L’appel et la volonté de Dieu


H. B., longtemps supérieur du séminaire de la Mission de France, aujourd’hui à la Mission de la mer, nous propose une réflexion plus générale sur la notion d’appel.

Il y a quelques mois j’étais au mariage d’un jeune officier de la marine marchande : il avait cherché sa route dans le sillage de saint François d’Assise, et après avoir envisagé la vie religieuse, il avait choisi plutôt de vivre avec une femme l’esprit franciscain ; ils avaient rejoint ensemble une fraternité. Pendant la célébration nous avions chanté le Cantique des Créatures. Nous étions maintenant à table, et je me trouvais avec d’autres jeunes professionnels de leur Fraternité. Comme je leur racontais ma propre histoire, et comment j’étais devenu prêtre de la Mission de France, soudain ma voisine, chercheur en chimie, demanda :
"Mais qu’est-ce que c’est l’appel ? Comment cela se produit-il ? Comment l’entend-on ?"

De cette alchimie, étonnante en effet, je ne peux pas livrer ici le secret : je ne l’ai pas. Mais plusieurs remarques me viennent à l’esprit, après six années passées au séminaire de la Mission de France, au service des vocations. Je voudrais les proposer à ceux et celles pour qui certains jours, certaines évidences paraissent évidées de leur sens habituel, et qui au lieu de prendre peur aiment au contraire chercher un peu alentour, un peu plus au large, pour essayer d’être plus vrais.

I - L’appel est-il à sens unique ?

La plupart du temps, quand nous parlons de l’"appel", nous voulons parler bien sûr de l’appel de Dieu à l’homme, que ce soit de façon directe -dans l’esprit de certains- ou plus justement à travers un certain nombre de "médiations" dans l’Eglise et dans le monde : les événements qui ont marqués notre vie, les témoins rencontrés, les lectures et en particulier l’Evangile, les besoins découverts autour de nous ou plus loin dans le monde. Je crois beaucoup à cela ; je crois même l’avoir touché du doigt, souvent, en relisant avec des plus jeunes leur itinéraire, comme une histoire sainte, leur histoire avec Dieu. Mais certains jours, je trouve nos relectures habituelles très à sens unique, et il me semble que ce n’est pas seulement Dieu qui appelle...
C’est aussi l’homme qui appelle Dieu ; la Bible ne cesse de le raconter ! L’appel de l’homme vers Dieu est une donnée très importante de la prière des psaumes, entre autres :

"Je T’appelle, toi, le Dieu qui répond,
ô mon Roi et mon Dieu" (Ps.5)
"Ecoute, Seigneur, je T’appelle !...
C’est Ta face, Seigneur, que je cherche." (Ps.26)
"Des terres lointaines je T’appelle" (Ps.60)
"Il délivrera le pauvre qui appelle" (Ps.71)

Cet appel est même parfois très fort, c’est celui de nos tripes et de notre être tout entier :

"Mon coeur et ma chair sont un cri
vers le Dieu vivant" (Ps.83)

L’insistance est telle qu’on reste étonné d’oublier si souvent cet autre sens de l’appel : de l’homme vers Dieu. Avec son désir et avec sa volonté, avec sa souffrance et ses joies, avec les goûts et compétences dont il se découvre habité, il cherche à parler à Dieu ; il cherche à dire ce qu’il aimerait vivre, lui l’homme, du plus profond de lui-même, et comment cela résonne en lui comme appel à Dieu, peut-être un appel à "servir" Dieu !
Il découvrira peut-être bien qu’une bonne partie de ces appels en lui sont eux-mêmes don de Dieu ; ceci ne doit pas pour autant nous faire gommer la différence que Dieu même a voulue et créée, et avec elle notre liberté : il y a réciprocité de l’appel, et c’est dans cette réciprocité que nous devrions toujours resituer nos lectures de "l’appel de Dieu", voire même affirmer davantage la part et l’appel de l’homme avec son histoire, sa culture, l’éducation reçue, le cri de sa chair et de son coeur (Ps.83). Ainsi toute vocation gagnerait à être lue, relue, comme l’histoire d’un dialogue avec Dieu. Cette histoire est parfois longue ou zigzaguante (cf. Charles de Foucauld), c’est même parfois une lente "alchimie", mais c’est le vrai chemin par lequel la rencontre se fait avec Dieu, pour le meilleur de nous mêmes.
Resituer l’appel ainsi, dans la réciprocité d’un dialogue, c’est éviter aussi le risque d’enfermer quelqu’un dans une forme de vocation projetée d’abord par lui-même, puis par son entourage, ou par des "médiations’ un peu fortes. Des témoins, des événements peuvent l’avoir marqué et cela l’a d’abord poussé, par exemple, vers le ministère de prêtre. En s’y préparant, la relecture de sa vie et l’écoute de son corps lui font entendre pour lui d’abord, mais pour l’Eglise aussi, que le cri de son coeur et de sa chair vers le Dieu Vivant passerait par l’amour d’une femme. Ceci n’est pas un "abandon" de vocation, mais au contraire la poursuite d’un appel qui retentit autrement, parce que le champ où lève la Parole est en train de changer, sans doute de mûrir : cet appel du dedans de l’homme fera réentendre à nouveaux frais l’appel de Dieu, pour que l’un et l’autre "s’entendent", se rejoignent, et produisent de la joie. Disons simplement que dans ce genre d’histoire, le dernier mot n’est pas toujours où on l’attend... C’est plutôt de l’ordre du don, de l’avenir...
Une autre conséquence, me semble-t-il, c’est que nous devrions quelquefois inviter des jeunes à exprimer davantage leur désir, ce qui est autre chose que le volontarisme de certaines démarches ; c’est plutôt, comme Elie à l’Horeb après plusieurs étapes purificatrices, l’invitation à exprimer ce qu’on est venu chercher vraiment (1 R.19,9).

II - L’appel est-il à un seul niveau ?

Dans le domaine de notre vocation, le mot de la fin ne se situe pas toujours non plus au niveau que nous croyons. Parce que nous vivons dans l’Eglise en Occident -il n’y a pas de raison a priori de s’en abstraire- nous pensons vite à la place que chacun va prendre dans cette structure et dans ce corps, en mesurant la réussite d’une vie ou la découverte d’une vocation à la capacité de trouver cette place : je suis franciscain et c’est tout ; ou père de famille à Galilée (1) et c’est tout ; je suis carmélite et c’est tout ; ou prêtre de la Mission de France et voilà tout. Eh bien c’est tout et pas grand chose à la fois, pas plus d’ailleurs que notre adéquation - aussi parfaite soit-elle - aux rites qui symbolisent notre foi, pas plus enfin que notre appartenance au christianisme plutôt qu’à une autre religion si nous y étions nés : le message du Christ est évidemment plus large, et nous savons que le dernier mot de l’Evangile, en fait, nous jugera sur des critères à la fois plus universels et plus immédiats : l’amour du prochain en actes, pour l’accueillir, couvrir sa nudité, abriter sa famille, nourrir les siens, lui rendre sa dignité, lui permettre un chemin de bonheur (Mt.25, fin de l’enseignement de Jésus).
C’est par rapport à ce premier niveau de vocation humaine (et le plus large) que nous devons resituer toutes nos vocations ecclésiales si nous ne voulons pas vivre en Eglise comme dans une arrière-cuisine, ou une boutique de revendeurs. Replongeons-nous dans l’esprit des Béatitudes : cet appel à nous aventurer dans la rencontre de l’autre avec toute notre pauvreté, dans la miséricorde et la pureté, en cherchant la justice et la paix, et qui est la charte de toute vocation chrétienne puisque sorti de la bouche même de Jésus, a en même temps capacité à retentir comme un appel universel. C’est avec notre monde et de façon primordiale que nous voici requis par le Seigneur, pour relever avec tant d’autres les grands défis de notre humanité. A cela déjà nous pouvons nous dérober. Nous pouvons trahir. En disant cela j’ai devant les yeux les visages de six marins récemment visités en prison ; ils sont inculpés d’avoir jeté par-dessus bord et achevé sept passagers clandestins du Ghana ; à chacun, quelles que soient les responsabilités exactes j’ai dit combien ce drame était pour tous une totale négation de la vocation humaine. Dans sa radicalité, cela me semble éclairer aussi beaucoup de nos petites ou grandes fermetures à cette solidarité primordiale. Je crois que nous devons toujours y attacher et y confronter nos vocations plus spécifiques, au moins pour vérifier qu’elles n’en soient pas une fuite ou une dispense.
De même, à côté de cet appel universel à la fraternité, notre humanité partage largement une autre vocation, qui est l’appel à rencontrer l’autre - l’autre de notre sexualité - dans le mariage, en parole et en actes ; ces actes de notre génitalité, la parole qui s’y confie et la fécondité qui y est donnée constituent comme la première et la plus haute forme de notre vocation d’hommes et de femmes. En ce sens, c’est par rapport à elle que nous aurions raison de spécifier d’autres formes de vocations incluant le choix du célibat. D’un point de vue anthropologique en effet, elles ne peuvent se définir que par différence avec la première, une différence qui est alors à situer de façon "humaine", intelligente et évangélique, en lien avec le projet de servir une grande cause, ou de vivre une vie communautaire, ou une responsabilité pastorale et missionnaire.

III - Variété...ou variation de vocations ?

Cette différence instaurée par la chasteté dans le célibat regroupe, à son niveau, une étonnante variété de vocations "spécifiques". C’est à croire que cette manière peu ordinaire de vivre sa sexualité - le célibat chaste - a la capacité d’engendrer une foison de formes de vie évangélique, au croisement des différents charismes. Parmi ces types de vie, il me semble que certains sont assez stables dans leurs choix prophétiques, et depuis longtemps : je pense aux types de vie religieuse parce que la chasteté et les deux autres voeux y ont toujours été une donnée de base, parce que leurs fondateurs ont justement donné une forme, un style, à une vie ensemble qui sinon ne se veut ni plus ni moins qu’évangélique ! C’est la manière de vivre l’Evangile ensemble qui a trouvé l’expression d’une "règle" pour se dire ; les grandes réformes dans l’histoire de l’Eglise n’ont eu pour but que d’en retrouver justement l’esprit initial. Et c’est à ce "style" de vie concret, au sens profond du terme (celui d’un monastère bénédictin, d’une fraternité franciscaine ou d’un compagnonnage jésuite) qu’un jeune se sentira appelé.
Au contraire la figure du ministère presbytéral (2) paraît aujourd’hui plus floue et incertaine à de nombreux jeunes. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire, puisque des Conciles se sont même attelés à en retravailler la théologie. Que dire, donc, du style de vie ! Il en va même jusqu’au célibat qui n’a pas toujours été de règle : cette tradition ecclésiale et spirituelle en Occident n’a que huit siècles, après au moins autant où les prêtres avaient la possibilité de se marier ! Depuis le décret du dernier concile Vatican II, "Vie et Ministère des prêtres", l’insistance s’est portée davantage sur l’ouverture au monde, dans le respect, le dialogue et un certain souffle évangélique ! Puisqu’on a heureusement retrouvé à quel point le ministère était relatif aussi à un peuple et au monde, il ne fait aucun doute que, le monde et le peuple de Dieu changeant, les modes de vie du ministère soient conduits à de profonds changements aussi... Nul doute que l’Esprit, s’il le faut, soufflera sur les braises...
Par exemple, dans bien des diocèses, la manière de nommer les prêtres est encore tributaire d’une conception de la vie ecclésiale très quantitative et autocentrée et d’infrastructures en conséquence, qui vont inéluctablement à la banqueroute. Avant qu’il n’y ait trop de dégâts - et je pense ici aux charges qui pèsent sur les plus jeunes prêtres - peut-être des évêques oseront du neuf. Or, il me semble que paradoxalement les trois fonctions du ministère (annonce de l’Evangile, service de la sacramentalité de la foi, ouverture des communautés), loin d’obliger à figer un certain style de vie, peuvent au contraire être un lieu privilégié d’inventivité. Ceci, dans le principal souci d’être fidèles à notre responsabilité apostolique. Pendant ce temps bien sûr l’appel à être prêtre change en conséquence ! Plus que jamais des expressions comme "avoir la vocation..." comme quelque chose qu’on posséderait au singulier prennent un air un peu stupide ! Non seulement l’appel est multiple, mais il évolue. Enfin, on l’a vu, il est réciproque : il vient aussi de jeunes pour qui désormais ce sont d’autres signes qui parleront dans le ministère, tandis qu’ils l’envisageront avec leurs propres sensibilités, leur propre souci des autres, leurs propres manières de vivre. Le ministère sera toujours une tradition à transmettre, mais la vraie transmission d’une tradition ne consiste-t-elle pas à savoir tirer d’un trésor à la fois le neuf (qui surgit avec eux) et l’ancien (que nous avons appris) (3)  ? Il y a là une chance très grande pour le renouvellement du ministère, pour sa manière de trouver un mode plus évangélique, et donc pour l’Eglise.

IV - la volonté de Dieu

Si certaines vocations spécifiques connaissent ainsi d’assez fortes variations, et puisqu’elles ont aussi à se reconnaître relatives à des niveaux de vocation chrétienne et humaine plus larges, à quelle étoile se guider ? Au long de la Bible, ce qui sert de guide aux figures de croyants s’appelle la "volonté de Dieu". Tous les jours, dans la prière apprise du Seigneur, nous demandons à Notre Père que Sa Volonté soit faite. Mais en y réfléchissant, rien n’est plus difficile à capter -et dangereux à transcrire pour d’autres- quand il s’agit de vocations ! On peut enfermer quelqu’un dans ce qu’on croit être la volonté de Dieu sur lui. A l’inverse, des jeunes qui à un moment donné, pour se décider, s’en remettent entièrement à quelque "signe" qui selon eux ne manquera pas d’arriver, risquent de laisser un appel s’enliser dans l’attente, ou s’égarer dans du pur affectif. On ne peut avancer en ce domaine que dans un patient travail de relecture de sa vie, à l’écoute de la Parole.
Et que savons-nous de la volonté de Dieu, que "nul n’a jamais vu" (Jn 1, 18), sinon Sa Parole faite chair, sinon le Christ "qui nous L’a révélé", en qui cette volonté a pris visage ? C’est dans la rencontre et la proximité du Christ ("Il les choisit pour être avec Lui et les envoyer" Mc 3, 14) que peuvent s’ouvrir nos yeux. Il est la clé véritable de toutes nos relectures. Celle ou celui qui est proche du Christ dans la prière, dans la rencontre du pauvre, et dans les sacrements de l’Eglise, est proche de la volonté de Dieu. Elle ou il découvre alors que cette volonté n’est pas quelque chose contre sa propre volonté, et que si Jésus a Gethsémani disait au Père "non pas ma volonté mais la Tienne", c’était pour être allé au plus loin de ce qu’il pouvait éprouver de vivre avec Lui, et Dieu avec l’homme, pour sauver l’humanité de ses abîmes, avant qu’en Lui le Christ une fois ressuscité, l’homme et Dieu puissent ne plus vivre que d’un même désir. La volonté de Dieu se fait connaître par le chemin de nos goûts de nos désirs et de nos compétences, nous a appris St Ignace, même si tout engagement, là comme ailleurs, fait vivre sa part de renoncements.
Jésus a même souvent renversé nos manières de voir la volonté de Dieu. C’est Lui, Dieu, qui demandait aux pauvres : "Que veux-tu que je fasse pour toi ?" Que peut faire Dieu sans l’expression, de la part de l’homme qui est libre, d’un désir ? Ici comme dans l’appel, il y a réciprocité et dialogue. Ces quelques mots de Jésus peuvent être le début d’une longue et libre conversation, selon le mot de Thérèse d’Avila. Dans cette conversation quotidienne nous pouvons prendre nos aises et notre temps avec Lui, entendre les urgences et les appels du monde, et regarder à quel aspect de la tradition de l’Eglise nous pourrions le mieux répondre. Nous pouvons aussi, dans la recherche de notre vocation comme devant les défis les plus quotidiens de notre vie, demander à Dieu : "Que veux-Tu que je fasse ?"
Notre esprit parle à son Esprit...

Finalement, en repensant à ma voisine de table de mariage, et à sa question sur la réaction chimique qui pourrait produire l’appel, je répondrais volontiers qu’il s’agit là de l’alchimie secrète de toute conversation, quand on se met à parler l’un à l’autre et que l’on continue parfois très loin, en un lieu éclairé de l’Eglise, ouvert à la rumeur des peuples et aux appels du monde.

H. B.

Notes

1) Galilée est une association de laïcs chez qui s’est affirmée et vérifiée une vocation du type de la Mission de France. [ Retour au Texte ]

2) En m’excusant auprès des frères qui sont diacres, et de tous ceux et celles grâce à qui se présentent de nouveaux "ministères", j’emploierai ce mot au singulier, et pour parler du ministère presbytéral, pour faire court... [ Retour au Texte ]

3) A la manière du scribe du Royaume de Dieu (Mt 13,52) [ Retour au Texte ]