Coloration séculière des engagements évangéliques


Le Père Claude Digonnet, prêtre diocésain du Puy et coordonnateur du SNV achève ce parcours sur vie consacrée et pauvreté, au titre de son engagement dans les Groupes Evangile et Mission.

Le choix de vivre la radicalité des engagements évangéliques en Institut Séculier va de pair avec une présence au monde qui, normalement, exclut la vie communautaire et laisse la personne dans une autonomie beaucoup plus grande sur le plan de la profession, des liens familiaux, de l’habitat, du "curriculum vitæ", du déroulement de carrière.

Autrement dit, aux yeux des gens de l’entourage, celle ou celui qui s’est engagé dans un Institut Séculier ressemble à Madame ou Monsieur Tout-le-Monde. D’elle ou de lui on dira : c’est quelqu’un qui a son métier, son appartement, ses relations, son salaire, son compte en banque.

Engagements séculiers

Alors comment vont se traduire de façon concrète les engagements évangéliques de pauvreté, chasteté, obéissance ? Comment va s’exprimer dans le concret de l’existence la consécration de ces hommes et de ces femmes dont l’Eglise a reconnu à partir de 1947 qu’elle constituait une nouvelle forme consacrée de vie évangélique ?

"Consécration séculière. Cette expression a surpris certains pour des raisons diverses. Les deux mots semblent s’exclure mais les réalités, dans le mouvement de l’Evangile, s’appellent l’une l’autre. Le même Esprit nous pousse à vivre au milieu des hommes et à suivre le Christ de plus près : il y va de l’identité de notre Institut." Ainsi s’expriment les orientations d’un de ces Instituts. Et le texte poursuit : "Percevant dans notre présence au milieu des hommes le don de Dieu, nous ne voulons pas nous payer de mots, mais travailler à restaurer la dignité des fils de Dieu quand elle est avilie. Nous avons appris que la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et qu’en servant les hommes et les femmes d’aujourd’hui, nous entrons dans le dessein du Seigneur de l’histoire... Servir les frères, c’est partager leurs joies et leurs espérances ; c’est aussi résister aux pressions et aux modes, aux sollicitations de la facilité des faux-semblants et de la volonté de puissance... Là où nous sommes situés, nous sommes amenés à nous renouveler dans la pauvreté, la prière, la chasteté, la vie fraternelle, l’obéissance."

Il est donc bien clair que, dans la constellation des formes de vie consacrée, l’engagement à la suite du Christ pour une vie irradiée par l’Evangile va se concrétiser de diverses manières selon qu’il a conduit telle ou telle personne vers un monastère, vers un Institut de vie apostolique, vers un ermitage ou un Institut Séculier. Dans tous les cas il y a une consécration totale de la personne, extérieurement exprimée, mais la coloration concrète des engagements va présenter des teintes différentes. Ainsi pauvreté, chasteté, obéissance, mais aussi prière et vie fraternelle, dans les orientations des Groupes Evangile et Mission (G.E.M.) vont être affectées du qualificatif "séculière". Pauvreté séculière, chasteté séculière, etc...

"La chasteté au cœur du monde nous engage à lutter contre la banalisation de l’amour et la commercialisation du sexe dans nos sociétés d’abondance. Elle nous pousse aussi à travailler à rendre à l’amour humain et à la sexualité leur véritable signification dans la relation aux autres".

"A la suite de Jésus venu dans le monde pour vivre au jour le jour l’obéissance à son Père, nous accueillons la condition humaine et les événements eux-mêmes en cherchant à travers eux les appels du Seigneur à un meilleur service... Notre obéissance est contestation permanente du pouvoir comme privilège ou domination. Elle nous incite à travailler à ce que, dans le monde et dans l’Eglise, le pouvoir soit exercé comme un service."

Sans insister plus sur la dimension séculière de la chasteté et de l’obéissance, il m’a semblé bon de creuser davantage l’aspect séculier de la pauvreté, tel qu’il s’exprime et qu’il cherche à se vivre dans un Institut Séculier, celui des G.E.M.

"Notre pauvreté séculière, est-il écrit dans les Orientations, nous engage à être solidaires des marginaux, de tous ceux qui sont victimes de l’injustice : personnes, groupes sociaux, nations, continents. Cette solidarité nous pousse à combattre toutes les causes de misère et d’oppression ; elle nous engage en même temps à travailler à un meilleur partage des biens et du savoir... Notre pauvreté est missionnaire. Si nous nous engageons dans la pauvreté, c’est pour être configurés au Christ qui <de riche s’est fait pauvre afin de nous enrichir de sa pauvreté> (2 Co 8, 9). Si nous nous faisons pauvres, c’est aussi pour que l’amour des biens ne nous attache pas le cœur et n’éteigne pas en nous l’envie d’annoncer Jésus-Christ."

Pauvreté séculière et missionnaire, dit-on dans les mêmes Groupes Evangile et Mission. On pourrait dire aussi chasteté séculière et missionnaire, obéissance séculière et missionnaire.

Le concret de la pauvreté séculière

Si maintenant, pour être plus concret encore, à travers Règle de Vie, fiche de formation, témoignages ou partages de révision de vie, on cherche à savoir à quoi peut engager la pauvreté évangélique dans un Institut Séculier, on percevra mieux en quoi le style de vie d’un membre d’Institut Séculier diffère, en ce qui concerne la pauvreté, de celui d’un moine ou d’une religieuse apostolique.

"Tu iras à la rencontre des hommes les mains vides, renonçant, s’il le faut, à ta propre culture pour te faire plus proche et découvrir avec eux les dons que Dieu leur a faits... Les envoyés du Seigneur, pour la liberté de leur ministère, doivent abandonner facilement les privilèges que leur ont valus, même légitimement, les circonstances historiques. Les Blancs dans le monde, les prêtres en bien des nations, ont reçu ou se sont acquis des privilèges : il suffit de voyager pour s’en apercevoir. Or cela est contesté par les autres... et parfois par les intéressés eux-mêmes. Et surtout cela est contestable : De quel privilège Jésus a-t-il pu se targuer ? Bien au contraire <étant de condition divine, il n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu.>(Phil. 2, 6)"

Suivent, dans la fiche de formation des G.E.M. sur la pauvreté, quelques orientations précises :

  • nous avons besoin de l’aide d’un frère et du groupe pour chercher notre pauvreté concrète...
  • dépendance et réflexion demandent un minimum de comptabilité et de budget...
  • la caisse de l’Institut est alimentée par les cotisations volontaires des frères...
  • chacun assure son avenir pour ne pas être à charge indûment...
  • chacun distribue au fur et à mesure ce qui n’est pas nécessaire à son entretien.

A l’issue d’une rencontre "prêtres de moins de 40 ans", l’un d’eux précise quelques pistes qui se sont dégagées du partage et de la révision de vie. Ces réflexions montrent bien les exigences et l’originalité d’un engagement de pauvreté évangélique vécue dans la sécularité du ministère de prêtre diocésain.

  • "Se donner du temps pour se former, en particulier dans ces domaines complexes concernant les pauvretés d’aujourd’hui. Ne pas toujours se laisser manger par l’apparemment urgent. C’est là aussi une exigence spirituelle.
  • Se laisser bousculer le plus souvent possible par l’écoute des pauvres et de ceux qui les côtoient.
  • Nous structurer personnellement pour vivre plus intensément notre présence au monde. Savoir nous remettre face au visage de Jésus. Accueillir nos pauvretés personnelles, obéir aux frères qui veulent nous aider à aller plus loin, mais également réfléchir à l’étendue de nos richesses et à ce que nous en faisons.
  • La présence insuffisante aux pauvres est pour nous une inquiétude, une écharde dans notre désir de radicalisme évangélique !"

Un autre raconte, sous le titre "inventer audacieusement", comment il a pris sa part dans une initiative de solidarité :

"Pendant l’hiver, les Restos du Cœur" ont été lancés dans la salle paroissiale. Ils assuraient à une centaine de familles, regroupant 150 enfants, un panier-repas deux fois par semaine. Depuis, chaque hiver, ce sont 250 repas distribués tous les trois jours. Nouvelles questions : - Peut-on se limiter à la seule aide alimentaire ? - Que se passe-t-il le 31 mars quand les "Restos" ferment ? - N’y a—il pas à rechercher une forme d’aide qui implique une participation des personnes aidées ? - Comment dépasser un simple assistanat ?

Des rencontres des "Restos du Cœur" ont été organisées. Ils ont pris en charge, un bal, un loto. Certains d’entre eux ramassent du papier. Un article de "La Croix" nous parle d’une expérience menée à Brest, on prend contact. C’est ainsi qu’est né "l’atelier papier carton".
Les travailleurs sociaux de la commune reçoivent des R.M.Istes, ils leur proposent de travailler à l’atelier papier carton. Pour les encadrer, douze bénévoles, jeunes retraités de tous bords, chrétiens ou non. Les bénéficiaires n’ont aucune qualification professionnelle ; plus ou moins alcooliques au départ, ils vivent dans des conditions d’hygiène déplorables.
Depuis, l’atelier prend de l’extension : deux permanents et un chauffeur (ancien R.M.Iste) à plein temps, une secrétaire à mi-temps tous rétribués par le conseil général. Avec eux vingt-cinq C.E.S. (Contrats Emploi Solidarité), sept R.M.Istes, certains ont suivi des cures de désintoxication, d’autres ont passé leur CAP de "conducteur d’engins élévateurs". En 1991, 149 tonnes de papier et 308 tonnes de carton ont été ramassées. Il est prévu pour 1992 un contrat d’exclusivité du ramassage pour les communes de la zone : 44 000 habitants. Tout ne va pas toujours pour le mieux : nombreux vols nocturnes ; démission de la présidente fondatrice et de son mari vice-président, remplacés au pied levé ; baisse de moitié du prix du carton ; déménagement de l’atelier qui doit être démoli pour le 31/12/91.
Curé de la paroisse, j’étais présent discrètement, tout au long de cette histoire ; cela m’a permis de "découvrir les pauvretés qui se manifestent autour de moi" (R. de vie n° 29) de créer des amitiés auprès de ceux qui n’étaient pas gâtés par la vie (tous ceux dont on s’écarte), "d’essayer de les comprendre, de me faire comprendre d’eux" (fiche 11 pp. 2 et 3), de les porter aussi dans la prière, d’épauler spirituellement et moralement tous ceux et celles qui agissaient plus directement que moi."

De façon plus personnelle, que puis-je dire de la manière de vivre l’engagement de pauvreté évangélique, à l’école des Groupes Evangile et Mission ?

Ma réflexion première, au sens de fondamentale, veut souligner le lien entre pauvreté et mission. En relisant mon parcours des trente dernières années, je constate qu’il y a eu interaction continue entre mon engagement missionnaire et mes engagements de vie évangélique en G.E.M. Une retraite de trente jours en 1961 a déclenché et préparé mon premier départ de prêtre Fidei Donum. Mon engagement définitif en 1979 a précédé de peu mon deuxième départ. Partir une première fois pour dix ans à des milliers de kilomètres et revenir après cette longue période. Six ans plus tard, commencer un deuxième séjour missionnaire qui va durer huit ans encore et rentrer au pays pour repartir, quelques mois plus tard, à six cents km de ses terres pour une mission au niveau national. Toutes ces migrations, qu’on le veuille ou non, obligent à de sérieux délestages. En ce sens, la mission contribue à appauvrir. Réciproquement, comment accepter de tout laisser de son confort et de son équipement si on n’a pas appris à s’en libérer ? La simplicité de vie prépare et facilite un départ missionnaire. C’est en ce sens que je parle d’interaction entre pauvreté et mission. Je pense à une autre circonstance où mission et pauvreté ont joué en interaction dans une décision personnelle : lors du décès de ma mère en 1972, j’ai choisi de vivre l’événement en restant sur place au Cameroun, de même d’ailleurs que mon frère prêtre Fidei Donum en Colombie. Peut-être, si nous avions été les seuls enfants, serions-nous revenus ?

Ceci m’amène à dire aussi le lien très fort que je vois entre pauvreté et liberté spirituelle. Là encore il y a interaction : la pauvreté libère, et d’autre part s’exercer à se libérer rend pauvre. En ce sens je pense pouvoir dire que nous avons tous intérêt à vérifier si oui ou non nous restons libre par rapport à l’usage des biens et de l’argent qui permet de l’acquérir. Quelle liberté gardons-nous dans l’usage d’un véhicule personnel, dans le temps donné à la télévision, dans l’usage du téléphone, dans la consommation des boissons et l’habitude des petits goûters, toutes choses qu’un service missionnaire peut inviter ou obliger à interrompre ? Et combien de besoins artificiels dont nous pouvons devenir esclaves si de temps à autre nous n’apprenons pas à nous en libérer ?
Pour moi la pauvreté est surtout appauvrissement progressif en direction d’une simplicité de vie dans tous les domaines : nourriture, vêtements, loisirs, déplacements, etc.

Un autre aspect sur lequel je voudrais insister et qui relève, me semble-t-il, tout spécialement d’une pauvreté "séculière", c’est le sérieux de l’utilisation de l’argent des autres, qu’il s’agisse de la gestion d’une association ou de l’utilisation que nous pouvons faire de l’argent public. Mon ministère actuel m’a fait découvrir le rôle d’un Conseil d’administration, l’importance des budgets prévisionnels, la nécessité de rendre compte et le caractère plus responsable du fonctionnement en auto-financement. Il est tellement plus facile mais tellement moins sérieux de compter sur des subventions exceptionnelles pour équilibrer un budget ! J’ai appris aussi, par exemple, à renoncer à faire appel à une compagnie d’assurances à la suite d’un orage de grêle pour des réparations sur une voiture vieille de douze ans et comptabilisant 180 000 km. J’ai compris - autre exemple - qu’en adoptant un comportement responsable vis-à-vis de ma santé (vaccinations - sport) j’évitais de contribuer au gaspillage de l’argent public.

Il me semble que tout cela a quelque chose à voir avec la coloration séculière de la pauvreté évangélique.

Claude Digonnet
SNV