Le célibat, chemin de liberté...


Pourquoi le célibat chrétien est-il si peu estimé de nos jours ? Mgr Hippolyte Simon, évêque de Clermont-Ferrand, répond en soulignant les contradictions d’une époque que ce choix dérange.

Hippolyte Simon
Évêque de Clermont

Avertissement au lecteur.

Dans les limites de cet article, il n’est pas possible d’aborder toutes les questions relatives au célibat. Je ne m’interrogerai pas sur le bien-fondé de la discipline en vigueur dans l’Eglise Catholique occidentale pour l’appel au ministère presbytéral. Ce débat existe, et je comprends que l’on cherche à réfléchir sur le fait que notre Église n’appelle au ministère sacerdotal, sauf exceptions, que des hommes ayant librement promis de rester célibataires. Mais ce n’est pas la question que je voudrais aborder ici.

Même si, un jour, l’Eglise Catholique venait à modifier le choix rappelé par Vatican II (Presbyterorum Ordinis N°16), cela n’empêcherait pas que des hommes pourraient toujours choisir de rester célibataires, avant d’être ordonnés prêtres. Et cela ne modifierait en rien le choix de la vie religieuse. Il est donc possible, et, je le crois, nécessaire, de s’interroger sur le sens positif que des femmes et des hommes peuvent donner à leur libre consécration au Christ, dans le célibat.

C’est un fait massif : depuis les débuts de l’Eglise, et aujourd’hui encore, des femmes et des hommes ont choisi de vivre leur expérience chrétienne en restant célibataires. Ce choix est le fait de prêtres, de religieuses, de religieux, mais aussi de laïcs, consacrés ou non. Tous n’ont pas choisi pour les mêmes raisons. Certains ne l’auraient peut-être pas choisi spontanément, mais ils se sont retrouvés, de facto, dans cette situation, et ils ont décidé de la ratifier, pour en faire le chemin de leur vie, à la lumière de l’Évangile.

La question se pose donc de savoir quel est le sens positif que l’on peut donner à ce choix. J’ai bien conscience qu’il s’agit d’un défi redoutable, surtout dans le contexte où nous sommes en 1997. J’essaierai toutefois de l’aborder à partir des grandes structures anthropologiques qui marquent notre manière d’être au monde et de vivre en société.

Le lecteur pourra s’étonner, dans un premier temps, de ce que je ne semble envisager le mariage que sous l’angle de la procréation. Je n’ignore pas que le mariage comporte aussi d’autres aspects : il constitue une alliance et une communauté de vie entre deux personnes. Mais, encore une fois, il n’est pas possible de tout dire dans les limites d’un article comme celui-ci. Et il me semble que nous pouvons nous accorder sur ceci : dans la plupart des sociétés, la stérilité de la femme constitue un motif légitime de répudiation. C’est donc bien le signe que le mariage, dans ces sociétés, repose de façon privilégiée sur la procréation.
A cette loi, le christianisme fait exception. On peut donc se demander si cette exception n’est pas liée à une conception originale de la personne humaine et de sa liberté. C’est donc l’hypothèse que je me propose d’explorer ici : la reconnaissance d’un sens positif au célibat irait de pair avec la reconnaissance du mariage comme "vocation" et comme alliance libre entre les époux.

Étonnement préalable

Toutes les analyses sociologiques le montrent : le nombre des célibataires ne cesse d’augmenter en France. Cette situation - qui est d’abord une situation de fait - laisse deviner bien des différences dans la manière de la vivre. Entre les célibataires qui ont choisi de le rester, celles et ceux qui ont finalement ratifié une situation qu’ils (ou elles) n’ont pas choisie, et celles et ceux qui la vivent comme un échec cruel, il existe toutes les différences possibles. De la même façon il existe, pour les célibataires, bien des façons d’assumer l’affectivité et la sexualité.

Toutefois, à partir de ce constat de départ, j’aimerais faire part d’un étonnement qui pourrait, dans un second temps, nous "donner à penser".

Je m’étonne, en effet, de ce que, dans un pays où il y a jamais eu autant de célibataires qu’aujourd’hui, on insiste avec autant de force sur l’idée selon laquelle "il faudrait tout de même en finir avec le célibat des prêtres". Puisqu’il y a tant de célibataires, je me permets de trouver curieux que l’on veuille à tout prix marier... les quelques uns qui prétendent avoir choisi ou librement ratifié de le rester !

J’en arrive à penser que la contestation porte moins sur le fait du célibat comme tel - puisqu’il est, de fait, communément vécu - que sur la "prétention" de l’avoir librement choisi.

Autrement dit, je me demande si le célibat ne serait pas accepté, dans l’opinion publique, à la seule condition qu’il soit vécu comme un malheur ou un échec. Mais l’idée que l’on puisse avoir quelque liberté en ce domaine serait, elle, inacceptable.

A entendre l’opinion publique, le célibat ne peut avoir de sens positif. La rencontre des groupes de jeunes qui préparent leur confirmation est éclairante sur ce point. Reprenant à leur compte les slogans et les lieux communs de notre société, ces jeunes n’arrivent pas à concevoir que l’on puisse "choisir" de rester célibataire.

Il m’arrive, pour les faire réfléchir, de retourner leur question. Et lorsque je leur demande : "A votre avis, qu’est ce que cela signifie - pour le mariage - que des êtres humains choisissent le célibat ?" Je vois bien qu’ils me prennent d’abord pour un martien ! Et quand, après un silence, je leur dis : "Réfléchissez bien à ceci : si des êtres humains normaux peuvent choisir de rester célibataires, cela signifie que le mariage - le fait de se mettre en couple - n’est pas obligatoire. Bonne Nouvelle pour le mariage !..." Ils sont encore plus perplexes.

A partir de cet étonnement initial, il devient possible d’ouvrir de nouveaux chemins de réflexion. Mais il reste que, dans ce domaine, nous vivons largement sous le règne de la "pensée unique", du "culturellement correct", et qu’il est bien difficile de plaider pour une "positivité " possible du célibat choisi.
Essayons tout de même d’en parler.

Les énigmes de la sexualité

Pour aborder ces questions, il convient de reprendre les choses beaucoup plus en amont et de réfléchir à la signification de la sexualité à l’intérieur de l’évolution des espèces vivantes.

Il existe d’autres modes de reproduction des vivants que la reproduction sexuée. Ainsi, par exemple, nombre de végétaux peuvent se multiplier par bouturage ou marcottage. Il suffit de prendre une branche de géranium, de la planter en terre et une autre plante se développe. Selon l’environnement, la seconde plante peut prendre des formes différentes de la première. Mais, en rigueur de terme, il ne s’agit pas "d’individus" différents, puisqu’ils sont issus d’une seule et même "souche" de départ qui s’est "divisée" à chaque opération.

Un autre mode de reproduction est à l’oeuvre dans la division cellulaire. Le noyau d’une amibe se développe puis, à un certain stade, se sépare en deux. On obtient alors deux amibes rigoureusement identiques.

Un observateur qui poserait alors la question : " Il y avait une amibe, il y en a deux maintenant, où est passée la première ?" pourrait aussi bien répondre :

- la première a disparu.

- ou, la première est passée dans les deux nouvelles.

Force est donc d’admettre, ici, que la première amibe n’est pas "morte", puisque rien d’elle ne subsiste en dehors du processus de reproduction. Il n’y a pas non plus "d’individu", puisque, par définition, ce vivant est susceptible de se diviser indéfiniment.

Par contraste avec ce processus élémentaire de duplication, la reproduction sexuée va faire surgir, dans la chaîne des vivants, des capacités étonnantes de variations. Là où la division cellulaire reproduit à l’infini de l’identique, la sexualité va permettre l’invention de la différence.

En effet, dans le processus de la reproduction sexuée nous avons, au départ, deux individus séparés. Ils s’unissent et de leur union nai(ssen)t un (ou plusieurs) individus(s) différent(s) des deux premiers.

Mais, chose remarquable, ce troisième individu, après un peu de temps, va mener une vie indépendante des deux premiers. Ce qui signifie que le processus de reproduction va pouvoir continuer en dehors et indépendamment des individus de départ. Ceux-ci restent donc extérieurs au processus de reproduction. De ce fait, ils deviennent "mortels" puisque la vie peut continuer sans eux. Eux-mêmes, nés un jour du temps, restent sujets à l’usure du temps. Un jour, le temps reprend leur vie.

En résumé, on peut donc dire que la sexualité est une invention extraordinaire puisqu’elle produit, du même mouvement :

  • de la vie, en permettant la naissance d’un être nouveau.
  • de l’individualité et de la différence, puisque cet être nouveau, qui tient des deux premiers, ne ressemble exactement à aucun des deux.
    Tenant des deux, il ne peut être la copie conforme ni de l’un, ni de l’autre.
  • de la mort, puisque les deux individus de départ restent extérieurs au processus qui va, désormais, se continuer sans eux.

On comprend, au carrefour de ces trois réalités fondamentales, que la sexualité soit aussi fascinante. Elle est - de soi - une invention prodigieuse. Et nous avons bien raison de chanter notre Créateur en lui disant : " Que tes oeuvres sont belles !..."
Mais elle peut devenir aussi :

- le lieu de l’idolâtrie, car elle peut laisser croire que nous sommes les maîtres de la vie.

- ou celui de l’angoisse la plus tragique, car elle signifie que nous sommes tous mortels.

Et il est logique qu’elle demeure, pour tout individu, source d’un questionnement infini. Car elle pose à chacun la question de son origine et de son identité la plus profonde.

Source de la vie et, en même temps, rappel de la mort, la sexualité pose à tout être humain l’énigme de sa propre existence et de sa singularité. Comment dire "je" sans savoir de qui je viens, et sans accepter aussi que "je" sois mortel ?

Elle nous pose donc, à tous, fondamentalement, la question de la signification que nous essayons de donner à notre vie. A ce titre, elle est au coeur de l’expérience spirituelle, si, du moins, nous essayons de ne pas tricher avec les questions les plus radicales de notre humanité.

A partir de là, il n’y a plus à s’étonner de ce que la sexualité soit omniprésente dans toutes les sociétés et toutes les cultures. Elle conditionne la survie de l’espèce humaine, en même temps qu’elle interroge chacun des individus. Elle est la force qui donne naissance à des êtres nouveaux, en même temps qu’elle condamne à mort toutes les générations.

L’émotion qui vient de s’emparer de l’opinion publique devant la réussite du clonage d’un mammifère est tout à fait révélatrice. Cette émotion est faite, tout autant, de fascination que de répulsion. Cette réussite ouvre, en effet, des abîmes. La possibilité de reproduire des individus humains à l’identique ne peut que fasciner : elle permet en effet de "contourner" la mort. Mais en même temps chacun pressent que c’est une régression, car elle ferme le champ des possibles, en interdisant toute "différence".

Comment être sûr, dans ces conditions, qu’elle ne constitue pas, finalement, une régression qui ramènerait l’être humain à la répétition indéfinie des amibes ?

Le mariage, ou l’impératif catégorique de toutes les sociétés

Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire des sociétés humaines, il apparaît nettement qu’elles ont toujours tenté, sans toujours y réussir, de codifier l’exercice de la sexualité. Les rites et les lois du mariage constituent comme des tentatives de canaliser l’énergie étonnante de la vie.

Il est tout à fait logique qu’il en soit ainsi, puisque les sociétés ne peuvent survivre qu’à la condition de mettre au monde des enfants.

Au delà de toutes les différences dans l’art et la manière de réguler le mariage, et donc la reproduction des êtres humains, il semble que toutes les sociétés aient en commun le fait de considérer que la procréation est un "devoir" qui s’impose à tout être humain. Et d’abord à toutes les femmes, puisque ce sont elles qui portent la vie. Il n’est donc pas surprenant que la stérilité soit (presque) partout, considérée comme un malheur.

Et plus la mort est présente, plus la nécessité de donner la vie se fait impérative. Que les peuples, ou les familles, pauvres soient les plus prolifiques, n’est un paradoxe qu’en apparence. Car plus la vie est précaire, plus il convient de la multiplier. Le fait que cet impératif ne soit pas conscient n’enlève rien à sa force, bien au contraire.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les sociétés contemporaines n’apportent que des confirmations à ce principe universel.

Dans les sociétés en voie de développement, il existe une contradiction majeure entre les politiques gouvernementales et la résistance des populations, en particulier des minorités. Conscients des limites économiques de leur société, les gouvernements essaient d’imposer, par toutes sortes de moyens, une diminution drastique du nombre des naissances. Mais les familles ressentent ces politiques comme une violence, car elles portent atteinte à leur unique chance de survie : leurs enfants.

Les sociétés développées, qui semblent en avoir fini avec la menace des famines et où l’éducation des enfants est d’abord un long et très onéreux investissement, apportent la même démonstration, mais par un chemin inverse. Ce sont les gouvernants qui incitent à l’augmentation des naissances - ne serait-ce que pour payer nos retraites dans trente ans et pour éviter le déséquilibre de l’immigration - alors que les familles, confiantes dans les succès de la médecine, limitent d’elles mêmes le nombre de leurs enfants.

Pour autant, cette maîtrise collective de la fécondité ne signifie pas, pour les individus, une maîtrise équilibrée de l’activité sexuelle. Bien au contraire. Par bien des aspects, les sociétés modernes développées peuvent induire des comportements affectifs et sexuels complètement erratiques. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette contradiction apparente.

  • Les sociétés occidentales sont très directives pour tout ce qui concerne la santé et les soins du corps. Pour expérimenter leur liberté subjective, les individus peuvent être amenés à revendiquer le droit de s’engager dans des aventures multiples. C’est leur façon la plus immédiate de vérifier qu’ils disposent bien de leur corps.
  • Les sociétés modernes ont presque entièrement "colonisé" la nature. La plupart de nos activités se déroulent dans un cadre artificiel, car fabriqué par l’industrie humaine. A cet égard, les activités sexuelles permettent aux individus de s’expérimenter comme de simples vivants, en-deçà de toute contrainte sociale.
  • Les sociétés ancestrales réitéraient la division des sexes à l’intérieur même de la culture : les hommes et les femmes étaient souvent séparés en deux groupes distincts pour leur éducation, pour les activités professionnelles et pour l’ensemble des rites sociaux. Il n’y a pas si longtemps, une telle division se retrouvait jusque dans la disposition des places à l’église. L’habillement, les symboles et les traditions renforçaient l’identification de chaque individu à l’un ou à l’autre de ces deux groupes. A l’inverse, les sociétés modernes tendent vers une uniformisation des tâches, de l’habillement et des rites. La personne devient plus importante que l’appartenance au groupe. Mais cette indistinction rend plus difficile le processus d’identification. Certains individus peuvent donc ressentir d’autant plus impérieusement la nécessité de "se prouver" à eux-mêmes leur virilité ou leur féminité.
  • Enfin, et surtout, l’angoisse de la mort n’est pas évacuée de nos sociétés développées. Elle est même redoublée dans l’inconscient collectif. Car, non seulement les individus se savent toujours mortels, mais en plus, ils en viennent à redouter la fin de la société elle-même. Du péril nucléaire à la disparition de la couche d’ozone, en passant par le Sida, l’amiante, les nitrates et la vache folle... toutes sortes de menaces planent sur notre société. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que notre société soit à ce point obsédée par la sexualité et l’érotisme. Dans un monde ressenti à ce point comme menaçant, ces réalités sont les moyens les plus élémentaires qui restent aux individus pour exorciser leur angoisse et tenter de se réassurer sur leur vitalité.
  • Or, dans le même temps, les progrès de la médecine et de la science ont permis de " découpler ", si l’on peut dire, l’activité sexuelle de la procréation. Les individus peuvent donc en venir à considérer que cette activité n’a de signification que pour eux-mêmes, et qu’elle n’engage pas le tout de leur vie.

Dans un tel contexte, avoir un ou des partenaires sexuels finit par être considéré comme une nécessité vitale pour tout individu. On en vient à penser que l’activité sexuelle génitale fait partie des besoins primaires de l’être vivant, au même titre que le fait de manger, de boire ou de dormir. Mais ceci ne correspond pas à la réalité.

En effet, un être humain ne peut pas faire abstraction du fait qu’il est sexué. Cette donnée détermine tous ses comportements. Mais, alors qu’il ne peut vivre sans se réhydrater, il n’est pas obligé sous peine de mort, d’avoir des relations sexuelles. Cette activité n’est pas une nécessité pour les individus, elle n’en est une que pour l’espèce. L’existence de cette indétermination laisse à chaque personne la possibilité d’une décision. La continence est donc possible et pensable. Toute la question étant de savoir au nom de quelles motivations un être humain peut décider de la choisir.
Il faut d’ailleurs observer ici que même les activités primaires, pourtant nécessaires à la vie de l’individu, demandent, pour être vécues de façon humaine, d’être intégrées dans un projet personnel et communautaire. Manger n’est pas seulement ingérer de la nourriture. Il suffit pour s’en convaincre de voir les réactions que suscitent ceux qui, dans un dîner, ne pensent qu’à "avaler des aliments", sans s’occuper des autres convives.

A plus forte raison, l’affectivité et la sexualité, qui engagent l’appartenance d’un être à l’ensemble de l’humanité, ne peuvent-elles pas être séparées d’un projet global de vie personnelle et sociale. Comme l’avait fort bien vu Karl Marx, lorsque ces réalités sont abstraitement séparées d’un projet d’humanisation, elles deviennent frénétiques, compulsives et, selon son expression "bestiales" (1)

Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que l’opinion publique fasse abstraction des motivations qui conduisent des personnes à vivre dans le célibat. Ces motivations peuvent être multiples et tenir à l’histoire et/ou aux choix posés par chacun. Mais, puisque l’activité sexuelle génitale est considérée comme indispensable à la vie même des individus, la société ne peut pas concevoir qu’un être humain vive, de façon volontairement chaste, dans le célibat. Elle ne peut envisager le célibat, selon sa logique, que sous deux formes :

- le célibat des "séducteurs". Il constitue la meilleure solution pour ne penser qu’à soi-même tout en ayant une pluralité de partenaires.

- le célibat des "oubliés". Ils doivent bien se résigner à leur situation puisqu’ils (elles) n’intéressent personne.

L’inconscient de notre société ne s’y trompe pas. Il refuse le célibat de toute son énergie, comme si cet état de vie la remettait devant des questions que la plupart des gens refusent d’entendre.

Le célibat des séducteurs est une menace pour tous les couples : ils peuvent prendre le (ou la ) partenaire des autres.

Le célibat des oubliés est un malheur. On ne peut que les plaindre. Mais leur présence rappelle désagréablement que la solitude existe.

Il n’y a donc pas de place "assignable" au célibat. Il est "injustifiable". Voilà pourquoi "il faut à tout prix" (c’est l’impératif catégorique de notre temps) marier les célibataires et remarier les veufs, les veuves et tous les divorcés. Bien des veuves peuvent en témoigner : passé le temps des condoléances, les invitations à dîner chez des amis se font plus rares.

Les verbes marier et remarier sont à entendre ici au sens de "mettre en couple". Peu importe, dans notre société, la forme de la célébration. Ce qui compte, c’est que cet être "singulier" - célibataire, veuf ou divorcé - ne soit plus une "menace" pour les autres couples, ni le rappel constant d’une solitude réputée insupportable. A moins qu’elle ne soit liée à quelque perversion ou hypocrisie...

On le voit, en toute hypothèse, le célibat dérange ou fait problème. Il est forcément suspect. Comment peut-on le revendiquer comme un chemin d’humanité ?

L’originalité chrétienne

Récemment, une émission de télévision, sur Arte, posait cette question : "Le plaisir, un don de Dieu ? " (2)

Tous les participants au débat étaient unanimes : le célibat sacerdotal, tel qu’il est "imposé" par l’Église Catholique ne peut avoir aucun sens. A l’appui de cette thèse, on invoquait le témoignage de la Bible, du Coran... et d’un "cinquième" évangile, celui de Marie-Madeleine dont la parution est annoncée comme imminente.

J’ai noté - curieusement - l’impasse faite sur les quatre Évangiles communément tenus pour authentiques par la grande Tradition chrétienne.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que le message du Christ : "Celui qui a des oreilles, qu’il entende..." ( Mt. 19, 12) ait été passé sous silence. Car il est "normal" que la Bible, le Coran, et la plupart des grands textes religieux de l’humanité ne "comprennent" pas l’invitation à vivre dans le célibat. Car la Bible juive et le Coran, et tous les autres textes, peuvent connaître Dieu comme créateur, Maître de la vie, et juge miséricordieux de tous les peuples. Mais ces textes ne peuvent pas - et pour cause - connaître Dieu comme Révélé en Jésus-Christ, mort et ressuscité pour nous. Ils ne peuvent rien dire de l’Incarnation.

Ainsi donc, le plaidoyer entendu ce soir-là sur Arte ne pouvait que conduire à envisager cette hypothèse : et si le célibat "choisi" était une originalité chrétienne ? On pourrait objecter que cette originalité n’est pas absolue : il existe des invitations à vivre dans le célibat ailleurs que dans le Christianisme. En particulier chez les Bouddhistes et dans d’autres traditions spirituelles. Mais ces traditions s’inscrivent dans une perspective "monastique" d’ascèse et de renoncement "au monde".

Ce qui demeure massivement original dans la Tradition Chrétienne - en particulier catholique - c’est l’invitation à vivre dans le célibat au "milieu du monde". A côté de la tradition monastique ou contemplative, le célibat a été et reste proposé comme un chemin de sanctification par de très nombreux ordres religieux apostoliques, masculins et féminins ; et il est l’état de vie de l’immense majorité des prêtres catholiques, à l’exception des prêtres catholiques de rite oriental et des prêtres de rite occidental convertis du protestantisme ou de l’anglicanisme. Il est aussi l’état de vie dans lequel un grand nombre de laïcs, par choix, ou à défaut d’avoir trouvé à se marier, s’efforcent de vivre leur baptême et de marcher à la suite du Christ. (3)

Devant des témoignages aussi variés et aussi nombreux, on ne peut pas se contenter de penser que le célibat n’a de sens que "par défaut". Les discours qui font semblant d’opposer la solitude affreuse des célibataires à l’heureuse harmonie des couples ne tiennent pas compte de toute la réalité. Sinon, comment expliquer la fragilité et les déchirures de tant de couples ?

Aller plus loin que les schémas stéréotypés

Il n’est pas inutile, pour entrer dans l’intelligence de cette originalité chrétienne, de revenir aux premiers temps de la prédication apostolique.

Alors que l’environnement païen, aussi bien que l’environnement juif, des premières communautés chrétiennes demeurent fondamentalement hostiles à la perspective d’un célibat choisi, il apparaît que cet état de vie a été - rapidement - "plébiscité" par de nombreux chrétiens, et en particulier par des femmes. On connaît le cas de jeunes filles qui ont préféré subir le martyre plutôt que d’accepter le mari que leur famille voulait leur imposer.

Ces exemples sont très significatifs dans le contexte de l’Empire Romain païen qui dominait alors le monde connu. On a oublié, en effet, que la société romaine, comme toutes les sociétés païennes, ne pouvait pas connaître d’autre mode de survie, pour les individus, que leur descendance. Elle ne pouvait pas connaître, non plus, d’autre survie, pour la société, que la domination sur les autres peuples. Cette société romaine avait donc besoin de soldats. Toute femme avait donc pour premier devoir d’enfanter les futurs soldats qui défendraient l’Empire.

Même tournée vers la venue du Messie, la société juive n’avait pas d’autre horizon qu’une réalisation des Promesses dans la Terre Promise. Il était donc essentiel, pour tout juif, d’avoir une descendance qui verrait - peut-être - s’accomplir le Salut d’Israël. Mourir sans enfant ne pouvait être qu’un malheur à tous égards. Les discussions entre Jésus et les Sadducéens le montrent bien : à cause de cet impératif de la survie par quelque descendant, un homme devait épouser la veuve de son frère défunt, "afin de donner une descendance à son frère " (Luc 20, 28).

La réponse du Christ renverse complètement la perspective. En désignant un nouvel horizon à ses disciples - celui de la Résurrection - Jésus relativise, du même mouvement, la sacralisation de la Terre Promise, l’autorité religieuse de César, et la nécessité, pour la femme, de donner une descendance à son mari.

Autrement dit, par cette réponse, Jésus nous donne à comprendre qu’une femme ne se définit pas d’abord par sa capacité à engendrer ou non des enfants, mais par sa qualité de personne humaine. Ce chapitre 20 de Saint Luc nous fait accomplir une véritable révolution mentale et spirituelle. Il nous donne à comprendre que, puisque nous sommes promis à la Résurrection en Christ, nous pouvons établir, désormais, une autre relation à la terre qui nous a vu naître, au pouvoir qui régit nos sociétés, mais aussi à notre corps, à notre survie et à notre éventuelle descendance.

Dans cette perspective chrétienne, les parents ne sont plus "obligés" d’avoir des enfants pour survivre au delà de la mort. Ce sont les enfants qui reçoivent des pédagogues afin que ceux-ci les conduisent à la découverte de leur vocation singulière.

Le mariage et la postérité qui étaient - consciemment ou non - presque "obligatoires", cessent d’imposer l’impératif biologique de la survie par la médiation d’une descendance. Le célibat et le fait de ne pas avoir d’enfants ne sont plus des malheurs absolus. L’être humain n’est plus subordonné à la survie du groupe auquel il appartient. Les femmes accèdent à la plénitude de leur humanité : elles aussi peuvent choisir leur état de vie, sans avoir à subir comme une honte le fait de n’avoir pas engendré.

Vingt siècles après cette réponse, éminemment libérante pour chaque personne humaine, les sociétés contemporaines sont encore très loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. Et l’on surprendrait sans doute bien des féministes si l’on essayait de leur montrer qu’elles n’auraient pas pu concevoir et mener leur lutte en dehors de la tradition spirituelle qui s’origine dans l’Évangile, et dont Paul a formulé le principe : " Parmi vous, il n’y a plus ni le Juif ni le Grec, ni l’esclave ni l’homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme ." ( Gal. 3, 28 ).

Éducation

Il n’est simple pour personne de renoncer à sa descendance. Car c’est la loi des vivants que de chercher à survivre. A défaut d’échapper à la mort, il est "naturel" d’essayer de ruser avec elle et de survivre par l’intermédiaire de ses descendants. Cette loi de nature est impérieuse et il serait dangereux d’en faire fi. "Qui fait l’ange fait la bête", dit Pascal, et son avertissement n’est jamais superflu.

Mais il reste vrai que nous ne sommes pas seulement les fils de la nature. Nous sommes aussi les disciples de Celui qui a dit : "Je suis la Résurrection et la Vie" (Jean 11, 25). Dans la Foi, nous savons qu’il a vaincu la mort et que nos pauvres corps, d’une manière que nous ne pouvons imaginer, sont promis à partager sa Gloire.

Il est donc possible d’essayer de vivre, déjà, selon cette logique de la Résurrection.

ll est assez normal que les païens, les juifs et les musulmans, n’arrivent pas à comprendre, sur ce point, ce qui peut motiver les disciples de Jésus. Mais nous ne pouvons pas renoncer à ce qui fait notre originalité : le Verbe s’est fait chair et nous vivons déjà de l’Esprit du Ressuscité.

Il ne s’agit pas d’oublier que nous sommes des êtres de chair et de sang. Mais, à la suite du Christ, et en réponse à son appel, il devient possible d’accéder à ce point de liberté où les déterminations naturelles ne sont plus "absolues". Il appartient alors à chacun de réfléchir et de décider en conscience : "A quoi suis-je appelé ? "

Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit plus, alors, d’opposer un état de vie à un autre, ni d’établir une supériorité de l’un vis à vis de l’autre.

Car pour ceux qui essaient de penser leur vie en termes de "vocation personnelle" et non plus seulement en termes de "détermination naturelle ou sociale", il n’est plus question de savoir si leur chemin vaut mieux que celui des autres. Ce chemin est "leur" vocation, car c’est là que Christ les attend et cela leur suffit.

Mais bien loin que cette singularité de la vocation de chacun soit indifférence ou mépris pour celle des autres, il faut bien comprendre que le célibat et le mariage, dans la perspective chrétienne, se complètent et s’éclairent mutuellement.

Là où le mariage serait spontanément perçu comme une "nécessité de nature", le célibat librement choisi (ou ratifié) signifie que l’être humain n’est pas absolument déterminé par la "loi de l’espèce".

Réciproquement, à partir du moment où, dans une société, quelques uns font la preuve qu’il n’est pas "obligatoire" de se marier, ceux qui choisissent de le faire peuvent découvrir que le mariage est, pour eux, une "vocation". Alliance librement conclue entre deux êtres libres, le mariage chrétien est alors, comme dit le rituel, élevé "à la dignité de Sacrement" car il donne à comprendre l’Alliance du Christ et de l’Église.

On peut donc dire que c’est le témoignage des célibataires qui permet aux gens mariés de bien comprendre que leur mariage est une vocation et non pas une obligation. Réciproquement, le témoignage des gens mariés vient rappeler à ceux qui ont choisi ou ratifié de rester célibataires que toute existence doit être féconde et donatrice de vie.

Cela suppose que le célibat ne soit pas vécu dans une solitude maussade ou le mépris des autres. Il doit, au contraire, s’il est un authentique chemin d’humanisation, conduire à une grande richesse de relations fraternelles.

Mais chacun sait bien qu’une telle richesse requiert le plus grand respect des autres et de soi-même. Un tel respect n’est jamais acquis une fois pour toutes. Il y faut de l’équilibre et du discernement, de l’ascèse et du renoncement (4).

Il convient donc, ici, de réfléchir à ce que signifie la chasteté (5). Car elle est la condition de toute vraie liberté et de tout respect authentique d’autrui. Il suffit pour s’en convaincre, de rappeler que son contraire s’écrit... inceste.

Je terminerai donc comme j’ai commencé, par un étonnement : je m’étonne qu’il soit si difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’ils ne peuvent pas, à la fois, brocarder la chasteté et s’alarmer des ravages tragiques de l’inceste.

Déjà, en 1980, à la suite d’une phrase de Jean Paul II, qu’il avait d’abord mal comprise, l’écrivain René Barjavel avait écrit deux articles particulièrement alertes (6). On y trouve cet avertissement qui garde toute son actualité : " On enseigne aux lycéens et lycéennes le fonctionnement de leur corps, mais non son usage, ni le respect de celui des autres. Que penserait-on d’un enseignement de la musique où l’on se bornerait à démonter le piano pour en montrer les marteaux et les cordes, en laissant ensuite "la liberté" à chacun et chacune de taper à coups de poing sur les touches ? Est-ce ainsi qu’on espérerait faire naître le bonheur de la musique ? "

L’éducation à la liberté et au respect d’autrui n’a jamais été simple. Ce n’est pas avec des slogans que l’on peut y contribuer. Pour que la liberté soit possible, il est urgent de lever l’intimidation qui interdit à bien des jeunes de penser qu’ils pourraient vivre autrement que selon les modèles imposés par l’inconscient collectif.

De ce point de vue, une invitation à réfléchir sur le sens du célibat peut se révéler fort utile. Elle oblige en effet à se demander ce que signifie le fait de prendre une décision personnelle dans le domaine de la vie affective. Cet exercice peut être difficile. Il fait partie du combat spirituel. Mais comment accéder à notre humanité autrement que par une réponse libre ?

Notes

(1) Karl Marx, Manuscrits de 1844. 1° manuscrit. Editions Sociales. p. 61. [ Retour au Texte ]

(2) Arte. Mardi 7 Janvier 1997. Soirée thématique : Quête de sens, désir de croire. [ Retour au Texte ]

(3) Cf. "Célibat, une autre fécondité." Claire Lesegretain, in Vie Chrétienne n° 391, Nov. 1994. [ Retour au Texte ]

(4) Cf. " Religieuses et prêtres, le récit d’une expérience ". Marie Guillet, in Prêtres diocésains n° 1342, Octobre 1996 [ Retour au Texte ]

(5) Est-il nécessaire de préciser que la chasteté n’est pas à confondre avec la continence, même si la chasteté vécue dans le célibat implique évidemment la continence, c’est-à-dire l’absence de relations sexuelles ? La chasteté, entendue comme respect de l’autre et de soi-même, est aussi nécessaire dans le mariage que dans le célibat. Sans ce respect mutuel, le mariage, et l’expérience ne le montre que trop, peut conduire au mépris, à la violence et à la rupture. [ Retour au Texte ]

(6) " Le Pape et le désir conjugal" René Barjavel, Journal du dimanche (12 et 19 Octobre 1980 ).[ Retour au Texte ]