La vocation religieuse : un autre regard


Mère de famille, permanente en pastorale du diocèse de Lyon, Claire Péguy nous livre, en forme de témoignage, sa perception de la vie religieuse. Une intervention remarquée lors de la rencontre évêques-Supérieur(e)s Majeur(e)s de la région Centre-Est en janvier 1995.

J’ai reçu comme un très grand honneur, très impressionnant, la demande du frère Jean Bonnet, Provincial des Frères du Sacré-Coeur, de vous donner aujourd’hui mon témoignage sur la question :
"Comment je vois, moi laïque, la place aujourd’hui d’une communauté religieuse dans l’Eglise, pour le monde ?".

Quelques mots pour me présenter : je suis mariée, mère de famille de quatre enfants dont l’âge s’échelonne entre 26 et 19 ans. J’ai travaillé comme psychologue clinicienne, puis comme permanente de l’Eglise en pastorale scolaire pendant dix ans, dans un collège tenu par les Frères du Sacré-Coeur. Je suis engagée dans différents secteurs de l’Eglise : aumônerie paroissiale, catéchuménat. Je suis membre du Conseil de Tutelle de l’Enseignement Catholique. De plus, depuis une quinzaine d’années, et plus encore maintenant que je suis disponible, je suis engagée fortement dans le mouvement ADT-Quart Monde.

Mon intervention sera partielle, partiale aussi sans doute. C’est celle d’une croyante, en lien avec un certain nombre de Communautés religieuses ; parmi elles, la Communauté assomptionniste de Valpré à Ecully, la Communauté des Soeurs Franciscaines Missionnaires de Marie et celles des Auxiliatrices sur le quartier de La Duchère à Lyon. Je suis en lien plus étroit et depuis longtemps avec la Communauté des Soeurs du Carmel de Mazille en Saône & Loire que je n’ai pas besoin, je crois, de présenter, et l’Institut des Frères du Sacré-Coeur à travers leurs Communautés, notamment du collège d’Ecully ou de la Procure à Caluire, et aussi de la Sauvegarde. Cette petite Communauté, actuellement composée de trois frères vit depuis dix ans dans une HLM du quartier pauvre de la Sauvegarde situé à La Duchère à Lyon, grand ensemble de vingt mille habitants, très populaire et cosmopolite.

La proximité avec ces Communautés s’est bâtie petit à petit, par le partage d’un travail et d’un souci pastoral, par le partage de la prière, par des séjours fréquents et prolongés au Carmel de Mazille, par le partage aussi d’événements de la vie de ces Communautés (professions religieuses ou fêtes, par exemple), ou de notre vie familiale (sur les routes de Chartres ou à Mazille pour nos vingt-cinq ans de mariage). J’ai ainsi été rendue très attentive et sensible à ce qui fonde leur engagement religieux, et ce qui fait leur vie communautaire.

Voici donc mon témoignage, qui comportera trois points :
1 - La Communauté nous pose une question, de par son être même.
2 - La Communauté religieuse, c’est une anticipation en actes du Royaume.
3 - La Communauté religieuse, c’est un visage, reflet d’un autre visage.
Ce témoignage rend compte de ce que j’ai pu observer mais il est aussi l’expression de ce que moi, laïque, j’attends d’une Communauté religieuse, de ce que je souhaite qu’elle soit davantage pour nous. C’est donc un constat, mais c’est aussi l’expression d’un désir.

1 - Une Communauté religieuse, c’est pour moi une question

Pour qui, pour quoi, ces hommes, ces femmes ont-ils fait ce choix d’engager toute leur vie sur un invisible, et dans un impossible, aux yeux des hommes ? Pourquoi et comment peut-on faire un pari aussi radical - car il s’agit du pari de la Foi - d’une quête de Dieu qui va requérir tout leur être, dans toutes les dimensions de leur existence ? J’en veux pour preuve la formule du voeu monastique utilisée au Carmel de Mazille : "Je me voue à Dieu avec tout mon coeur, avec toutes les forces de mon vouloir et de mon pouvoir, avec mon corps, pour suivre le Christ."

C’est pour moi une question qui ouvre une brèche parmi nos références, nos modèles de vie en société aujourd’hui. Et il faut que cette brèche reste ouverte, sans qu’on puisse trop vite y répondre de façon univoque en assignant une fonction à telle ou telle Communauté. Comme si, par exemple, telle Communauté était faite pour prier, une autre pour s’occuper des malades, etc. La Communauté religieuse n’est certes pas sans mission. Mais il serait dommage que la société, ou même l’Eglise en fasse une récupération utilitaire et que la Communauté religieuse nous apparaisse trop vite avec une fonction trop définie.

Pour moi, la mission d’une Communauté religieuse réside déjà dans son existence, dans son être même. Cette mission, c’est de nous faire nous poser une question, la question de Dieu. Qui donc est Dieu pour qu’ainsi, ensemble, on puisse tout lui donner, et ceci pendant toute une vie ?
Voici quelques mots que j’aime beaucoup, tirés du livret par lequel les Frères du Sacré-Coeur présentent leur Institut :

"Depuis le Commencement des mondes
au seul bruit de ton nom, des hommes,
ont frémi et sont partis sans retour."

Sur la foi d’une promesse, sur un appel, ces hommes, ces femmes ont tout quitté (famille, amis, métiers, pays parfois), renoncé à avoir des enfants, "comme s’ils voyaient l’invisible." Et ils ont choisi de vivre ensemble cet impossible à l’homme mais ce possible à Dieu dans le coeur de chacun : vivre ensemble à la suite de Jésus, selon l’Evangile, et ceci dans toute leur vie : travail, relations, projets.

Personnellement, et d’autres aussi avec mo,i je crois (je pense aux questions que dans le cadre d’une aumônerie j’ai pu entendre de la part de jeunes ou d’adultes), je suis d’abord sensible à tout ce que ce choix implique de "quitter", de "renoncer".

Mais, comme d’autres, en voyant le sourire, le regard de certains, l’expression qui petit à petit se fait jour sur leur visage au fur et à mesure du temps, j’ai été frappée de constater que ce choix était un choix pour plus de vie, plus de bonheur.

A ce propos, j’aimerai citer ce qu’une soeur de Mazille disait dans une interview tirée d’un reportage sur le Carmel :
"Dieu peut remplir ma vie et la suite du Christ peut mobiliser toutes mes forces au point que je peux laisser tout le reste. On ne regarde pas sa vie en regardant ce qu’on a laissé. Tout le monde laisse quelque chose. On regarde ce qu’on a choisi. C’est suffisamment passionnant pour qu’on se rende compte que ce qui nous manque, et qui demeure, n’est pas un handicap, au contraire, parce que toute vie d’homme manque de quelque chose. C’est un manque qui traduit une quête. Dieu ne m’impose rien. J’ai choisi ; j’ai compris que ce qu’Il propose, en particulier dans l’Evangile, est une des clefs du bonheur humain."
Et il n’est certes pas indifférent que la réponse apportée à la question "Pourquoi ont-ils fait ce choix ?" nous apparaisse comme une réponse personnelle et collective qui rende heureux et vivant. Et peut-être alors ce choix deviendra-t-il plus contagieux ?

2 - Une Communauté religieuse c’est aussi pour moi, une force positive de contestation,
une anticipation en actes d’un modèle
de monde nouveau, celui du Royaume

Ces gens qui sont appelés à vivre ensemble, contrairement à un couple, ne se sont pas choisis. Profondément différents (formation, caractère, origine, histoire personnelle), ils rejoignent une Communauté pour répondre à cette parole du Christ "A chaque fois que deux ou trois personnes sont réunies en mon nom, je suis au milieu d’elles."

Telle Communauté va rassembler une infirmière, une technicienne agricole, un professeur, une travailleuse familiale ; telle autre va mêler les nationalités, les cultures (occidentales ou africaines) dans une mise en commun des compétences, des énergies, des dons naturels, en vue de construire jour après jour une Communauté qui, selon les mots de la Prieure de Mazille "porte la signature du Christ."

Quel contraste pour nous, avec un monde qui prône l’autonomie comme un idéal de vie, où l’on se glorifie de ne rien devoir à personne ? Alors que nous vivons dans une société qui privilégie la vedette, le héros, le projet personnel, l’exploit individuel il me semble qu’une Communauté religieuse peut nous rappeler que vivre à la suite de Jésus, c’est vivre d’abord en frères, en serviteurs les uns des autres, au service d’un seul maître.

Deux exemples vont illustrer mon propos :

  • Un jour, je manifestais du regret de voir partir un frère qui avait commencé à ouvrir avec un autre des voies nouvelles pour son Institut, dans le sens de l’option préférentielle pour les plus pauvres ; et il devait rejoindre, à la demande de son provincial, un poste de directeur dans un collège difficile de la région parisienne. Le frère âgé, auquel je m’adressais, qui était plein de sagesse, et qui l’appréciait beaucoup aussi, m’avait répondu simplement : "Oh ! vous savez, un frère s’en va, un frère s’en vient, pas plus !" remettant, comme il savait d’abord le faire pour lui-même, l’oeuvre de chacun à sa juste place.
  • Un autre exemple m’a frappée : contrairement à ce qui se passe dans notre société où on gagne des points, des grades, des promotions, où on acquiert des avantages, où on cumule au fur et à mesure des titres, le Supérieur provincial, après son mandat, retourne à la base. C’est ainsi qu’à la Communauté des Frères de la Sauvegarde, dans ce quartier pauvre, est venu, sur sa demande, le Frère Jésus, ancien Supérieur général des Frères du Sacré-Coeur.

Par ailleurs, nous voyons bien autour de nous combien nous sommes tous imprégnés par l’esprit de consommation, de possession sur le plan de l’argent, sur le plan des biens et aussi des personnes, des relations humaines. La Communauté religieuse peut nous rappeler ici le sens du dépouillement, du détachement par rapport à des biens dont la recherche nous obsède, ou par rapport à des liens entre nous qui emprisonnent, ou enferment. Elle nous invite à aimer à la manière libre et "contemplative" de Jésus, qui n’étreint, ni ne possède.

Aujourd’hui on est sensible à l’exploit, à la réussite visible, au résultat, à l’efficacité. Il nous faut de l’instantané, du coup de coeur. Il me semble qu’ici une Communauté religieuse peut nous donner un signe très fort : elle doit nous rappeler sans cesse, et ce à travers les limites mêmes de ses membres, leurs pauvretés, le caractère limité aussi de leur action, la valeur d’un quotidien vécu dans la durée, dans la fidélité, dans l’enracinement. Un quotidien vécu en présence de Dieu dans ses moindres instants, avec une intensité aimante à la manière de Jésus. Un quotidien qui est fait, qu’on soit religieux ou laïc, de la pesante monotonie des jours, de gestes infimes, souvent dérisoires, dont le sens échappe parfois.

Les Soeurs de Mazille n’ont-elles pas souvent entendu, sous les questions posées : "Que faites-vous là, sur cette colline, à manier la pioche ou à courir derrière vos moutons ? Chacune de vous, avec les personnalités que vous semblez avoir vous auriez pu faire du bien ailleurs, réaliser de grand choses. Et ici, que faites-vous pour les autres, avec tous les problèmes qu’il y a dans le monde ?"

Ainsi vécu, ce quotidien est la mémoire d’un Dieu qui s’est incarné en acceptant les limites d’un temps, d’un pays, d’un corps, la mémoire des trente années de vie cachée à Nazareth. Avec eux, nous qui ne serons jamais des héros, dont la vie restera anonyme, nous retrouvons le sens et la valeur d’un amour vécu, d’une vie donnée, ici et maintenant.

D’autre part, quand nous sommes témoins de tant de violence, d’oppression dans le monde et aussi entre nous, la vie religieuse communautaire témoigne que des liens de non-violence, de responsabilité mutuelle, de pardon, sont possibles et que chacun, là où il est, a sa part dans la construction de la paix. Une Sœur de Mazille disait un jour : "Comment pourrais-je prier pour la Bosnie, si moi-même j’entretiens une incompréhension entre une soeur et moi ? Chaque geste de paix à l’intérieur de ma communauté contribue à l’avènement de la paix dans le monde."

Parfois, c’est vrai, le sens des voeux des religieux ne nous apparaît pas toujours avec autant de clarté. Vécus par des hommes, ils portent la marque des opacités, des ambiguïtés et des ambivalences humaines. Comme me le disait ma fille Marie-Eve, il nous faut à tous rester forts dans l’humble. Ils restent des signes du Royaume déjà là, à vivre avec toute l’intensité du désir que le Règne de Dieu vienne, que sa Volonté soit faite. Désir du Royaume qui requiert de chacun une conversion de tout l’être à une vie pascale. Michel Hubaut écrivait en effet dans La Croix : "La vie religieuse ne fait que mettre en lumière d’une façon qui lui est propre la dynamique de la vocation de tout chrétien appelé à convertir son désir d’aimer, d’être libre et de posséder."

3 - Enfin, une Communauté religieuse
c’est, pour moi, une présence, un visage
qui tente d’être pour les hommes le reflet
d’un autre visage, celui de Dieu

Au-dessus de la porte du Carmel de Mazille sont écrits ces mots de Saint Jean : "Nous avons connu l’amour, et nous y avons cru". Ce don de Dieu, cet amour qui est là en nous, et qui nous espère, nous l’avons reconnu et ensemble nous voulons en vivre, en témoigner.

Ce visage qui tente d’être le reflet de celui de Dieu peut prendre selon les Communautés des traits différents ; mais toujours, il devra dire aux hommes l’amour dont Dieu les aime depuis toujours. J’évoquerai deux exemples :

Si j’observe celui de la communauté des Frères de la Sauvegarde, et aussi d’autres communautés sur le quartier, je suis tentée de reprendre les mots d’Isaïe 53, 2 ss. : "Sans beauté, sans éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits" et je dirai que c’est un visage discret, offert par une communauté qui touche par ce qu’elle est beaucoup plus que par ce qu’elle fait (encore que ce qu’elle fait n’est pas sans importance). Dans le quartier c’est essentiellement une présence, qui n’a pas en charge d’animation une multitude d’activités sur le quartier, mais qui se tient là, au coeur de ce quartier. On a parlé du danger de l’activisme fut-il pastoral. Cette présence est parole sur Dieu, signe de Dieu par ce qui rayonne d’elle : la proximité à l’égard de tous (familles très pauvres ou même exclues, jeunes en détresse, analphabètes, sans travail que la Communauté aide à se réinsérer, malades du corps et de l’esprit, chrétiens jeunes ou âgés désireux d’exprimer à leur façon leur foi et leur prière, adultes en recherche de foi, personnes isolées, enfants, familles d’origines ou de religions différentes).

Signe aussi par la prière qui semble-t-il, éclaire en permanence cette présence, qui l’inspire, qui fait revenir à la source. La Bonne Nouvelle de la tendresse de Dieu pour les plus souffrants, les plus humiliés, les plus exclus, en ce qui est reconnu le visage de Dieu (démarche mystique) se dit à travers des compagnons d’humanité, qui veulent vivre, en s’en rendant proches, cette parole du Christ qui leur est chère : "Venez à moi, vous qui ployez sous le fardeau, je vous procurerai le repos". Visage de Dieu hors-les-murs, là où règnent la honte, le désespoir. Cette présence-là, discrète, modeste, a pour moi valeur de sel, au sens où nous lisons dans l’Evangile en Matthieu "Vous êtes le sel de la terre".

Devant votre assemblée, composée surtout de Supérieur(e)s Majeur(e)s de Communautés religieuses apostoliques, j’évoquerai plus brièvement, car il est sans doute plus connu aussi, le visage offert par une communauté contemplative. Le Carmel de Mazille m’évoque davantage la présence d’une lumière sur la montagne "Vous êtes la lumière du monde...". Cette communauté est pour tant de gens, si divers, un repère visible et vivant ; un repère lumineux qui accueille, qui appelle, qui rassemble, qui envoie.

Qu’ils appartiennent à une communauté apostolique ou contemplative, tous sont pour moi des veilleurs indispensables qui nous entraînent sur le chemin de la prière, qui nous invitent à nous laisser travailler par une Parole et unifier par Quelqu’un. Ce sont des créateurs d’espaces, discrets ou plus repérables, où Dieu est accueilli jour après jour, fidèlement, et où sont recueillis inlassablement, dans la prière personnelle et communautaire, les joies, les interrogations, les souffrances et les espoirs des hommes.
"Je suis venu jeter un feu sur la terre et comme je voudrai que déjà il fut allumé". Cette phrase de Jésus rapporté par Luc traduit bien cette "impatience ardente enfouie dans un quotidien" (selon une soeur de Mazille), dont témoignent les religieux en réponse à la violence et aux impasses du monde. Dès aujourd’hui, des hommes, des femmes, par leur vie, disent ensemble l’amour du Père et l’aujourd’hui du Royaume. Dans la terre de Nazareth, celle de l’ordinaire des jours, des bougies allumées sont plantées. C’est un grand cadeau de Dieu !

Des souhaits.

En terminant ce témoignage je voudrais exprimer un souhait :
Si telle est notre attente par rapport aux communautés religieuses, et le souffle qu’elles peuvent apporter à l’Eglise

  • Peut-on souhaiter qu’une communion plus grande s’instaure au service du Christ entre Communautés religieuses et laïcs ?
  • Peut-on souhaiter notamment que la demande de laïcs à être davantage associés à des communautés religieuses dans le partage d’un même projet et d’un même engagement apostolique, dans le partage aussi de la prière, l’approfondissement de la dimension mystique de cet engagement et dans un soutien mutuel, soit davantage entendue, mieux comprise ?
  • Enfin, dans le respect de l’identité et de la vocation de chacun, peut-on souhaiter que se cherchent davantage des voies nouvelles en ce sens, dans les communautés et dans l’Eglise ?

Claire Péguy
Mère de famille, permanente en pastorale du diocèse de Lyon