Regard sur neuf années de formation


André-Pierre Gauthier, jeune Frère des Ecoles Chrétiennes décrit le lent apprentissage pour "devenir frère", personne unique mais solidaire d’une communauté, d’une Eglise, et d’un monde souvent indifférent.

En ce dimanche de Pentecôte, le 30 mai 1993, nous sommes trois Frères des Ecoles Chrétiennes à nous engager définitivement, à Reims, là-même où l’Institut fut fondé voici quelques trois-cent-dix ans par saint Jean-Baptiste de La Salle. En septembre 1984, nous nous retrouvions au noviciat, alors installé à Lyon, pour entamer ce long temps de formation initiale. Notre "oui", prononcé lors des premiers vœux, deux ans après, portait déjà - nous aimions à nous le dire - notre "oui" d’hier. Le "oui" définitif y a fait fidèlement écho... au terme de sept ans bien remplis... Sagesse de l’Eglise qui respecte la durée du cheminement !
Ces sept années, nous les avons vécues pour la plupart d’entre elles selon des trajectoires personnelles, se recoupant au rythme des retraites annuelles, des rencontres de formation et des activités apostoliques. Pour frère Bruno, l’Ile de la Réunion et une formation pastorale à Lyon ; pour frère Joël, l’enseignement et la pastorale dans un lycée rémois ; pour moi-même, l’insertion scolaire et pastorale dans la banlieue parisienne et la formation théologique à Lyon.

Cette insistance, en introduction, sur notre triple parcours et notre "profession" commune est volontaire. Elle souligne à la fois notre réelle diversité et, plus encore, notre désir d’un témoignage d’unité.
Ces deux réalités, nous avons essayé de mieux les appréhender, de mieux les vivre durant notre formation initiale ; elles ont, entre autres, permis un meilleur épanouissement de notre réponse à l’appel de Dieu entendu dans nos vies et auquel, avec mes deux confrères, j’ai vraiment désiré dire "oui" pour la durée de mon existence.
Pour porter "un" regard sur ce temps de formation, j’ai choisi de mettre en relief une double découverte, progressive et joyeuse, celle d’une double identité acquise dans la prière, les recherches personnelles, le travail éducatif et l’apostolat : mon identité chrétienne et mon appartenance à l’Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes.

Notre engagement communautaire a donc uni pour la vie trois frères, bien différents par leurs origines et leurs histoires, leurs personnalités et leurs dons, à quelque huit mille autres frères ! Or il ne peut y avoir communion que là où les différences s’épanouissent dans une dynamique continuelle de respect de la vie consacrée dans l’Eglise-communion ; comme actrices de communion, des religieuses ont une place dans les lieux marqués par la rupture ; elles participent à la réconciliation.
l Les expressions de nouveauté qui sont reconnaissance et appel à une vitalité réelle. Exemples : l’exigence d’un profond renouveau dans l’annonce de la Parole et dans les diverses insertions... de sorte que la Nouvelle Evangélisation soit nouvelle dans ses expressions... nouvelle aussi dans ses méthodes.
l Les défis reconnus, par un institut, de son histoire et de ses choix pour aujourd’hui et demain, voici sans doute ce qui a véritablement structuré ces années. D’ailleurs l’habit religieux que nous avons désiré recevoir le jour de nos premiers vœux et que nous avons porté ce 30 mai signifie, outre notre consécration personnelle à la sainte Trinité, que nous sommes agrégés à un "corps", à une communauté d’hommes dont les uns sont plus enthousiastes, les autres plus circonspects quant à l’avenir, mais qui, tous, choisissent, "dans le soleil ou le brouillard", d’être fidèles au Seigneur et à l’Eglise. Fidélité dans le service apostolique et éducatif de tous les jeunes, selon les missions confiées, et, de plus en plus, dans l’accompagnement des laïcs qui partagent ce souci selon la tradition et la spiritualité "lasalliennes".

Je peux alors dire aujourd’hui que, depuis ma demande de postulat à vingt-sept ans, les frères, dans leur ensemble, au fil des rencontres et dans le partage quotidien de la mission, ont favorisé et aidé ma vocation.
D’où cette certitude - nécessaire - d’être à l’aise dans mon Institut, car j’ai le sentiment que les options différentes, vécues dans le passé de façon parfois conflictuelles, n’entament pas en 1993 la communion des frères. De fait l’unité du "corps" me semble capitale. Certes je suis bien "de ma génération" : chrétiens marqués au seuil de leur vie adulte par telle communauté "nouvelle", son souci de la prière et de la contemplation ; dynamisés par le pontificat naissant du Souverain Pontife qui leur a donné davantage confiance dans la capacité de l’Eglise à répondre aux attentes de nos contemporains ; encouragés, une fois écumés les débats houleux et parfois stériles, par les orientations conciliaires, les intuitions de Jean XXIII et de Paul VI ; sollicités enfin par notre monde qui de nouveau oscille, cette fois-ci, entre la recherche de valeurs refondatrices et une insensée fuite en avant technico-déshumanisante quand ce n’est pas tout simplement le mépris ou la destruction de l’autre. Ce monde qui réclame aussi de notre part un engagement apostolique - kérygmatique et social - généreux.

Les contours définis par cette vocation de Frère des Ecoles Chrétiennes me semblent tracés, au terme de la formation initiale, selon les lignes simples que j’ai souhaité mettre en évidence : devenir un frère à la première personne du singulier, articulée à la première personne du pluriel.
Or j’ai parlé de double identité. En effet un autre enjeu de ma formation a sans doute été de découvrir une nouvelle fidélité à ma vocation baptismale, comme frère, dans l’Eglise, au coeur du monde en voie de sécularisation. La conjonction de ces quatre années s’est révélée plus complexe à opérer et, en définitive, demeure certainement un défi permanent. Notre vocation spécifique de religieux engagés dans le monde de l’enseignement et de l’éducation nous met quotidiennement au contact :

- de laïcs chrétiens, jeunes et adultes : nous sommes ainsi conduits à réfléchir et à vivre le lien entre l’appel à la vie religieuse et leur engagement de baptisés ;

- de laïcs, jeunes et adultes, compagnons intéressés ou indifférents, parfois mais rarement hostiles vis-à-vis de notre appartenance ecclésiale. Avec eux, ou plutôt avec chacun d’eux de façon souvent différente, il nous faut interroger notre manière propre d’être et de penser, en évaluer la validité, emprunter les "autoroutes" de l’évangélisation (une interview de l’abbé Pierre "passe" avec un très large public) ou se frayer des passages étroits et risqués sur des terrains inconnus ou difficiles ;

- d’autres types d’engagements, d’autres vocations dans l’Eglise. Ici où là, peuvent surgir, de part et d’autre, des jugements hâtifs, naître des conflits pastoraux engendrant des jalousies d’autant plus destructrices qu’elles se cachent derrière des discours justificateurs.

C’est dans la rencontre des uns et des autres qu’il m’a fallu opérer la conversion peut-être la plus radicale, parfois la plus douloureuse, et la plus libératrice. Apprendre, continuer d’apprendre, l’humilité au contact de mes frères chrétiens, la patience aimante, respectueuse, et aussi audacieuse, avec les jeunes indifférents, l’accueil sincère aux autres façons de penser le monde, de dire Dieu, d’aborder l’évangélisation : ce furent, ce sont, mes chemins de conversion qui trouvent leur élan dans cette prière de Jésus qui me nourrit depuis plusieurs années maintenant : "Je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi ; que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient un en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé". (Jn 17, 20-21).

Cette formation-là ne saurait se limiter au "temps" de la formation mais elle doit y trouver ses racines. Que les formateurs y soient particulièrement attentifs ! Je crois en effet être de leur responsabilité propre :

- d’aider à découvrir les divers visages de la prière et de l’apostolat ; il n’y a pas de chrétien plus ou moins fréquentable... Seuls s’excluent d’eux-mêmes ceux qui bâtissent leur "demeure", et parfois leur "succès", en érigeant leur vérité en unique chemin vers la Vérité ;

- d’aider chacun à se situer par rapport aux dossiers délicats ouverts dans notre Eglise et nos sociétés, en se rappelant qu’il est de bonne pédagogie, et sans doute de vraie justice, que de se refuser à répéter les slogans du jour : une ecclésiologie anti-romaine affichée ou une papolâtrie tous azimuts ne respectent ni Rome, ni le pape... ni surtout les jeunes qui nous sont confiés ;

- de se risquer là-même où notre "tradition" , nos goûts, notre propre formation - de fait définis et donc "finis" - ne nous conduiraient pas naturellement.

J’achève la rédaction de ces quelques propos à Abidjan, dans notre scolasticat international, où je viens d’arriver, envoyé pour le service de nos jeunes frères africains. D’ici quelques semaines, quatre-vingts religieuses et religieux, dont vingt-cinq de nos frères, viendront se former dans ce Centre Lasallien Africain ("CELAF").
Les lignes qui précèdent constituent un regard rétrospectif et dessinent quelque peu le contour des objectifs de formation qu’à mon tour je me fixe. Il faut déjà essayer d’être à la hauteur de ce qu’on a soi-même reçu... Quant à ce que l’on souhaite transmettre, ce sera le produit d’un discernement et d’un enthousiasme communautaires, greffés sur la personnalité de chaque frère, formateur ou scolastique.

Nous prions pour que les fruits en soient savoureux !

Frère André-Pierre Gauthier