La Pauvreté dans la vie monastique : Les Clarisses


Pour approfondir les diverses formes de vie consacrée, il a semblé intéressant de partir d’une exigence évangélique commune : la pauvreté. Quelles sont les caractéristiques, les accents constitutifs et particuliers à une vie monastique (article de Sœur Catherine, des Clarisses de Nantes), à une vie religieuse apostolique (article de Sœur Lucie Licheri, Petite Sœur de l’Assomption), à une vie en Institut séculier (article du Père Claude Digonnet) ?

Les ambiguïtés du langage

Lorsqu’on parle de la pauvreté dans le monde d’aujourd’hui, il s’agit généralement d’une pauvreté proche de la misère : pauvreté de tous ceux qui n’ont pas un salaire minimum, pauvreté des chômeurs, pauvreté des SDF, pauvreté du tiers ou du quart-monde, etc. Parfois, en élargissant le terme de pauvreté, on inclut toutes les formes d’exclusion : pauvreté sociologique de ceux qui sont isolés par l’âge, la maladie ou autres causes, pauvreté politique de tous ceux qui n’ont aucun pouvoir et aucune possibilité de se faire entendre, pauvreté culturelle des analphabètes, des émigrés qui ont une langue et une culture différentes, pauvreté affective des mal-aimés, des laissés pour compte. On énumère les nouvelles pauvretés, on parle de lutte contre la pauvreté, d’option préférentielle pour les pauvres. Mais il s’agit toujours d’une pauvreté qui n’a rien d’évangélique et les chrétiens doivent être en première ligne pour la combattre sous toutes ses formes.

Dans le même temps, dans l’Eglise, on parle de la pauvreté comme d’un idéal à atteindre : pauvreté d’une Eglise qui doit être réellement pauvre et servante, pauvreté évangélique qui est l’un des piliers de la vie religieuse. On inclut parfois dans la pauvreté nombre de réalités considérées comme des valeurs religieuses ou évangéliques : le sens du partage, la liberté par rapport aux richesses, la dépendance dans l’usage des biens, le sens de l’économie, etc.

Les milieux "religieux" s’y retrouvent car ils ont l’habitude depuis longtemps d’employer le terme pauvreté dans des acceptions très diverses, voire contradictoires, et ils jonglent aisément avec le mot sans même s’en rendre compte. Mais ceux qui ne sont pas du sérail et en particulier les jeunes, ne comprennent rien à cet amalgame. Ils sont souvent étonnés qu’on semble sacraliser une réalité qu’il faut combattre. Par ailleurs, telle jeune entrée dans la vie religieuse faisait remarquer, à la suite d’un échange communautaire, qu’on arrive à mettre presque toutes les valeurs spirituelles sous le terme de pauvreté, au risque de vider totalement le terme de son contenu économique et de sa réalité.

Alors que faire, changer de vocabulaire ? Parfois en effet, il serait plus juste d’employer les expressions simplicité de vie, désappropriation ou autres termes précisant la réalité dont on parle plutôt que de faire un emploi abusif du mot pauvreté, mais il reste qu’on ne peut évacuer le terme pauvreté car il a dans l’histoire de la spiritualité toute une richesse qui plonge ses racines dans la bible et particulièrement l’évangile, tout comme dans l’histoire de la vie monastique et religieuse depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, en passant par les actes conciliaires. Dès lors, il est capital de préciser de quelle pauvreté nous parlons.

De quelle pauvreté parlons-nous ?

La pauvreté à laquelle on s’engage dans la vie religieuse ne peut être qu’une pauvreté vraie, qui respecte la dignité de l’homme et favorise sa liberté. C’est donc tout à la fois :

  • une pauvreté économique réelle, incompatible avec toute forme de luxe, de gaspillage ou d’accumulation des biens superflus, de réserves à long terme. Ce ne peut être une pauvreté uniquement spirituelle. Les formes de pauvreté diffèrent selon les époques, les lieux, les civilisations. Une pauvreté évangélique doit donc être adaptée à la culture ambiante, être réelle et visible, sans tomber dans la tentation de faire des dépenses pour faire des aménagements qui donnent une apparence de pauvreté...
  • une pauvreté qui n’aliène pas l’homme. Ce ne peut donc être la misère ou une insécurité telles, qu’elles engendrent la hantise constante de ne pouvoir satisfaire (pour soi et ceux dont on a la charge) les besoins élémentaires immédiats. Mais au contraire une pauvreté qui libère l’homme de l’esclavage de la richesse et de tous les désordres qui s’en suivent.
  • une pauvreté qui ne provienne pas du refus délibéré ou de l’exclusion du travail. Car le travail doit être pour tout homme le premier moyen de subvenir à ses nécessités. Mais il y a plus ...

La pauvreté évangélique

La pauvreté évangélique plonge ses racines dans l’Ancien Testament. Sans pouvoir nous étendre sur le sujet, notons simplement que, dans l’éducation de son Peuple, Dieu l’a fait passer progressivement de la notion d’une pauvreté-châtiment (alors que la richesse était signe de la bénédiction de Dieu), à la pauvreté du cœur, souvent liée à une condition matérielle difficile qui conduit le pauvre de Yahvé à une attitude d’humilité, de douceur, de partage avec plus pauvre, de non-revendication. Cette pauvreté culmine en Marie et aboutit à la béatitude des pauvres. Les premiers chrétiens chercheront à la vivre sous le signe du partage. Mais le Pauvre par excellence, c’est Jésus lui-même, et toute aspiration évangélique à la pauvreté s’inscrit dans la suite du Christ.

La pauvreté monastique

Dès le début de son histoire, la pauvreté est indissociable de la vie monastique : déjà saint Athanase écrivant la vie de saint Antoine (251-356), le père du monachisme, rapporte que la conversion d’Antoine débuta par sa méditation sur l’exemple des apôtres qui quittèrent tout pour suivre le Christ. Puis entrant dans une église, au cours de la lecture de l’Evangile il entendit, comme s’adressant à lui personnellement, l’invitation faite au jeune homme riche : "Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi". Ce fut un moment déterminant pour Antoine. A partir de ce jour il vendit ses biens puis s’enfonça progressivement dans le désert pour y trouver Dieu dans la prière et la pénitence. Depuis près de dix-sept siècles, cette démarche reste l’essentiel d’une vie monastique : tout quitter pour s’unir à Dieu.

Au cours des temps et avec le développement de la vie cénobitique, la vie monastique s’est structurée et la notion de pauvreté s’est précisée. Le renoncement aux biens est toujours resté lié à la profession monastique : la règle de saint Benoît (VIe siècle) qui connaîtra une très grande expansion en Occident, prescrit : "Si le nouveau venu possède quelque chose, il doit avant d’être reçu à la profession, le donner aux pauvres ou l’attribuer au monastère". Ainsi le moine lui-même ne possède rien et l’abbé doit pourvoir à tous ses besoins, mais le monastère peut avoir de grands biens. Effectivement, la fortune des postulants et plus encore, le travail des moines a souvent permis aux abbayes de posséder de grandes richesses foncières ou autres. Mais toutes les réformes monastiques, à commencer par la réforme cistercienne, ont d’abord été un retour à une plus grande pauvreté, non seulement individuelle mais aussi collective.

La pauvreté franciscaine

Le désir de François et de Claire est né de leur contemplation de la pauvreté du Christ. Pauvreté qui s’est manifestée dans le dénuement de la crèche et de la croix, mais qui, beaucoup plus fondamentalement, est la pauvreté de l’Incarnation, l’abaissement du Fils de Dieu devenu homme pour nous enrichir de sa pauvreté. La pauvreté de Claire et de François, c’est d’abord et avant tout une réponse d’amour à Celui qui s’est fait pauvre par amour pour nous. Partage, amour des pauvres, en sont non la source mais des corollaires qui en authentifient la vérité.

Durant le siècle qui sépare François d’Assise de Bernard de Clairvaux, les abbayes cisterciennes, si strictes à l’origine sur les questions de pauvreté, s’étaient à leur tour enrichies grâce au travail des moines. Bénéficiaires du courant évangélique lié à la pauvreté, qui marque leur temps, François et Claire ont tenu à unir la pauvreté individuelle à la pauvreté collective. On mesure mal aujourd’hui à quel point cette manière d’envisager la vie religieuse était révolutionnaire et paraissait totalement irréalisable pour des femmes. Claire a dû lutter toute sa vie pour obtenir de vivre avec ses Sœurs sans propriétés foncières ni revenus fixes, assurés.

Les harmoniques de la pauvreté

Suivre le Christ pauvre, comme Claire et François, c’est avoir un mode de vie marqué par la frugalité, la simplicité ; c’est également prendre, ave le Christ un chemin de service, de minorité dit François, en référence à l’évangile du lavement des pieds. C’est à la fois un chemin de labeur car, pour Claire et François, la possibilité de travailler est un don de Dieu et un chemin de confiance, d’abandon au Père qui revêt les lis des champs et nourrit les oiseaux du ciel. C’est un chemin de libération qui laisse la place libre à l’amour de Dieu et des autres. La pauvreté franciscaine, c’est encore un chemin de fraternité où les responsabilités sont partagées et celui qui exerce l’autorité doit être le serviteur de tous. L’abbesse doit être la servante de toutes ses Sœurs, dit Claire dans sa règle. La pauvreté franciscaine c’est enfin un chemin de joie et de louange, joie du pèlerin qui peut marcher allégé du fardeau des richesses, parfois joie parfaite mûrie au pied de la Croix ; louange de celui qui, n’ayant rien, reçoit tout comme un don gratuit et se tient les mains ouvertes pour accueillir et partager dans l’action de grâce.

Suivre le Christ pauvre, c’est bien la caractéristique de la vie franciscaine, mais elle n’en a pas le monopole et tout ce qui précède est sans doute vrai de toute vie religieuse aujourd’hui, d’autant plus que l’Eglise de notre temps, comme celle de François, est caractérisée par le retour à l’Evangile et une grande sensibilité pour tout ce qui touche à la pauvreté. Par ailleurs, les formes de vie monastique traditionnellement liées à l’exploitation de grandes propriétés connaissent aujourd’hui les difficultés économiques de tous les propriétaires terriens.

La pauvreté des clarisses aujourd’hui

Il est toujours difficile d’exprimer des généralités sur les clarisses car chaque monastère étant indépendant, évolue selon son rythme propre et les différences expriment la richesse de la variété des communautés. Ce sont tous les monastères ensemble et non l’un plus que l’autre, qui expriment le visage des clarisses de France aujourd’hui. Cependant, les fédérations et les rencontres entre abbesses ont favorisé une certaine unité ; aussi ce qui suit peut, semble-t-il, s’appliquer à l’ensemble des monastères de France.

Style de vie

Il est difficile de parler de pauvreté à propos du style de vie des monastères, dans le sens où, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, on donne généralement au mot pauvreté un sens plus proche de la misère que de la simplicité qui caractérise d’ordinaire le style de vie des clarisses : nourriture, vêtements, équipement sont adaptés à l’ensemble de la communauté, aux exigences de santé et du travail, tout en restant simples. Les bâtiments sont généralement de dimensions modestes. Lorsqu’ils deviennent trop grands pour la communauté, des solutions sont recherchées.

Travail et pauvreté

Il y a seulement trente ou quarante ans, beaucoup de monastères vivaient encore sous le mode de l’échange : le travail occupait une place importante dans l’horaire quotidien, mais il n’était généralement pas ou peu rétribué. Par contre, les dons étaient nombreux - souvent en nature - et permettaient de subsister. Avec le passage à la sécurité sociale, il est devenu indispensable d’avoir des fonds suffisants pour payer les cotisations. D’autre part, il s’est fait une prise de conscience du lien entre la pauvreté et la nécessité de gagner sa vie par le travail. Actuellement tous les monastères s’efforcent de gagner en partie leur vie par un travail rétribué (sauf quand la moyenne d’âge ou les difficultés de santé ne le permettent pas plus que dans la vie civile). Cependant, alternant avec les temps de prière (environ quatre à cinq heures de travail et autant de prière par jour), pas toujours bien rétribué, le travail est généralement insuffisant pour assurer totalement la subsistance de la communauté et il reste toujours une marge de confiance à faire à Dieu et à ses intermédiaires.

Don et partage

Si la quête sous sa forme ancienne a pratiquement disparu et si les bienfaiteurs se font de plus en plus rares en raison de la précarité de la vie et de la déchristianisation, d’autres formes de dons sont nés et un certain nombre de monastères vivent en partie sur le gaspillage engendré par notre société de consommation (invendus, produits à la limite de la péremption). Inversement, lorsqu’une communauté reçoit exceptionnellement un don important d’une famille ou d’autres personnes, si elle n’en a pas un besoin urgent pour des réparations ou autres dépenses importantes, elle le partage généralement avec ceux qui en ont le plus besoin. Mais en dehors de ces circonstances exceptionnelles, il y a les "dépannages" et les petits partages quasi quotidiens avec ceux qui passent, les amis ou les familles en difficulté, les missionnaires, les monastères du tiers-monde, etc.

Pauvreté et gratuité

A notre époque de rendement, où le temps est une richesse, la gratuité doit avoir une place dans une vie qui se veut pauvre. Gratuité des temps de prière qui demeure l’essentiel d’une vie contemplative. Gratuité du temps passé à écouter, à répondre à tous ceux qui viennent se confier, qui téléphonent, qui écrivent en quête d’un cœur attentif à leur souffrance. Gratuité des temps passés avec les nombreux groupes qui désirent rencontrer des témoins...
Accueil des pauvres Nombreux sont ceux qui viennent frapper à la porte des monastères, qui écrivent ou téléphonent pour confier leur pauvreté. Pauvreté matérielle sans doute, mais plus souvent encore pauvreté de la souffrance physique et morale, pauvretés souvent cachées et qui frappent tous les milieux sociaux. Plus encore qu’un secours matériel, ils viennent chercher écoute, réconfort, accueil dans la prière.

La formation à la pauvreté

Elle se fait essentiellement sur deux plans : par l’approfondissement de la spiritualité de Claire et de François et par le partage de la vie concrète. Face à ces deux aspects, les réactions des jeunes peuvent être différentes et toute généralisation risque d’être abusive car les jeunes ne peuvent être enfermés dans un moule unique et leur diversité est grande. Il semble cependant qu’on puisse faire quelques observations.

Les jeunes qui entrent dans un monastère de clarisses veulent généralement une vie pauvre. Souvent elles ont fait l’expérience - volontaire ou forcée par les circonstances de travail ou le chômage - d’un style de vie simple. Toujours, elles laissent derrière elles en entrant, tout ce qu’elles avaient, n’apportant généralement que les vêtements nécessaires pour le temps du postulat. L’exiguïté de leur chambre et du petit meuble qu’elles ont pour ranger leurs affaires personnelles, oblige vite à faire un tri s’il n’a pas encore été fait. Ainsi une première formation à la pauvreté se fait naturellement, à travers les circonstances concrètes de la vie. Généralement, elles entrent avec joie dans ce style de vie simple qu’elles ont voulu. Il est parfois plus difficile d’apprendre à demander tout ce qui est nécessaire, puisque ne sortant pas, elles n’ont aucune possibilité d’acheter personnellement ce qui peut manquer. Il peut être aussi plus ou moins difficile de se contenter de recevoir ce qui est donné, sans avoir à choisir. Il y a souvent une éducation à faire pour apprendre à ne pas gaspiller, à prendre soin des objets communs. Il y a parfois une accoutumance nécessaire à un cadre de vie où tout confort est absent ou presque.

Mais souvent les difficultés des jeunes sont d’un tout autre domaine : il s’agit d’accepter le style de pauvreté qui est offert, et devenir pauvre de son rêve de pauvreté. Une vie commune avec des Sœurs de toutes les générations exige un minimum vital bien supérieur à celui dont on pourrait se contenter seule, à vingt-cinq ans. Par ailleurs, la précarité et la pauvreté grandissantes avec le chômage donnent mauvaise conscience d’avoir une vie réputée pauvre, mais en fait plus aisée ou du moins plus assurée que les pauvres qui nous entourent. Il faut alors, tout en sauvegardant des plages où la générosité personnelle peut s’exercer, accepter de ne pouvoir se glorifier de sa pauvreté, devenir pauvre même de sa pauvreté, sans pourtant y renoncer. Peut-être est-ce là la véritable pauvreté franciscaine ? Ce fut en tout cas le cheminement de François si bien décrit par Eloi Leclerc dans La Sagesse d’un pauvre. La pauvreté n’est jamais un acquis, elle est toujours une recherche, une route dont on ne voit pas la fin et où l’on chemine avec le Christ.

Sr Catherine Savey,
clarisse, Nantes