A l’écoute de la grâce


Une soeur clarisse de Tinqueux (Reims) témoigne. Comme beaucoup de contemplatives, et en lien avec le SDV, elle accueille et écoute de nombreux jeunes de passage dans sa communauté. Une riche expérience.
Elle nous fait part de son accompagnement de jeunes jusqu’au-delà du "pas", jusqu’au noviciat.

Simplement, je vous partage mon expérience bien modeste qui dure depuis douze à quinze ans. Ce que je vais vous partager n’est pas le résultat d’un bon accompagnement, je vais vous livrer ma manière à moi d’accompagner avec ce que je suis, ce qu’il m’a été donné de recevoir par la Communauté et spécialement par les sages (nos soeurs aînées), d’acquérir à force d’erreurs, de rectifier au fur et à mesure des rencontres et des relectures personnelles que je fais chaque soir. De me laisser bousculer par la vérité des jeunes et leurs questions d’aujourd’hui. Ceci dit, je reste avec mes doutes, mes questions, et je ne prétends pas du tout être arrivée. Bien au contraire ! Plus j’entre dans le grand mystère de la rencontre, plus je me sens pauvre et petite, mais cependant confiante, parce que consciente que c’est l’Esprit qui accompagne, qui touche les coeurs.

Accompagner la recherche d’une jeune, c’est, il me semble, se mettre en route avec elle pour marcher à ses côtés, entrer dans le rythme de sa danse, suivre sa musique, écouter le rythme de l’histoire de Dieu chez la jeune. Je me laisse rythmer par son histoire, cela veut dire que je pars de ses racines en partant bien du point où elle en est : c’est-à-dire de sa propre grâce. Or la grâce précède la jeune qui se met en route avec un vrai désir de trouver Dieu. J’essaie donc d’être très attentive à ce "point" où la jeune se trouve, à ce rythme de l’Esprit en elle et aux réponses de sa propre liberté face aux appels de celui-ci : une écoute respectueuse pour l’aider à se trouver.

Aider ne veut pas dire "faire à la place de" - le travail efficace n’est jamais celui que nous faisons à la place de l’autre. Je fais tout mon possible pour ré-écouter son histoire comme elle est dite, le non-verbal, le verbal, dans les deux, le contenu et l’aspect affectif. Ce qui facilite aujourd’hui, c’est que la jeune revient toujours à la charge. Donc être sensible aux sentiments exprimés et les redire à la jeune. Même si la jeune pose des questions précises, elle ne désire pas que je trouve la réponse à sa place. La plupart du temps, je lui réponds d’abord : "Et toi, qu’est-ce que tu répondrais à cette question ?" Dans cette écoute, vous me direz : "De toute façon, nous ne sommes pas neutres, nous avons des affinités, des préférences". Bien sûr, il est important de commencer à le reconnaître. Ce qui me conduit la plupart du temps à me faire aider moi-même en exposant à mon accompagnateur ma manière de procéder.

Ecouter avec le coeur ce que la jeune exprime.

D’abord son histoire, sa famille (et à ce niveau j’aime beaucoup rencontrer sa famille qui me permet de mieux comprendre les attitudes de la jeune) ; les lieux où elle a vécu, les évènements de son enfance et de son adolescence. Sa question présente a-t-elle des racines ? S’inscrit-elle dans une continuité de sa vie ? Y a-t-il des contradictions, des ruptures apparentes ?
En écoutant la jeune j’essaye d’entendre ce qu’elle dit de sa vie d’aujourd’hui, ses relations, comment elle parle de sa foi, de sa relation à Jésus, à ses soeurs et aux autres, de sa prière, de sa participation aux sacrements. Il est clair que quand une jeune arrive, il y a des années qu’elle n’a pas reçu le sacrement du pardon. J’ai à prendre au sérieux ses interrogations, ses doutes, ses peurs, ses attentes et désirs de se laisser transformer et, au fil des rencontres en la voyant vivre, je peux saisir peu à peu ce qui évolue et le mouvement qui se dessine.
A travers ses paroles, mais aussi dans les silences sur certains points, j’essaye de repérer :

  • Ce qui la fait vivre et la dynamise, ce qui la motive. Se laisse-t-elle toucher par les événements de la vie ?
  • Y a-t-il en elle un désir de réconciliation avec elle-même ? Comment vit-elle ses limites et ses fragilités ? Sait-elle découvrir ses talents et ses dons ?
  • Les motivations de ses choix ou de ses décisions.
  • Comment vit-elle ses relations individuelles ? Ses réactions au noviciat, en communauté, dans un groupe.
  • La manière dont elle accueille les interpellations, sa manière d’entrer en dialogue et d’aborder les tensions, les conflits et de les assumer.
  • Comment la Parole de Dieu la rejoint là et l’interroge. Et souvent je me réfère à la lettre aux Hébreux 4,12-13 :
    "Vivante en effet est la Parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du coeur. Aussi n’y a-t-il pas de créature qui reste invisible devant elle, mais tout est nu et découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte."
    Ce texte me semble capital. C’est bien la Parole de Dieu elle-même qui touche le coeur, le blesse et, en le blessant, le réveille, le sensibilise et le rend clair-voyant. Pour cela nous sommes très aidées par notre spiritualité franciscaine, notre forme de vie étant de "vivre l’Evangile".

Certains points de repère m’aident à discerner l’authenticité d’une vocation :

  • D’abord son enracinement humain qui va me permettre avec le "facteur temps" de le vérifier dans la durée
  • A-t-elle un regard positif sur le monde d’aujourd’hui tout en sachant y reconnaître les dures réalités de la vie et les vivre sans évasion ?
  • Peut-elle accueillir son histoire personnelle comme une histoire sainte en devenir ?
  • A-t-elle une certaine souplesse et un esprit de disponibilité à l’ Esprit devant les évènements inattendus du quotidien ?
  • Fait-elle preuve de réalisme devant la différence de l’autre, en restant elle-même, se réjouissant de ses qualités comme de celles des autres ? En le vivant comme une source de richesse et de croissance respectives.
  • Est-elle capable de vivre et d’assumer la solitude tout en sachant son besoin légitime d’aimer et d’être aimée ? Comment accepte-t-elle son être de femme, son affectivité, sa sexualité ? A-t-elle des relations masculines ?
    Et comment les vit-elle ?
  • Comment se situe-t-elle face aux responsabilités et au travail ? Le voit-elle comme un lieu sérieux et réel de son attachement au Christ et au service de la communauté ? Dans ce domaine je demande à la jeune d’avoir une expérience de travail avant d’entrer et de plus j’attache beaucoup d’importance à ce que la jeune découvre ses talents et les fasse fructifier. Pour une ce sera le dessin, pour une autre la musique, pour une autre la cuisine ou le travail du bois et pour une autre ce sera une plus grande attention aux études.
    Nous avons la chance d’accueillir des jeunes de tous les milieux et de pouvoir donner à la fois une formation de base et en même temps un approfondissement à la carte selon le niveau de chacune.

La vie de prière.

Ca n’est pas parce qu’on aime prier qu’on peut être clarisse. Dans le discernement d’une vocation j’essaye d’être très attentive à cela ! En effet une fille peut très bien me dire, et c’est déjà arrivé, "J’aime prier et c’est pourquoi je veux être clarisse." De suite je réponds qu’il n’y a pas besoin d’être clarisse pour prier ! Souvent à partir de là, je veille à discerner s’il n’y a pas refuge. La prière de la jeune est-elle incarnée et liée à sa relation avec les autres ? C’est pour cela que j’aime beaucoup ce passage de St Paul aux Philippiens 1,9-10 : "Ce que je demande dans ma prière, c’est que votre charité grandisse encore de plus en plus en vraie connaissance et en toute sensibilité pour discerner ce qui est le mieux." François disait : "Je ne suis que ce que je suis devant Dieu et rien d’autre." Il en est de même pour nous dans la mesure où nous sommes à l’aise dans la prière, nous devons aussi être à l’aise en communauté, sinon il y a refuge et danger ! Le psaume dit : "Goûtez et voyez que le Seigneur est doux !" C’est seulement l’Esprit du Seigneur qui nous fait garder ce goût des choses de Dieu. Garder, par l’action de la charité, une mémoire sans oubli de ce goût de Dieu.
Lorsqu’un jour il a été donné à une jeune de surprendre et de "sentir" en elle l’action de l’Esprit, il lui en reste un souvenir indélébile, une sensibilité particulière, inscrite dans la mémoire du coeur, qui devient un point de référence, grâce auquel elle est désormais en mesure de reconnaître sans tarder, et avec un minimum de risque d’erreur, l’action de l’Esprit en elle et dans les autres. Affirmer cela, c’est en même temps souligner le lien qui existe entre l’expérience spirituelle personnelle d’elle- même - l’accompagnatrice - et l’aide que je suis appelée à procurer lors d’un dialogue car c’est à partir du souvenir de ce qui m’est arrivé à moi dans une relation avec le Seigneur, que je peux reconnaître l’action du Seigneur dans la jeune.
Il me semble en effet qu’il n’y a pas de différence essentielle entre le fait de reconnaître le toucher de l’Esprit à travers la Parole de Dieu au moment de la méditation par exemple et celui de discerner cette même action dans les désirs ou les projets qu’une jeune vient me confier. Dans les deux cas, c’est une même sensibilité spirituelle, plus ou moins affinée par le souvenir d’expériences précédentes qui reconnaît et interprète correctement la présence ou l’absence de l’Esprit.
Quand je rencontre une jeune et que nous parlons de la prière, je lui demande toujours comment elle rencontre Jésus, quels sont les moyens qu’elle prend. Sa relation personnelle à Jésus se prolonge-t-elle dans le quotidien en solidarité avec les questions et la vie des hommes d’aujourd’hui (spécialement petits et pauvres...) ? J’essaye d’écouter ce qu’elle dit de sa manière de prier, de ses combats. Dans ce sens, je veille toujours à vérifier chez la jeune si sa prière est bien incarnée et en lien avec le combat des hommes.

Douce, ferme, tenace.

Claire vivait ces trois attitudes. Celano nous dit : "Elle était très douce et spontanément, elle étendait la main vers les pauvres." Elle était déterminée dans tout ce qu’elle faisait, elle avait une grande capacité de décision, de fidélité à ce propos de sa vocation, de liberté intérieure peu à peu acquise par l’expérience de cette forme de vie et enfin, d’une énergie peu commune pour la défendre.
Sa décision est tenace, active, continue, empressée, elle fait tout avec un élan passionné pour le Christ pauvre. Claire est une contemplative "active", c’est-à-dire vigilante, ferme dans son propos, dans la poursuite de ce bon commencement. "Ce que tu tiens, tiens-le, ce que tu fais, fais-le bien". Il me semble en effet que la jeune a besoin de sentir devant elle une personne qui existe par elle-même avec sa densité propre. La plus grande joie qu’une personne humaine puisse connaître, c’est d’être libre. Pour le devenir, il faut de l’aplomb, pas de la fuite.

Or je veille à ce que petit à petit la jeune devienne libre et pour être libre, on doit devenir autonome. Dans le processus de la formation comme de la pédagogie, je veille à ce que la jeune puisse acquérir des bases solides, humaines et spirituelles, pour que ce soit possible dans la vie ordinaire. Il est possible de renvoyer la jeune à elle-même seulement après lui avoir inculqué des bases solides et des moyens pour s’en sortir seule. La renvoyer à elle-même sans ces bases solides, c’est l’enfermer dans la déprime. Petit à petit elle deviendra capable d’être à l’aise seule ou avec d’autres. Le temps que cela prend dépend de chaque personne. Mais il est clair qu’une jeune ne peut pas faire de voeux perpétuels si elle n’est pas autonome. Le rôle du formateur, c’est de dire : "Vas-y, la route est claire...je te regarde de loin".
Il me semble que j’ai à être cette compagne qui va en avant, pas pour faire une démonstration de supériorité ou pour donner l’exemple, mais ayant spontanément une attitude de progrès en avant, marchant de tout l’élan de son coeur, comme dit Claire. La jeune doit sentir que j’ai le goût de ma vocation, que j’aime répondre de suite et spontanément parce que j’aime être fidèle, parce que j’ai déjà l’expérience que l’engagement me comble. A la fois il me semble et en même temps il y a toujours un manque qui me permet de "désirer" Dieu jour après jour...La vigilance me garde dans cet état de désir.

Il me semble donc qu’il est impossible d’être formatrice si on n’est pas pédagogue -je dirais même que la force de la personne formatrice, c’est sa pédagogie. La jeune ne s’y trompe pas ! Je le remarque parfois quand ayant changé de pédagogie pour essayer...de faire mieux autrement, la jeune me dit : "Tiens, tu as changé ta manière de faire." Dans un noviciat un peu nombreux, j’ai aussi à être témoin de la vie du groupe. La formatrice est celle qui fait surgir une forme. Un professeur s’occupe de voir si la matière est acquise, la formatrice de faire faire une expérience. D’aider à bien vivre les étapes de la croissance dans la relation à Dieu. De voir comment ces étapes-là s’insèrent dans la vie humaine d’une personne.
Un psychologue dans une session nous disait qu’il se méfie toujours des formatrices (formateurs) qui ne veulent surtout pas être appelés mère ou père. Il disait qu’un formateur ou une formatrice est nécessairement père ou mère. Il nous disait que donner la vie est fondamental dans le rôle de formatrice. Il faut surtout avoir le goût, il me semble, que la jeune grandisse jusqu’à ce qu’elle n’ait plus besoin de nous. On en a hâte.

Durant mon expérience, j’ai constaté quatre sortes d’appels authentiques :

1 Un désir de la jeune un peu naïf, mais honnête, d’être à Dieu de tout son être. Les joies génitales viennent autant de Dieu que les joies de la chasteté, mais la jeune choisit de ne pas passer par cet intermédiaire.
2 Quelqu’un prêt à n’importe quoi, à ce que le Seigneur semble vouloir. Cette jeune-là garde une grande souplesse
3 L’appel à porter les besoins du monde, spécialement des petits et des pauvres.
4 Le besoin de redonner au monde le témoignage de la fraternité. Une jeune me disait après un temps de partage avec des jeunes venant rencontrer la communauté : "Tu te rends compte comme c’est chouette, voilà deux jeunes qui me disent qu’on sent que nous nous aimons comme des soeurs."

Ce que je remarque aussi, c’est que la jeune aime que ce que nous disons soit basé sur l’expérience. La jeune accepte ce qui est un objet de constatations d’expérience. Nous sommes dans un âge de témoignage. La jeune veut savoir si les grandes choses que je dis sont vraies dans ma vie. Si ma vie est basée sur le témoignage capital de la personne de Jésus, ce qui va la rejoindre c’est ce que cela me fait expérimenter de suivre Jésus. C’est le facteur le plus favorable actuellement ; une jeune me disait récemment : "D’où vient que tu es si libre ?" La jeune veut voir quelqu’un en chair et en os qui lui permette de contacter la manière de Jésus. Le témoignage de Jésus est premier dans l’appel et dépend de son contact avec moi. C’est un signe des temps dans ce monde actuel : "Que la vie religieuse soit une expérience, donne une joie, une liberté qu’on ne trouve pas ailleurs !". C’est pour cela que je ne me fais jamais prier quand la jeune me pose des questions sur ma manière de prier ou de vivre la chasteté- sans me raconter. J’estime qu’elle a le droit de savoir ce qui me fait vivre.

Il me semble aussi très important d’éduquer la jeune au plaisir. Si dans la vie religieuse nous n’avons pas de plaisir, c’est le signe que quelque chose ne fonctionne pas. C’est aussi Jean Vanier qui dit : "On remarque si une communauté va bien à la joie qu’elle rayonne." Je le crois et l’expérimente avec la certitude que la voie franciscaine est une voie qui ouvre à la spontanéité, à la liberté et à la joie évangélique.

Pour terminer, je dirais que le rôle de la formatrice est extrêmement important, sa parole sûrement, mais encore davantage sa manière d’être et de vivre. Ce n’est qu’à travers l’infinie patience de son accompagnatrice que la jeune devra concrètement apprendre ce que peut signifier collaborer avec la grâce de Dieu ; être attentif à elle, mais ne jamais présumer d’elle ; la serrer de près, mais ne jamais la précéder. C’est Dieu et Dieu seul qui ne cesse de conduire la vie du jeune et la nôtre.

Pour conclure, on pourrait se redire qu’on est serviteur d’une vocation donnée à l’Eglise, qu’elle n’est pas notre propriété et que pour l’affermir, nous n’avons pas à la protéger ou à la couver, mais à lui procurer tout ce qui lui est nécessaire pour qu’elle prenne toute sa dimension. C’est une dimension qui n’est pas programmable ; elle relève du mystère du Royaume et du projet de Jésus.

Une soeur Clarisse