Des jeunes aujourd’hui. Enquête sur les 20-30 ans


Guy Lescanne, prêtre, supérieur du séminaire de Nancy est aussi psycho-sociologue de formation. Le livre qu’il vient de faire paraître : " De jeunes adultes à découvert " (Desclée de Brouwer - Panorama 1994) est le fruit d’une enquêtre de plus de trois ans qui a permi à plus de 20 000 jeunes de prendre la parole. Voici, résumés par Sœur Marie-Pascale, o.c.s.o., Sœur Brigitte, clarisse, et Eric Julien, les différents axes de son intervention lors de la session.

Les jeunes aujourd’hui ? Ca n’existe pas. Il n’existe que des jeunes, bien particuliers", uniques, avec des solidités différentes. Si certains ont la stature d’un cargo, d’autres sont des voiliers, d’autres encore sont de simples rafiots.
S’il n’existe pas de "profil-type" du jeune, ils restent marqués par des tendances, des courants dont on peut décrire les caractéristiques. En voici cinq.

Portrait

Une génération "sans histoire" : 74 % se disent heureux." Tout va bien... ça baigne..." Très peu font référence à des moments historiques. Ils ne se sentent pas vraiment acteurs dans les grands moments qui ont marqué l’histoire de ces dernières années. Ils en ont entendu parler (mai 68, guerre d’Algérie, seconde guerre mondiale) mais ce n’est pas vraiment leur histoire.

Paradoxalement, ce qui pourrait les caractériser comme génération c’est qu’ils n’ont pas le sentiment d’appartenir... à une génération. Beaucoup ont du mal à dire "nous". Peut-être est-ce là ce qui explique la sur-valorisation de l’histoire personnelle et des relations inter-personnelles (couple, amis, famille).

Ils ne manquent pas de libertés. Mais du mode d’emploi pour en user. Sans référence pour orienter leur jugement, ils survalorisent la tolérance : "Tout se vaut, chacun fait ce qu’il veut, ne jugeons pas." Les repères estompés, chacun est renvoyé à son propre jugement, et à sa solitude... intolérable.

Renvoyé à leur propre subjectivité, ils affrontent de face leur propre fragilité. Donc leurs échecs. Il n’est donc pas étonnant que le suicide soit la première cause de mortalité dans cette tranche d’âge.
Autre conséquence de cette mise en avant de la tolérance : une grande naïveté qui fait le lit, paradoxalement, des sectes ou des intégrismes.

Ils sont méfiants par rapport aux institutions. Méfiants parce que souvent déçus. Comme ils sont souvent déçus par les adultes qui ne tiennent pas parole. Cette difficulté du "croire" se vit aussi envers les copains, envers Dieu, envers la tendresse et la fidélité. Finalement, il s’agit d’une difficulté de croire en eux-mêmes comme à l’action de l’Esprit en eux.

Cette difficulté à croire devient aussi une difficulté à s’engager. Les engagements humanitaires ou religieux sont regardés avec la nostalgie que l’on porte sur les rêves d’enfants. Mais c’est une nostalgie empreinte de méfiance : "C’est beau, mais trop beau pour moi". Ce sont des engagements du passé qui semblent inaccessibles ou trop risqués.

Quand ils étaient enfants ou adolescents, beaucoup ont pensé consacrer leur vie à une grande cause, à la vie religieuse, à un service humanitaire. C’était sérieux. Maintenant, ils n’y pensent plus.

Une génération marquée par l’indécision. Si 79 % des 20-30 ans valorisent la fidélité, la durée, l’usure du temps font peur. L’hésitation est grande devant la prise de risque, dans des domaines comme la politique, l’amour, la foi... Ils demandent beaucoup de temps pour décider engager l’avenir, ou plutôt pour ne pas décider. Ils savent mieux ce qu’ils refusent que ce qu’ils souhaitent. Et ils préfèrent parler d’"expérience à faire" plutôt que de "décision à prendre".

Les relations inter-personnelles sont privilégiées, pour parer à la solitude, retrouver un univers de consensus, sortir d’un univers conflictuel. Le rêve d’enfance d’une vie "consacrée" à une grande cause est oublié, on doute de soi-même et on préfère fonder une famille. Plus que d’un désinvestissement, il faut parler d’un déplacement d’investissement.

La crainte qui les habite le plus, ce n’est pas d’abord l’emploi, ni la maladie, ni encore l’accident et l’invalidation. La crainte n° 1 c’est la solitude.

Ils recherchent donc un espace de liberté pour respirer, mais pas tout seul. Des lieux ou, petitement, ils vont servir à quelque chose, exprimer leur générosité. Des lieux où le sol sera solide sous les pieds.

Pistes possibles

Voilà cinq points qui appellent des réponses.

Pour ouvrir des perspectives, prendre position, Guy Lescanne propose plusieurs pistes à partir du schéma interprétatif trop rapidement résumé ci-dessus. Le temps imparti ne lui permettra pas d’exprimer plus de deux pistes. La suite, il la présentera brièvement dans le débat qui suit cette intervention.

1 - Prendre lucidement appui sur la famille

La famille est actuellement reconnue comme la première cellule de base de la société pour plus de 80 % des français. Dire "famille-refuge" peut aussi vouloir dire "monastère-refuge". Et cela peut tout-à-fait être une chance pour assurer la réaction aux fragilités. Une chance pour solidifier des rafiots qui, sinon, chavireraient au premier coup de vent.
Même pour les plus blessés de la vie, la famille reste une valeur sûre, un terrain stable, sur lequel on construit, on se retrouve, on se re-pose. La famille (le monastère ?) refuge pourra alors devenir "famille-tremplin", "famille-référence". Pour opérer cette transition, il est important que la famille (la communauté) soit :

  • un lieu de parole dite où chacun est écouté même si sa parole est tâtonnante.
  • un lieu de parole entendue où chacun peut se laisser atteindre par les convictions des autres, plus solides que le vide du "chacun a bien le droit de penser ce qu’il veut, ça ne regarde que lui..."
  • un lieu où les rôles respectifs sont clairement définis, même à être contestés, ce qui est mieux que le flou, le mouvant.
  • un lieu où les différences sont clairement soulignées : âge, sexe, couleur... Il est bon qu’il y ait des anciens et des jeunes, bien à leur place. Les anciens pouvant appeler, motiver les jeunes par la fidélité sur laquelle ils ont construit leur vie.
    Il est bon que des jeunes puissent rencontrer des adultes de 30 ans qui leur donnent envie de prendre de l’âge. Il est bon qu’ils rencontrent aussi des aînés de 70 ans qui leur donnent envie de vieillir.

    Quand on gomme la différence, on interdit la rencontre.

2 - Favoriser les chemins d’identification

Articuler expérimentation et transmission, pour éviter le risque de généraliser le modèle de "l’essai".
Le jeune à qui l’on dit "Essaie (la vie monastique) et on verra si pour toi, ça marche", bien souvent ce jeune n’a que de l’échec à reproduire... Les grandes choses de la vie ne s’essaient pas, elles se préparent. On n’essaie pas, on fait l’apprentissage. La communauté doit donc donner la possibilité d’entrer dans une tradition.
Pour cela il importe que les aînés donnent le goût et l’audace de vivre, de prendre des risques, d’inventer le présent en fidélité à la tradition, et ne pas envoyer chacun à son destin singulier.

L’entrée dans la vie religieuse est bel et bien une entrée dans une histoire : la nôtre, celle de l’Institut, celle de l’Eglise. Pour envisager un avenir, il faut pouvoir s’identifier à d’autres, et pouvoir s’identifier à soi-même.

Lorsque Jésus appelle ses disciples, il ne les met pas en "période d’essai". Il en fait des disciples. La nuance est de taille. Elle est du même ordre que la différence entre l’essai et l’apprentissage.

Le post-scriptum du livre

En marge de l’intervention orale de G. Lescanne, notons qu’il adresse les dernières pages de son livre plus spécialement à ceux qui sont chargés d’accompagner les jeunes selon l’Evangile. Et donc, indirectement, aux membres de la session de Francheville.
Dans la transmission de la Foi aux jeunes, Foi qui est une grâce, nous rencontrons d’abord leur sensibilité, leur affectivité. Le respect intelligent de cette sensibilité, l’ouverture à son expression, une critique pertinente de ses chances d’ouverture peut contribuer à libérer leur capacité de penser, de choisir et de croire.
Nous avons à trouver les mots qui parleront à leur cœur et à leur tête. Dieu lui-même se fait séduisant et attirant, dans la Bible, sans taire le chemin de la Croix, l’exigence des Béatitudes.
Aujourd’hui, des jeunes comme nous et autrement que nous, sont séduits par Dieu. Il nous revient de les aider à discerner la voix de l’Esprit Saint, de chercher avec eux comment confronter leur subjectivité à l’objectivité de la Parole qui nous pousse en avant. Qui nous pousse vers une découverte de Dieu qui dépassera heureusement toujours tout ce que nous pourrons traduire aux jeunes, en rendant compte de l’Espérance qui est en nous.


Débat avec Guy Lescanne

Eric Julien :
Il y a cinq types différents de questions. D’abord des questions qui appellent des réponses larges mais qui dépassent le propos direct de la session et pour lesquelles il y aura une réponse "synthétique" et brève ! Après, nous aborderons les questions qui sont directement liées à la vie de nos communautés en rapport avec les jeunes.

Première question "choc" : Faut-il une guerre pour appartenir à une génération ? J’ai relié cette question à une autre : Comment réintégrer la mémoire de la mort dans l’analyse que vous venez de donner pour construire la personnalité de ces jeunes ? Et cette dernière question qui est plus ou moins liée à cela : Pourquoi les jeunes ne rêvent-ils plus aujourd’hui ?

Père G. Lescanne :
La question de la guerre est une grave question. On entend, et je ne crois pas que ce ne soit qu’une boutade : "Il leur manque une guerre". J’avais 11 ans, mon père a été tué à la guerre, tué par d’autres. Je ne me permettrai pas de badiner avec une question comme celle-là. Il est vrai que quand un peuple a besoin de se battre pour sa liberté, pour sa cohérence, pour sa survie, quand un peuple a besoin de faire corps et de dépasser ses divisions, petites ou grandes, il a ici la possibilité de grandir. Je ne me dérobe pas à la question mais permettez-moi un détour. Vous-même, dans votre propre chair, tout comme dans les complicités que vous pouvez vivre avec d’autres, en particulier des membres de votre famille, de vos communautés, vous savez combien la souffrance, la maladie, peuvent être une possibilité de grandir. Ceci dit, rapidement - mais j’espère avec force - l’homme, le psychosociologue, l’apprenti théologien que je suis, ne pourra jamais dire que la guerre ou la souffrance sont belles. Il ne pourra jamais dire en particulier à la suite de toute l’histoire de l’Eglise : "Quelle chance que toutes ces guerres, quelle chance que toutes ces souffrances." Je crois que les générations précédentes ont su, adroitement ou maladroitement, saisir la chance possible, ouverte par le mal, que peut être la guerre ou la souffrance. Je crois qu’en particulier, ma famille m’a aidé à saisir comme une chance possible la mort de mon père. Encore une fois, ceci dit non pas pour dire que la mort est belle, que quand un homme a poussé mon père du haut d’une falaise, "qu’est-ce que c’est beau". Non pas pour dire "qu’est-ce que c’est beau la guerre", mais pour dire avec force qu’il n’y a pas de fatalité dans l’histoire humaine et que le mal peut être dépassé. Nous touchons de près le mystère de mort et de résurrection.
C’est dans ce contexte que je voudrais pouvoir avec d’autres, pas tout seul, aider la génération des 20-30 ans à saisir les maux qu’ils peuvent traverser comme une chance possible. Je ne ferme pas les yeux sur les fragilités et les maux de cette génération mais je souhaite qu’avec eux nous trouvions la possibilité, en particulier nous chrétiens, traversés par le mystère pascal, que nous trouvions la possibilité de les aider à dépasser ces maux et ces fragilités que lucidement, j’espère, j’ai nommés pour une part tout à l’heure. Et c’est dans ce contexte que je voudrais y situer le besoin pour cette génération de pouvoir trouver des événements qui cristallisent, des combats qui cristallisent. Même si je sais tout le ponctuel qui peut être attaché à ces événements, j’entends une génération qui volontiers peut se mobiliser pour de l’humanitaire et je ne m’en moque pas. Je ne me moquerai pas des soirées Téléthon même si je les trouve bien insuffisantes, bien fragiles et bien dangereuses. Et je voudrais, pour essayer de les aider à entrer dans une histoire, nous aider, nous, à penser que l’histoire est une suite d’instants. Et quand des jeunes d’une génération sont capables de se mobiliser un instant, l’instant d’une soirée, un instant, l’instant d’une campagne de carême, un instant, l’instant d’une émotion à cause du Rwanda ou de Sarajevo.... quand elle est capable de se mobiliser c’est déjà l’instant qui peut faire, à la suite d’autres instants, une histoire.

Je reviendrai à  :"Pourquoi les jeunes ne rêvent plus ?" Je me mets à espérer, plus qu’à rêver, que nous puissions accueillir ces instants manifestés par une génération. Ce serait un des points que je n’ai pas eu le temps de travailler avec vous. Une génération marquée, profondément marquée par tout ce qui touche la sensibilité. Je souhaiterais non que nous courrions derrière eux mais que nous prenions au sérieux ces instants de sensibilité pour aider à ce qu’ils puissent devenir événements d’une histoire.
Sans en faire une date magique, mais sans trop vite dire que c’était un mauvais moment de notre histoire, je me souviens que mai 68 n’a pas été une guerre, mais une suite d’instants qui ont cristallisé, pour la génération qui a autour de 45 ans aujourd’hui, des espérances et des déceptions. Et qu’il nous a fallu construire avec. Heureusement qu’il n’y a pas eu autour de nous que des gens pour se moquer de mai 68, ne serait-ce que pour nous permettre de prendre quelques distances par rapport à cette période.
Je souhaite, pour ma part, non que ces jeunes aient une guerre, mais que nous les aidions à vivre ces instants pour en faire des événements. Non, les jeunes n’ont pas besoin d’une guerre : s’ils la rencontraient, je souhaite que nous puissions, au cœur même de ce mal, les aider à la dépasser et ouvrir vers une chance possible. Mais je refuse d’y voir là une fatalité et je crois que nous sommes capables de construire avec eux autrement. Mais il leur manque, c’est vrai, une suite d’instants pour faire événement.

"Mémoire de la mort." Là encore, permettez-moi de parler de nous avant de parler d’eux. Oui ils ont du mal à gérer la question de la mort. Il reste qu’une de leurs difficultés vient de nos générations. Nos générations n’ont pas d’abord une question à régler avec la mort et cela c’est nouveau. Nos générations ont d’abord une question à régler avec la vieillesse. Nous sommes les premières générations à affronter aussi massivement le quatrième âge. Nous ne voyons pas d’abord nos parents, nos frères, nos sœurs, dans nos communautés, mourir. Nous les voyons décrépir et c’est fort dur à assumer. Et nos générations, parce qu’elles ont du mal à régler la question de la vieillesse, parce que nous avons peur de vieillir, ont tendance à refuser leur âge. Ce n’est pas par hasard si la publicité insiste là-dessus, les complexes anti-rides Diadermine pour hommes comme pour femmes, le ralentissement de l’âge : " Regardez cette femme, regardez sa fille on les confond, elles ont le même âge ! " Gommer l’âge, gommer la différence d’âge... fondamentalement, pour une part, parce que nos générations n’ont pas encore regardé en face la question de la vieillesse.
Quelle chance quand, tout à l’heure, à la porte, j’entendais l’une de vous dire : "Dans notre communauté, à part une sœur, nous souhaitons tellement qu’elles puissent rester" et assumer leur vieillesse dans la communauté. Je ne dis pas que c’est toujours la solution miracle et que c’est toujours possible. Mais assumer dans la communauté cet échange entre âges différents et cette possibilité de bien vieillir. Sans faire un modèle de mon expérience, mon évêque m’a confié un moment la responsabilité d’une maison à Nancy qui accueillait les jeunes de lycées professionnels, les jeunes en précarité, les jeunes au chômage. Et comme c’était la même rue que la prison et que souvent les prisons sont davantage peuplées par ce type de population, nous accueillions aussi les jeunes sortant de prison, 49 rue Charles III à Nancy. On a fabriqué une radio pour aider des jeunes à entrer dans cette double parole que j’évoquais tout à l’heure ; on a inventé, comme bien d’autres et à la suite de bien d’autres, la possibilité de rencontres conviviales et en particulier un fameux mercredi soir où chacun pouvait - et peut toujours - venir dîner sans prévenir, simplement en amenant dix francs et on passait une bonne soirée ensemble. Sortir de la solitude, pouvoir rencontrer d’autres, vous voyez bien comment toutes ces idées-là me sont venues avec d’autres. L’équipe d’animation de cette maison ?... des adultes de mon âge, des jeunes permanents d’Eglise en responsabilité. Il manquait des gens du troisième âge. Nous avons fait appel à Tatasse, c’est un jeune jésuite de 81 ans ! Fidèle tous les mercredis. Non pas situé pour être responsable dans la maison, mais bien situé, avec son âge, avec sa joie, bien situé aussi avec ses pertes de mémoire. Tatasse qui disait : " Excuse-moi, je note, c’est pour me souvenir de toi la prochaine fois". Bien situé dans son âge y compris dans ses fragilités, sans aucune fausse modestie, aucune, Tatasse, Gérard de Tassigny, a tenu et tient une place aujourd’hui que je ne peux pas tenir.
Cessons, dans nos communautés, dans nos lieux, en particulier ceux de ma génération, c’est une des fragilités de ceux qui sont "dans la force de l’âge", de croire que les jeunes peuvent être "tout", (le mythe de la toute puissance). A 45 ans, avec la place que j’avais, je ne pouvais pas tenir la place de Gérard et Gérard n’a pas cherché à tenir la mienne ni celle des plus jeunes de 20 et 25 ans qui avaient leur place dans la maison. Que nous puissions inventer, continuer à inventer dans nos communautés, dans nos familles, dans nos monastères, dans nos presbytères, dans nos séminaires... accueillir cette chance de la différence d’âge, y compris la place de la vieillesse, y compris nos manières d’assumer la décrépitude, y compris nos manières d’assumer Altzeimer. C’est dur, c’est un défi dont nous avons besoin pour mieux vivre nos âges respectifs. Des jeunes en ont besoin pour pouvoir assumer la vieillesse et la question de la mort.

"Pourquoi les jeunes ne rêvent-ils plus ?" Nous ne devons pas rencontrer les mêmes jeunes ! Ils rêvent, mais ils ont souvent besoin de chasser leurs rêves par peur d’être déçus. Déçus des autres, déçus d’eux-mêmes. Qu’on cesse de dire et à eux et autour d’eux que ces infidélités qu’ils vivent, dont ils sont victimes, dont ils sont témoins, dont ils sont acteurs : "C’est l’air du temps mon pauvre Monsieur l’abbé... c’est comme cela aujourd’hui... Et puis vous savez ils les assument bien mieux que vous, une de perdue, dix de retrouvées !" C’est faux, c’est un mensonge, cela les blesse et cela peut les tuer ! Et cela tue leurs rêves et cela tue plus que leurs rêves, cela tue leur capacité de pouvoir aimer, de pouvoir vivre. Ca les conduit, pour certains d’entre eux, et beaucoup trop, même si c’est un épiphénomène, comme on dit, cela les conduit à ne plus pouvoir espérer vivre. Si ! ils rêvent, mais pour cela, il faut relever cet énorme défi du monde contemporain - pas simplement dans nos monastères-ce défi du croire. Il nous faut réapprendre avec eux à croire. Croire ce n’est pas trancher entre le vrai et le faux, c’est oser prendre un risque. On ne prend pas un risque sans un minimum de sécurité et je reviens à ne pas me moquer de ce besoin qu’ils éprouvent de trouver des refuges. N’en restons pas là, ne les enfermons pas dans des refuges, ne les enfermons ni dans des familles ni dans des mouvements ni dans des monastères-refuges, ils n’ont pas besoin de cocooning. Mais entendons bien que ce refuge est une nécessité vitale pour entamer un chemin qui leur permettra d’assumer leurs rêves qui souvent ne sont pas si enfouis que cela.

Ce défi du croire, il est sûrement dans la capacité que nous avons à être fidèles à nos propres convictions, à être nous mêmes, avec notre péché, avec notre limite de croyant . Soyons de plus en plus capables de lucidité sur les raisons qui nous donnent de croire.

Eric Julien :
Plusieurs questions à propos des familles ou des communautés-refuges. Questions à tiroirs :
"Précisez ce que vous entendez par communauté-refuge. Est-ce qu’il y a une connotation seulement négative ou y a t’il des aspects positifs ?"
"Est-ce que vraiment un monastère peut être un monastère-refuge ? Est-ce que cela existe ?"

Père G. Lescanne :
J’ai dû ou aller trop vite ou très mal m’exprimer mais j’ai voulu, au contraire, nous aider à ne pas prendre le mot "refuge"uniquement avec une connotation péjorative, mais comme une première étape dans une histoire. "Communauté-refuge", vous êtes bien meilleurs juges pour savoir s’il y a des communautés-refuges, des monastères qui sont refuges. M’appuyant sur l’impertinence de la question du SNV, par rapport aux communautés-refuges, j’ai envie de la prendre au sérieux et de dire : si on vous dit cela, regardez, peut-être que vous êtes communauté-refuge. Et je vous redis, ce que je disais tout à l’heure : entendez et vérifiez si ce n’est pas pour les jeunes que vous rencontrez une nécessité vitale dont ils ont besoin comme d’une première étape ? Si on en reste là : "Pauvres petits trésors, ils ont tellement besoin d’être protégés ! on va pouvoir bien les enfermer dans le cocooning." Il y a des familles-refuges, il peut y avoir des monastères-cocooning : "On va se les garder, pas de risque, pas trop de questions." Ici je caricature, à mon avis cela ne correspond à aucune de vos communautés. Plus lucidement, cela peut correspondre à telle ou telle tentation : rappelez-vous la peur de vieillir de nos communautés, telle ou telle tentation de se garder. Cela peut être une tentation pour le supérieur de séminaire que je suis, disant : "Mince vous avez vu l’état de nos presbyterium ? Si en plus on ne se les garde pas, qu’est-ce qu’ils vont dire les quatre évêques lorrains ?" Je comprends très bien toutes ces questions-là.
Il y a eux et il y a nous. Lucides sur ces questions-là, entendons-nous ce besoin de pouvoir poser les pieds quelque part ? Regardez quand vous êtes venus ici et que vous prenez une autoroute : dès qu’ils font des travaux ils vous indiquent de temps en temps "refuge" ; et tous les 2-3 km : "refuge", pour au moins pouvoir s’arrêter quelque part si on tombe en panne. Dans nos vies, il y a des pannes et il y a besoin à ce moment-là de pouvoir trouver des refuges. Peut-être pas vous parce que vous êtes très solides, peut-être pas nous tous, mais je suis de ceux qui ont eu besoin de temps en temps et qui auront besoin, à mon avis, de trouver refuge. Une amitié c’est un refuge, la prière pour une part - et c’est pas du tout une insulte à la prière - pour une part aussi c’est un refuge. Pouvoir parler avec l’équipe animatrice de la maison du 49, c’est un refuge. Le besoin de pouvoir s’appuyer sur d’autres.
Alors ne nous moquons pas de ce refuge, ni pour nous ni pour eux, et entrons dans une histoire. Qu’est-ce qui va nous permettre de faire ces passages, ces Pâques, ce passage du refuge à la référence, de la référence au tremplin ? C’est vrai qu’à un moment, il y a refuge et qu’il y a besoin. Du coup il y a une solidité qui peut se construire avec des références et ces références peuvent permettre à des jeunes d’envisager plus librement - la liberté c’est jamais fini - de pouvoir poser des actes, des décisions. Poser la décision d’une disponibilité et la disponibilité à un appel. Poser la décision de pouvoir entrer dans une autre communauté.
Quelle chance si, trouvant une communauté-refuge - je ne sais si cela correspond à un itinéraire de jeunes que vous avez dans la tête - si, ayant fait l’apprentissage d’un certain nombre de références, ils sont davantage solides pour envisager le mariage. Quelle chance, quel cadeau vous avez fait d’être communauté-refuge ! Communauté-refuge qui boucle sur elle-même : dans ce sens-là, ni vous ni moi ne servirons jamais des jeunes. Mais plutôt communauté-refuge qui aide à entrer dans une histoire : aimant bien les jeunes tels qu’ils sont, envisageant de les accompagner sur un chemin de discernement.

Eric Julien :
Deuxième tiroir. Très pratiquement, comment devient-on une communauté-refuge, une communauté de référence et ensuite une communauté tremplin ? Qu’est-ce qui fait qu’une communauté va vivre cette évolution, quels sont les moyens extérieurs qu’elle va pouvoir prendre pour réussir cette évolution ?

Père G. Lescanne :
Je reprends les quatre points de tout à l’heure. Ceux que j’expérimente, ceux que je réfléchis. Mais encore une fois, je n’ai pas la science infuse, vous pouvez encore avoir bien d’autres points de repère et bien d’autres approches que la mienne. C’est une parmi d’autres. Mais aucune approche ne peut enfermer ni des jeunes ni des générations. Il y a d’autres approches fort pertinentes, celle que je propose ce matin n’est pas la seule.

Premier point que je proposais ce matin : vous ne pourrez pas être une communauté-refuge si vous n’êtes pas une communauté stable, en particulier une communauté solide. Pour reprendre autrement ce que je vous disais tout à l’heure : suffisamment solide pour être critiquable. Ne faites pas l’apologie de la fragilité. Ne jouez pas à plus solide que vous êtes. Vous pourrez être communauté-refuge dans la mesure où vous êtes une communauté suffisamment solide pour être critiquable. On ne tire pas sur une ambulance, on a pitié. Ne soyez pas une communauté dont on a pitié : vous ne serez, ni communauté-refuge, ni aidant à être une communauté. Soyez adultes. Encore une fois : ayez votre âge, avec vos fragilités. Mais vous n’avez pas que des fragilités ou si vous avez trop de fragilités, vous ne pourrez pas être communauté-refuge. Soignez vos propres fragilités pour pouvoir être une communauté-refuge. Sinon, à ce moment-là, vous vous servirez des jeunes pour pouvoir combler vos propres fragilités. Suffisamment stables, premier point de repère que je vous donnais ce matin, pour pouvoir donner la possibilité de poser les pieds quelque part.

Deuxième point de repère : la circulation de la parole. Regardez dans vos communautés comment cette double parole que j’évoquais ce matin est effectivement double parole, c’est à dire je dis "et" et pas "ou". Comment, de fait, des paroles de jeunes tels qu’ils sont, et pas tels qu’on les rêve, ces paroles sont bien accueillies. Comment est-ce que des jeunes qui arrivent pour passer, pour entrer, pour faire un postulat, pour faire un noviciat, pour être profès temporaire, profès définitif. Comment ces jeunes-là sont-ils pris au sérieux avec leur propre parole ? Comme on ne sait pas, on descend dans leur manière d’accueillir leur propre parole : comment leur tâtonnement par rapport aux complexités, comment cette parole-là est prise au sérieux ? Et je crois que nous avons à continuer à apprendre profondément. C’est une des chances de mai 68, c’est pas la seule, cette chance d’écouter ce qui peut être dit, d’écouter la nouveauté, de nous passionner pour cette nouveauté, tant mieux. Apprenons à mieux le faire. Mais tout seul c’est "casse gueule". Si on s’arrête là, on va vers une impasse (pourtant je vous ai dit à quel point c’est nécessaire et c’était beau), on va vers une impasse et on oublie le "et", double parole, parole entendue et parole dite.
Osez votre propre parole, vos propres références, votre propre histoire. S’il y a des convictions qui vous ont fait grandir, qui ont fait grandir votre congrégation, osez les partager. S’il y a des points de repère de la vie courante qui vous aident à vivre, osez les proposer. Vous allez dire : mais c’est cela qu’on propose, c’est cela notre tradition. Osez leur donner d’entrer dans une tradition vivante parce qu’il y a une circulation de parole mais pas une absence de tradition. On manque de traditions et la nouveauté ne peut pas se construire sans tradition, sans circulation de cette double parole, parole dite et parole entendue. Et cette circulation de cette double parole est la chance de pouvoir passer de famille-refuge à famille-référence et de famille-référence à famille-tremplin, d’où communauté-refuge à communauté-référence, et de communauté-référence à communauté-tremplin.

Troisième point, permettez-moi d’y ré-insister avec d’autres mots : des responsabilités, des rôles bien situés, clairement situés. C’est vrai que c’est un rôle d’être maître ou maîtresse des novices, un rôle parfois ingrat. C’est un rôle d’être supérieur de séminaire, parfois ingrat. Je disais à mes amis : je me suis rendu disponible au sacerdoce et j’ai cru que l’Eglise m’appelait pour être proche des hommes et voilà qu’on me confie un ministère où il faut que je mette de la distance ! Par respect des jeunes, il faut que je mette de la distance. Un cœur de prêtre, il a envie de donner le sacrement de réconciliation : je ne peux jamais le donner ! Il a envie de pouvoir accompagner, d’aider des jeunes et leur dire : "C’est chouette que tu me partages toute ton histoire." Je suis obligé de leur dire : "Stop ! t’en parleras à ton père spirituel, c’est pas à moi que t’en parleras." Pour vous c’est peut-être très facile, moi je ne trouve pas cela particulièrement facile. Des rôles clairement situés... on n’est pas tout dans une communauté... nos petites volontés de toute puissance. Nos petites volontés de vouloir être tout, d’être à la fois le frère, la sœur, le père, le supérieur, le confident... non, on n’est pas tout !
La chance que vous êtes d’être une communauté où il y a des choses qui ne se diront qu’entre jeunes sœurs, une affinité entre des sœurs ou une vie d’équipe. Je ne sais pas comment cela se passe dans un monastère, je ne connais pas toutes les arcanes d’un monastère. Des choses qui se diront en communauté, celles qui se diront à la prieure ou à la supérieure, des choses qui se diront à la maîtresse des novices, il y a des choses qui ne se diront à personne pendant un temps. Des rôles clairement situés pour qu’ils puissent même évoluer parce qu’ils sont clairement situés. C’est pas du flou, à mon avis, c’est pas ringard, c’est profondément novateur. Cela fait deux mille ans que notre Eglise nous propose des points de repère novateurs comme celui-là.

Quatrième point. Une bonne nouvelle, cela passe aussi par des rôles clairement situés où la différence est accueillie comme une chance, où la différence est reconnue et appréciée. Quelle chance dans une communauté d’avoir 25 ans, d’avoir 30 ans. Qu’ils puissent l’entendre, mais pas pour s’entendre dire : "Oh ! quelle malchance d’avoir 70 ans, ou d’avoir 60 ans." Quelles chances respectives, pas les mêmes, que ces différences, pas simplement de rôle, ces différences de tempérament, d’histoire, de culture, d’itinéraire spirituel... Ces différences sont reconnues comme une chance : la communion est à ce prix.

Eric Julien :
En entendant parler de temps d’essai et de temps d’apprentissage et de la différence entre les deux choses, certains, certaines se sont sentis ébranlés dans la doctrine du "Venez et voyez". Est-ce à juste titre ?

Père G. Lescanne :
Je ne vais quand même pas m’inscrire en faux contre l’Evangile ! Je vais vous dire comment dans ce contexte-là je l’entends. Je ne crois pas - je ne voudrais pas tirer Jésus à moi - que Jésus ait proposé à ses disciples simplement une suite d’expériences, je ne crois pas. Je crois que radicalement il leur a proposé un apprentissage. Radicalement, dès le départ, il leur a proposé un apprentissage de l’écoute jusqu’au mystère de mort et de résurrection. L’envoi en mission il est au cœur de la vie publique de Jésus, il est au cœur de la vie publique, "Allez, apprenez, et vous reviendrez et on racontera."
"Vous ferez des choses comme je fais, vous en ferez même de plus grandes " ! Je reste étonné par cette phrase de l’évangile, cette phrase de Jésus qui dit à ses disciples, à vous comme à moi, à la suite des disciples : "Vous en ferez même de plus grandes". Je crois profondément, même si nos mots sont maladroits, en particulier pour parler de ce mystère du salut, de cette révélation du cœur de Dieu et du cœur de l’homme en Jésus Christ, je crois profondément ce que je vous disais de manière bien impertinente : ne leur demandez pas de venir faire des essais. Donnez leur - c’est un autre mot pour ne pas jouer sur le mot expérience - donnez-leur d’entrer dans une expérience et pas d’être spectateur d’un certain nombre d’expériences : "On prend et on laisse." On n’entre pas au noviciat comme on entre au supermarché : on prend, on laisse, on jette quand c’est fini. Ce n’est pas cela qui construit une vie d’homme, c’est vrai pour le noviciat comme c’est vrai pour tout ce qui est éducation affective, sexuelle. On n’essaie pas.
Je crois que c’est un des points de repère anthropologiques : qu’est-ce que c’est qu’être homme ? Je le dois à l’anthropologie chrétienne, réfléchie avec d’autres, confrontée à d’autres. Ce qui est le plus fondamental de la vie de l’homme, cela ne s’essaie pas, cela se prépare. La mort cela ne s’essaie pas, cela se prépare. La vie cela ne s’essaie pas, cela se prépare. L’amour cela ne s’essaie pas, cela se prépare. S’il est parfois difficile à accueillir, je ne crois pas que ce soit un point de repère difficile à comprendre pour des jeunes générations. En particulier tout ce qu’on peut leur dire par rapport à une éducation sexuelle, affective, je crois, peut rejoindre quelque chose de très fort de leur propre histoire. Quelque chose de très fort de l’Evangile : "Allez, venez et voyez. A la suite de Jésus faites votre apprentissage."

Eric Julien :
Si on essaie de faire un tremplin pour des jeunes qui ne soit pas de l’ordre de l’essai mais de l’apprentissage, comment, dans les diocèses et dans les communautés, arriver à construire cela sans que ce soit ni un noviciat, ni une propédeutique ? Est- ce possible ? Et est-ce possible dans le cadre d’une communauté avec des séjours temporaires, qui sont quelquefois très brefs, qui peuvent aller d’une semaine pour une retraite, à deux jours, une journée ?

Père G. Lescanne :
Oui, cela peut être une heure ! Regardez comme il y a des heures, une heure, même parfois plus court, de notre propre histoire, de notre itinéraire spirituel à chacun de nous, qui ont été fondatrices, des étapes de notre histoire. Etre une heure, une semaine, un mois, une année dans un monastère, cela ne veut pas dire que tout est joué et que cela y est, on est déjà entré ; cela veut dire que c’est l’apprentissage d’une vie, d’une disponibilité à l’appel du Seigneur et que rien dans cette histoire-là n’est à mettre entre parenthèses. Y compris, pour moi, pour vous, notre péché qui n’est pas mis entre parenthèses. Nos échecs, nos ratés, nos refus... ne sont pas des expériences que l’on a mis entre parenthèses. Regardez en particulier combien l’échec, la faute, le péché dans notre propre histoire, dans la mienne, pardonnés, étaient constructeurs de notre propre itinéraire. C’est vrai de minutes, c’est vrai d’heures, c’est vrai de temps passé, que ce soit une propédeutique, que ce soit un noviciat, que ce soit regardant, que ce soit de passer une semaine pour venir voir dans le monastère. Mais on ne vient pas voir de l’extérieur puisque cela construit quelque chose de notre propre identité, que cela laisse des traces, que c’est dans l’histoire, que cela s’inscrit dans une histoire.
Ce que je veux dire c’est qu’il n’y a pas de minute, qu’il n’y a pas d’heure, qu’il n’y a pas de semaine, qu’il n’y a pas de mois, qu’il n’y a pas d’année qui ne puissent pas entrer dans cette dynamique d’apprentissage. En particulier quand ils sont bien vécus. Je vous invite, vous comme moi, à aider ces jeunes à vivre des beaux moments et que tous ces moments-là ne soient pas des parenthèses mais des moments d’une histoire dans une continuité. Là, je parle comme supérieur de séminaire, mais vous pouvez en parler de cette manière-là. J’espère qu’un jeune ne quitte pas. "Ca y est, c’est fini" et on part vers autre chose. Je pense à un jeune qui a pris la décision avec nous de continuer sa route autrement. Continuer sa route autrement que ce qui avait été envisagé un temps, c’est-à-dire vers le ministère presbytéral. Ma grande fierté, avec l’équipe du séminaire, avec lui, c’est qu’après l’étape de ces deux années-là, il dise : "Mais qu’est-ce que cela a construit ma vie de couple, qu’est-ce que cela a construit ma vie professionnelle, ma vie d’homme !" Leur histoire a démarrée avant qu’ils entrent au noviciat, avant qu’ils viennent taper à la porte. Tous ces moments-là sont à prendre au sérieux comme des moments qui n’ont pas été des parenthèses, y compris les échecs, les loupés de leur vie. Les aider à faire une unité de leur vie. Les aider à assumer leur histoire, une histoire sainte. Et dans cette histoire-là, il n’y a pas de petits ou de grands moments. Cette histoire-là, c’est bien le noviciat, la propédeutique, tout ce qu’on peut imaginer en respect pour eux, mais ce sont aussi bien d’autres moments, y compris une semaine ou une journée passée au monastère ou une rencontre apparemment fugitive avec l’un ou l’une d’elle. Il n’y a pas de petits moments. Ils ont une histoire, une.

Eric Julien :
Beaucoup des questions entendues tout à l’heure parlaient à la fois des communautés religieuses et des familles. Mais il y a une question qui demandait la définition du mot "famille". Dans ce que nous avons entendu, que signifie le mot "famille" ?

Père G. Lescanne :
Clairement, un homme une femme, une femme un homme, se risquent dans l’aventure de fonder une famille. Ils n’oublient pas qu’ils sont eux-mêmes issus d’une famille. Ils n’oublient pas que ce qu’ils peuvent vivre comme famille aujourd’hui c’est parce que d’autres, avant eux, ont pu la vivre.
Une famille, oui, c’est un homme et une femme qui acceptent d’être des héritiers. Ils ne sont pas nés de la dernière pluie, ils n’ont pas fabriqué ce qu’ils sont, ils l’ont reçu et ils l’ont assumé pour entrer dans cette histoire et, à leur tour, pouvoir élargir l’espace de la tente. Chrétiens, ils savent, ils ont touché du doigt, que cette aventure ils ne pouvaient la vivre, comme toute leur aventure humaine, sans être sauvés. Toute leur vie a besoin d’être sauvée, toute, comme vous, comme moi. Toute leur vie. Ils en ont fait l’apprentissage, je l’espère, en Eglise depuis qu’ils sont petits, y compris avec leurs échecs. Le besoin, non pas de mettre Dieu dans le coup, mais de reconnaître qu’ils ne peuvent vivre leur vie d’homme sans accepter de se recevoir, sans accepter qu’une parole vienne fonder leur propre parole, sans accepter que le premier à engager sa parole le jour de leur mariage, le jour du sacrement de mariage, c’est Dieu. Et qu’il ne reprendra jamais sa parole, quelle que soit leur histoire.
Le sacrement de mariage, vous le savez comme moi, n’est pas la sacralisation de la fidélité d’un homme et d’une femme, c’est d’abord l’émerveillement et l’accueil de la fidélité de Dieu dans une histoire d’amour. Dieu qui dit, au jour du mariage, par la voix de l’Eglise, par le sacrement qu’ils se donnent l’un à l’autre, qui leur dit : "Quoi que vous fassiez, vous pourrez toujours compter sur ma grâce." Et du coup, élargir l’espace de la tente et non seulement aux enfants qui naîtront de leur amour et de la fidélité, élargir l’espace de la tente avec ce lien des familles, avec d’autres familles, élargir l’espace de la tente jusqu’à la famille humaine. "Vous êtes de la famille de Dieu", dit Paul. Beaucoup trop rapidement dit, c’est cela la famille.
Et au cœur de cela des hommes et des femmes, des jeunes en particulier, ont du mal à croire, du mal plus que d’autres, à entrer dans la plénitude de ce que je viens de dire. Alors, un peu d’humilité : comme pour la plénitude du ministère presbytéral, du sacerdoce, c’est en chemin, c’est une histoire, c’est en devenir, ça a toujours besoin d’être sauvé, besoin d’entrer dans cette histoire.
Alors, j’entends aujourd’hui des jeunes qui ont bien du mal et puis qui, à tâtons, vivent quelque chose de ce mystère, même dans le refuge d’un couple très bancal, cohabitant et n’osant même pas quitter papa, maman. "On va cohabiter mais on va rester chez papa, maman." Pas simplement parce qu’on manque de sous mais parce qu’on a du mal à quitter, on a du mal à partir, on a du mal à se risquer : "Quitte ton père et ta mère et va fonder..." on a du mal. J’entends dans ces vies de couple tâtonnantes, maladroites beaucoup de blessures, beaucoup de cris, beaucoup d’aspirations, de rêves, y compris ces rêves enfouis dont je parlais tout à l’heure. J’entends une profonde défiance. Pas d’abord à l’égard de Dieu ni de la société, une profonde défiance à l’égard d’eux-mêmes. Ces familles ne sont pas dans la plénitude des familles. Elles vivent quelque chose, maladroitement, de la famille que je ne voudrais sûrement pas sacraliser. Mais je voudrais savoir, avec l’Eglise, appeler ces jeunes à faire des pas, à avancer ! Et pour cela, célibataire, prêtre je ne peux pas me passer de cette merveille qu’ont reçue mes frères et sœurs dans le sacrement de mariage. Je voudrais être complice avec eux, à ma place - je ne suis pas tout - être complice de ces couples qui disent quelque chose de cette plénitude dont je parlais tout à l’heure, pour pouvoir appeler à entrer dans cette aventure qu’est une vie de famille, qu’est le sacrement de mariage.
Je sais que pour certains jeunes cela prendra du temps. Je ne voudrais pas qu’être patient, je voudrais aussi être impatient et le leur dire. Je suis bousculé dans mon impatience pour le leur dire en sachant que c’est froid les statistiques. Depuis des années et des années, constamment nous vérifions, et pas seulement dans les statistiques ecclésiales, nous touchons du doigt que les jeunes mariées qui divorcent sont bien plus nombreux à divorcer quand ils ont vécus en cohabitation avant. Pourquoi cela ? Le psychosociologue que je suis va vous dire qu’il y a apparemment, au moins, un facteur qui est très explicatif : que c’est dur de construire dans la confiance quand on a commencé à construire dans la défiance ! J’espère que vous avez senti mon affection et mon respect pour des jeunes qui tâtonnent de cette manière-là, mais leur cohabitation est d’abord profondément une défiance en l’autre : "Je ne peux pas me risquer définitivement avec toi pour l’instant." Une défiance en soi : "Je ne peux pas me risquer parce que je suis trop fragile." Qu’il est dur de construire une confiance quand on s’est habitué à la défiance !
J’espère en disant cela, encore une fois rapidement, ne pas avoir jeté l’anathème sur quiconque, mais aider à entrer dans une histoire, accompagner des histoires ; je voudrais être "bellement" impatient, à la manière qu’a Dieu d’être impatient pour nous bousculer dans nos histoires d’hommes, vous, moi et pourquoi pas eux.

Eric Julien :
Il reste une question : Pourriez-vous nous dire rapidement les trois autres pistes que vous n’avez pas eu le temps de traiter ?

Père G. Lescanne :
La première chose, cela aussi c’est un défi contemporain pour cette génération, c’est qu’on apprenne à mieux faire droit à l’altérité. L’autre il est autre. Acceptons que l’autre soit autre. Je pense, à l’évidence, à l’altérité de Dieu au Tout-Autre, et je pense à cette difficulté contemporaine à faire droit à l’altérité.
La quatrième piste, j’appelle cela "réhabiliter la responsabilité". Je suis même bien prétentieux dans le livre, je prêche pour une culture de la responsabilité et dans cette culture de la responsabilité, je nomme quatre freins qui empêchent aujourd’hui des 20-30 ans - et ils ne sont pas les seuls - à oser la responsabilité. De ces quatre freins, je ne vous donnerai que le troisième que je nomme le frein de cette logique de la préservation contemporaine.
Vous me sentez venir avec le préservatif, attendez ! Cette logique de la préservation qui fait qu’aujourd’hui il est de bon ton de se préserver, de ne pas prendre des risques. Il faut se préserver aux frontières parce qu’il y a un risque avec les immigrés, alors fermons les frontières. Il faut se préserver des risques d’accident, alors mettons l’air bag. Il faut se préserver du risque de la faillite de notre compagnie d’assurances alors prenons une assurance sur notre compagnie d’assurances. Il faut se préserver des risques de ne plus pouvoir trouver une profession alors préservons-nous.
Le préservatif n’est pas tout seul, arrêtons d’en faire un simple outil isolé, il entre dans une logique contemporaine : il faut se préserver. Et là permettez-moi de raconter juste un petit truc : des jeunes du MRJC m’avaient invité sur la région, prêtre, sociologue. "Viens nous commenter les résultats d’une grande enquête que nous avons faite auprès de nos copains, sur l’avenir." Ils ne m’avaient pas donné le questionnaire de l’enquête mais les résultats et puis ils avaient invité plein de gens, des députés... il y avait une grande salle et ils avaient dit : "Le P. Lescanne va vous faire le commentaire de notre enquête."
J’ai commencé par leur dire : "Vous êtes foutus ! vous avez vu le titre de votre enquête : ’Comment préparer un avenir sans risques ?’ Mais vous êtes foutus si vous ne prenez pas de risques, sortez de cette salle ! vous avez pris un risque en entrant et en m’invitant, vous avez vu ce que cela donne ? De toute façon, vous prenez un risque quand vous devenez amis, vous le savez bien, vous prenez un risque pour une solidarité ; ne mettez jamais au monde des gosses, vous prenez un risque, demandez à vos parents ! Alors vous avez raison, préservez-vous, d’où préservatif ! Mais ne vous étonnez pas, à ce moment-là , ayant mis plein de risques et plein de barrières, d’avoir fermé toutes les frontières, pas seulement celles du pays, c’est les mêmes, les frontières de l’amour, de l’amitié, de la solidarité. Ne vous étonnez pas, à ce moment-là, de vous retrouver tout seul. Et cela c’et le plus gros risque que vous avez, et c’est le plus gros risque contemporain. Et bien zut au "tout préservatif" et articulons un discours légitime, se dire comment arriver à ne pas prendre des risques idiots, à mesurer et donc une culture de la responsabilité. Qu’est-ce que c’est qu’articuler une légitime protection et une responsabilité."
Je ne crois pas être, vous en jugerez, hors de ce que peuvent vivre des jeunes aujourd’hui, je trouve très dangereux pour eux cette campagne du "tout préservation" et il y a peu de voix pour le dire à part dans l’Eglise. Je suis fier d’être de l’Eglise qui ose, même maladroitement, aborder des questions comme celle-là quitte à se faire siffler à une soirée sida. J’accompagne actuellement des jeunes qui ont le sida et je vous assure que ce n’est pas beau le sida. Qu’on meure aujourd’hui du sida, c’est dramatique, mais on meurt aussi bien plus de la solitude aujourd’hui et c’est dramatique aussi et ce n’est pas l’un contre l’autre. C’est urgent, cette culture de la responsabilité, même si c’est prétentieux de parler comme cela.
Enfin, la cinquième piste, c’est de proposer d’entrer dans des traditions vivantes. Ce livre - à part le post-scriptum où je dis d’entrée de jeu que je suis prêtre - s’adresse à tout homme. Je crois que, dans l’ensemble, on peut le lire avec nos limites mais aussi avec la chance d’être chrétien.
Entrer dans des traditions vivantes, donc, en particulier avec ce vide inquiétant et contemporain, lié à nos générations, avec ce vide inquiétant du manque d’idéologie, c’est à dire du manque de cohérence de pensée. "Idéologie", dans notre vocabulaire, y compris dans l’Eglise, est un mot bien trop péjoratif. Nous confondons idéologie et idéologie totalitaire. Nous en avons soupé des idéologies totalitaires et nous avons eu à balayer devant notre propre porte et nous aurons probablement, chrétiens, à continuer à balayer devant notre propre porte quand nous enfermons dans des idéologies. Mais ne confondons pas idéologie totalitaire qui enferme, avec absence d’idéologie qui paralyse. Aujourd’hui, bon nombre de jeunes sont paralysés par manque de cohérence de pensée, de tradition vivante. Nous sommes en manque de traditions vivantes.