation anthropologique sur la solitude : il s’agit de bien comprendre que la solitude est un lieu privilégié de l’expérience de l’identité, où l’homme se révèle comme sujet ; dès lors, la solitude ne peut plus être confondue avec l’isolement.

Malgré le paradoxe de cette formule, nous pouvons affirmer que la solitude est féconde, dans la mesure où elle est habitée. Pour un croyant, ce sera l’espace d’une rencontre avec Dieu dans la prière.

Pour être épanoui, un célibataire ne doit donc pas avoir peur de la solitude, mais l’accepter comme un cadeau indispensable. Ceci ne se fera pas au détriment des contacts humains, comme l’affirme très justement Pierre Remy : "L’isolement est absence de contacts humains. Le sentiment de solitude au contraire surgit d’eux et d’autant plus qu’ils sont intenses". (6)

La symbolique nuptiale dans l’Ecriture

Plus encore que le mariage, Le célibat semble avoir été compris, dans les tous premiers siècles du Christianisme, comme une anticipation du monde à venir. Le danger de concevoir le célibat comme un état de vie supérieur à celui du mariage n’est pas absent des pensées paulinienne et augustinienne, que nous avons choisies pour illustrer notre propos.

Vers un célibat supérieur ?

Avant d’étudier l’ouvrage de Saint-Augustin sur "La Sainte Virginité" (7), arrêtons-nous sur la réflexion que propose Saint-Paul : un déplacement s’opère-t-il par rapport à ce que nous rapportent les Evangiles ? "Je dis toutefois aux célibataires et aux veuves qu’il leur est bon de demeurer comme moi. Mais s’ils ne peuvent se contenir, qu’ils se marient : mieux vaut se marier que de brûler." (1 Co 7, 8-9). La position de l’apôtre semble ici très claire : le célibat continent est bon. Mais si cette continence est impossible à conserver, la mariage est préférable. Dans l’échelle de valeurs paulinienne, le célibat apparaît donc comme meilleur, puisque le mariage n’est à choisir que dans la mesure où l’individu ne peut vivre dans la continence.

Précisons cependant que pour Paul, le mariage n’est pas considéré comme un état de vie qui s’opposerait à la volonté divine : "Que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu." (1 Co 7, 20). On peut donc légitimement être marié et répondre à cet appel... Quelques indices permettent cependant de mesurer que le célibat est considéré, par les communautés auxquelles Paul s’adresse, comme un moyen "plus haut" de suivre le Christ.

Certains se demandent même si le mariage n’est pas peccamineux, et s’ils peuvent demeurer sans honte dans cet état de vie. Paul se veut alors rassurant : "Es-tu lié a une femme ? Ne cherche pas à rompre. N’es-tu pas lié à une femme ? Ne cherche pas de femme. Si cependant tu te maries, tu ne pêches pas ; et si la jeune fille se marie, elle ne pêche pas" (1 Co 7, 27-28) Il faut donc croire que certains avaient sérieusement envisagé de se séparer de leurs épouses au nom du Christ. Pour quelle raison ? L’apôtre l’explique un peu plus loin : "Je vous le dis, frères, le temps se fait court : que désormais ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas." (1 Co 7, 29).

Nous devons avouer que la logique paulinienne a de quoi dérouter le lecteur. D’un côté, pour ceux qui ne peuvent vivre dans la continence, il est conseillé de se marier. D’un autre côté, ceux qui sont mariés sont appelés à vivre comme s’ils ne l’étaient pas ! Quels sont donc les facteurs qui expliquent la "supériorité" du célibat ? Tout d’abord, les soucis de la chair : ainsi, Paul affirme-t-il à propos de ceux qui sont mariés : "ceux-là connaîtront la tribulation dans leur chair, et moi, je voudrais vous l’épargner." (1 Co 7, 28). Le mariage risque en outre de détourner les époux de leur mission véritable, qui consiste à préférer le Seigneur en tout : "L’homme qui n’est pas marié a le souci des affaires du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur. Celui qui s’est marié a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à sa femme ; et le voilà partagé " (1 Co 7, 32-34).

La pensée de Paul s’inscrit dans un contexte où les premiers chrétiens attendaient le retour du Christ comme un événement imminent. Le célibat pouvait alors apparaître comme le moyen le plus sûr de demeurer fixé sur cette échéance. Une autre explication peut résider dans le fait que les disciples du Christ souhaitaient se démarquer des "habitudes" juives de l’époque. Affirmer le choix du célibat permettait de prendre du recul par rapport au Judaïsme pour lequel le mariage restait l’état de vie conforme au projet divin sur l’homme. Enfin, l’influence de certains groupes religieux ascétiques (comme les Esséniens) a certainement joué un rôle dans cette évolution. Ces remarques ne sont que des indices. Il serait en effet insuffisant de considérer que cette "primauté" du célibat ne soit que le fruit de phénomènes religieux ou culturels indirects. Nous devons constater que, pour Paul, le célibat est un état de vie supérieur au mariage, dans la mesure où il permet à celui qui le choisit de vivre, dans son esprit comme dans sa chair, une communion avec le Christ.

Un problème demeure cependant : le célibat est affirmé sur un mode "négatif", par rapport à des situations matrimoniales mal vécues : divorce, adultère, déviations des rapports sexuels. Evidemment, dans ce contexte, le célibat semble préférable, encore qu’il faudrait examiner comment il est vécu. Ainsi, lorsque Paul évoque les "tribulations" de ceux qui sont mariés, (1 Co 7, 28), on peut se demander si lui-même n’est pas sujet à d’autres tribulations dans son état de vie... En tout cas, il nous semble que dans la pensée paulinienne qui ressort de cette première épître aux Corinthiens, il manque la présence d’une théologie "positive" du mariage. Bien sûr, on peut trouver des indices d’une telle approche ailleurs (cf. Ep.5) ; mais des questions subsistent : en quoi le mariage permet-il aux époux de répondre à l’appel de Dieu ? Comment le mariage est-il signe de l’amour de Dieu ?

Les Pères de l’Eglise et le célibat

Le travail et la réflexion théologiques des Pères de l’Eglise seront marqués par cette influence paulinienne, comme nous allons à présent le constater avec Saint Augustin. Il fallait nous limiter dans notre approche de la pensée Augustinienne. Nul doute que l’étude de ses oeuvres sur la continence (De continentia) ou sur la vie conjugale (De Bono Conjugali) auraient été précieuses. Mais nous avons seulement retenu son traité sur la virginité (De Sancta Virginitate), car il nous a semblé que son approche de la question rejoignait notre préoccupation : pour Augustin, le célibat est-il préférable au mariage ?

Notons d’abord qu’il n’est pas question du mot "célibat" dans le titre du traité. Il s’agit bien de la virginité. Mais celle-ci est présentée comme un choix de vie s’opposant au mariage. Cette approche rejoint donc la définition du célibat et, pour être plus précis, d’un célibat consacré. L’emploi même de ce mot "virginité" nous renseigne déjà sur l’orientation que va suivre l’auteur.

Lorsque nous avons évoqué la virginité dans le premier parcours de cette réflexion, nous l’avons envisagée comme une disposition plus que comme un état de vie. Ainsi, virginité et célibat ne pouvaient pas être considérés comme synonymes. Dans la pensée de Saint Augustin, la virginité est à comprendre immédiatement dans un sens mystique. Il s’agit d’une union au Christ qui est anticipation d’une existence eschatologique. Ainsi présentée, la virginité ne peut évidemment pas être placée sur le même plan que le mariage, même si la valeur de celui-ci n’est pas remise en cause. C’est surtout la première partie du traité d’Augustin (La Virginité en elle-même), qui va retenir notre attention Nous pouvons reprendre les trois sections qui en forment la substance : qui sont les modèles de la virginité ? Qu’est-ce qui distingue virginité et mariage ? Quelles sont les conséquences de la virginité ?

Dans le préambule, Augustin affirme la dignité du mariage : sa fécondité n’est-elle pas nécessaire ? Mais la virginité est immédiatement affirmée comme plus haute : "De droit divin, la continence l’emporte sur la vie conjugale et la virginité chrétienne sur le mariage." (p. 197). L’auteur invite ceux qui ont choisi la virginité à ne pas en tirer d’orgueil, puisqu’il s’agit "du don plus éminent reçu d’en haut." (p. 197)

La première section fonde la fécondité de la virginité sur les modèles que représentent Jésus-Christ et Marie. C’est grâce aux mérites du Christ et de sa Mère que la virginité chrétienne acquiert sa dignité. Dès lors, et c’est le but de la deuxième section, Augustin va montrer en quoi la virginité "dépasse toute fécondité conjugale" (p. 207). Aucune comparaison n’est d’ailleurs possible entre la "fécondité conjugale" et "l’intégrité virginale". Le mariage a sa valeur, mais il est loin d’égaler celle de la virginité, qui suppose une "consécration à Dieu" (p. 209). Augustin oppose en fait la fécondité charnelle du mariage à la fécondité spirituelle de la virginité : "Certes, le mariage présente ses avantages c’est moins de mettre au monde des enfants, que de le faire honnêtement, légitimement, chastement, socialement (...) Mais ce sont là autant de devoirs d’une fonction toute humaine, tandis que garder sa chair vierge et s’abstenir par piété de tout rapport charnel, c’est faire oeuvre angélique " (p. 215)

La troisième section a pour but de montrer quelles sont les "récompenses" que sont en droit d’attendre ceux et celles qui ont choisi la virginité chrétienne : "Ce n’est pas la vie présente de ce siècle, mais la vie future promise dans le Royaume des Cieux qui doit nous faire aimer la chasteté perpétuelle." (p. 235). Il n’est pas anodin que l’auteur emploie le mot "célibat" au moment où il évoque l’existence eschatologique des vierges. Par "célibat", Augustin évoque cette fois un état de vie qui est anticipation du ciel (cælibes) et de la Vie éternelle : "Continuez donc, o saints de Dieu, jeunes gens et jeunes filles, hommes et femmes, vous qui vivez dans le célibat et vous qui ne vous êtes pas remariés ; perséverez jusqu’au bout." (p. 247)

Ces extraits du "De Sancta Virginitate" nous permettent de faire quelques remarques. Tout d’abord, pour Augustin, mariage et virginité s’opposent parce que leurs buts ne sont pas les mêmes : vie terrestre d’une part, vie céleste d’autre part. Tout se passe comme si le célibat n’avait de sens que comme signe eschatologique et comme si le mariage n’avait pas d’autre fonction que d’assurer une descendance.

De cette première remarque nous pouvons avancer une hypothèse : une bonne compréhension des deux états de vie ne peut pas s’établir sur une telle dichotomie. Les célibataires chrétiens, jusqu’à preuve du contraire, ne sont pas des anges. Quant aux époux chrétiens, ils ont légitimement le droit de revendiquer une fécondité non seulement charnelle, mais spirituelle, pour leur couple.

 

Augustin insiste aussi sur "l’intégrité virginale". Cette expression est un peu ambiguë, dans la mesure ou le mariage devient suspect. Or, il nous semble qu’il existe bel et bien des couples "intègres", dont beaucoup de célibataires chrétiens pourraient s’inspirer... Dans le mariage comme dans le célibat, cette quête d’intégrité ne correspond-elle pas à un effort de chaque jour ?

Notes

1 Marc Oraison in "Le célibat", Centurion - Bordeaux, 1966, pp.51 er 108 [ Retour au Texte ]

2 Laurent Boisvert in "Le Célibat religieux", Cerf, Paris 1990, p.17 [ Retour au Texte ]

3 L. Boisvert, op.cit. p.18 [ Retour au Texte ]

4 M. Oraison in "Le mystère humain de la sexualité" Seuil, Paris, 1966 - p.47 [ Retour au Texte ]

5 L. Boisvert , po.cit. p.49 [ Retour au Texte ]

6 P. Rémy in "Il vit que cela était bon", Foi chrétienne, Centurion, Paris 1983 - p.158 [ Retour au Texte ]

7 Saint Augustin in "De sancta Virginitate", Oeuvres de St Augustin, III,DDB, 1939. [ Retour au Texte ]