Aujourd’hui, la vie religieuse ?


Le sujet, lui-même, n’est-il pas un "défi" ? Défi au sens de provocation, au sens d’une entreprise presque impossible aujourd’hui ?
Comment aborder la vie religieuse avec toute sa complexité, sans se réfugier dans des idées trop générales, toutes faites, ou trop vagues ?
Pourtant se refuser à l’aborder serait aussi manque d’Espérance et sans doute défaitisme et infidélité à ce qui est l’essentiel de la mission de la vie religieuse et son urgence aujourd’hui : son prophétisme dans l’Eglise, pour le monde.
Essayons tout d’abord de situer la vie religieuse dans l’Eglise.

Le charisme de la vie religieuse n’a jamais manqué à l’Eglise, depuis des siècles. Pourtant, facile est la tentation du doute devant le petit nombre de vocations. Comment ne pas se replier frileusement sur "sa"congrégation, son problème de survie, de recrutement ? Ou bien, au pire, sur la gestion de la mort de l’institut ?
Tentation d’amertume, d’envie aussi peut-être, à l’égard de cette véritable floraison de fondations, fruits de l’Esprit ? ou de la fantaisie... Méfiance, désillusion...
N’y a-t-il pas une autre voie ? Cela dépend de notre image et de notre conception de l’Eglise.

Quelle image de l’Eglise avons-nous ?

La voyons-nous avec le regard de foi renouvelée que nous a offert le Concile Vatican II ? Pensons-nous la vie religieuse, notre institut, comme une cellule ecclésiale "décentrée" d’elle-même au service du monde en Eglise ?
Se situer partie prenante de la richesse si variée de la vie consacrée. Cela suppose un nouveau regard, un nouveau sens de l’Eglise, d’une Eglise corps vivant aux membres différents, complémentaires, nécessaires les uns pour les autres.
Eglise, Corps du Christ, "où le même sang" peut circuler car chacun se situe en face des autres, avec eux, pour une même communion (cf. Paul aux Corinthiens - 1 Co 12 ; 1-21).

Eglise Sacrement, Peuple de Dieu. Images dynamiques, vivantes de Lumen Gentium qui évoquent une Eglise où pour avoir sa place il n’est pas nécessaire d’envier, de critiquer, de considérer celle des autres comme une menace, car ce qui compte c’est le corps tout entier.

"Votre vocation, écrit Paul aux chrétiens d’Ephèse, vous a appelés à une seule espérance ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême... pour bâtir le Corps du Christ" (Eph.4, 4-16).
La situation actuelle de pauvreté, de dépouillement, vécue dans les instituts religieux est une épreuve peut-être, mais comme toute épreuve, une chance pour que la vie religieuse "se souvienne de ce qu’elle est, se re-situe d’autant plus fortement au service du monde, en Eglise : Appel à une purification, à une véritable gratuité, à une Foi plus désintéressée dans le mystère de l’Eglise".
Se situer en Eglise c’est d’abord penser sa mission avant de regarder celle de son institut. C’est d’abord voir les besoins du monde aujourd’hui et croire en la force de l’Esprit à l’oeuvre.
Se situer en Eglise c’est voir "les signes des temps", accueillir avec admiration plutôt que ressentiment la prise de conscience du laïcat, tout comme l’apparition de multiples formes de vie consacrée, comme véritable "vocation" chrétienne.

Croire en notre vocation baptismale et collaborer avec tout baptisé

A l’heure où nombre d’instituts s’appauvrissent en nombre au point de s’inquiéter pour leur survie, l’Eglise rappelle la vocation chrétienne de tout baptisé comme vocation à une sainteté missionnaire (cf. Christi fideles).
Mgr Thomas s’exprime ainsi au congrès des vocations à Lourdes (9-11/11/92) :

"C’est en se laissant renouveler par l’Esprit du Christ que les chrétiens seront fidèles à la vocation chrétienne et deviendront, ensemble, l’Eglise fidèle à sa vocation. C’est dans la mesure où tous les chrétiens deviendront conscients de leurs devoirs vis-à-vis du monde entier ,que l’Eglise entière deviendra catholique et apostolique. Sans ce déplacement d’accent, sans cette ’personnalisation’ de la vocation chrétienne, beaucoup de chrétiens passeront leur vie à attendre que l’Eglise devienne active et témoignante grâce à l’engagement de quelques-uns, sans penser que leur propre désengagement atténue considérablement ces qualités dont l’Eglise entière doit rayonner par chacun de ses membres."

Nous sommes donc appelés à nous resituer en baptisés et à collaborer avec les laïcs.

"Je suis convaincu qu’il faut privilégier la pastorale des personnes, mettre en valeur notre pratique commune de la vocation baptismale, quelle que soit notre vocation particulière, parler plus souvent des moyens de vivre en disciples du Christ et prier ensemble à cette intention première, et enfin, améliorer considérablement notre rapport au monde en nous souvenant toujours avec pleine logique que c’est au monde que le Seigneur envoie chacun de ses disciples.
Je garde l’espérance fondée qu’une Eglise constituée de fidèles ’christianisés en profondeur’ constituera le sein fertile capable de donner vie aux embryons de vocations particulières. Seule une Eglise de disciples peut s’épanouir en Eglise de missionnaires, de serviteurs et de consacrés."(ibid)

S’ouvrir à la différence

Dans la même vision de l’Eglise, la vie religieuse est invitée à accueillir "la différence", à regarder avec bienveillance et confiance les multiples initiatives de l’Esprit à l’oeuvre, à travers tant de formes nouvelles de vie consacrée : en respectant "le temps des jaillissements qui ne sont pas encore ceux des discernements" (Thérèse Revault).
Que voit donc la vie religieuse à ses côtés ?
Quelles images se font jour ?

On voit d’abord des images claires de vie consacrée et même de vie religieuse. Vous avez des images médiatiques : Mère Teresa, Frère Roger... Ces images de vie religieuse ou de vie consacrée, je pense qu’elles sont claires parce qu’elles expriment une articulation nette entre un style de vie, une urgence apostolique et une visibilité.
En disant qu’elles sont claires, je ne dis pas qu’elles sont mieux que les autres, je dis qu’elles sont visibles.

Il y a aussi des images qui empruntent à la vie religieuse traditionnelle, dont nous faisons partie, beaucoup d’éléments.
Ce sont des images de fondations et de congrégations religieuses nouvelles. Par exemple, en France, les "Frères de St Jean". Ce qui frappe chez eux, c’est le ministère de la Parole qui semble particulièrement toucher les jeunes et une vie communautaire plus canoniale ou conventuelle. On remonte à la source franciscaine ou dominicaine apostolique et canoniale.

Troisième sorte d’image. Des images moins visibles mais provocantes, soit qu’on les rejette, soit qu’on les porte au pinacle. Elles sont plus apparentes par exemple en Afrique, et surtout en Amérique Latine. Ce sont les images de la vie religieuse qui ne pose pas la question de son identité mais qui fait corps avec un peuple, avec une cause, celle de la justice (cf. le dernier document de la CLAR, disant que la vie religieuse doit être "exorciste"). Les mots sont forts. Les religieux en Amérique Latine ne se posent pas de questions sur leur identité comme nous et ils sont provocants parce qu’ils vivent des situations très conflictuelles pouvant aller jusqu’au martyre (Salvador).

Chez nous les images provocantes existent aussi. Ce sont des images d’hommes et de femmes qui font cause avec les grandes pauvretés, les injustices. Beaucoup de petites communautés en HLM qui durent dans le Quart-Monde ou avec les migrants. Ce n’est pas très visible mais c’est fructueux.

Il y a aussi des images lointaines, missionnaires, de beaucoup de nos congrégations qui, elles aussi, dans leur Provinces lointaines ne se posent pas trop la question de leur identité et qui sont très articulées sur une mission visible et reconnue : une école au Tchad, ce n’est pas du tout une école en France et les religieuses qui y travaillent n’ont pas les mêmes problèmes.

Image étonnante, ensuite, des Communautés consacrées souvent confondues avec la vie religieuse mais qui n’en font pas partie : toutes les Communautés nouvelles.
Images des origines qui renaissent : Vierges consacrées, en particulier.
Images monastiques multiples, nouvelles ou traditionnelles, vivantes ou pas.
Image enfin d’une Vie Religieuse Apostolique mise à l’épreuve pour ne pas dire floue - quand on dit "flou" cela n’a rien péjoratif. Mise à l’épreuve, peut-être encore "naissante", surtout pour la vie religieuse apostolique féminine. Mystérieusement il y a des fondations qui sont fructueuses dans un lieu de France et mourantes dans un autre.

Devant cette réalité, la vie religieuse est appelée à croire en la Vie, en l’Esprit. Attitude qui sera provocatrice face à nos situations démographiques, situation de vieillissement et de violence ou de mépris de la vie. Croire en la vie, croire en l’Eglise aux multiples visages et au-delà de nos frontières : c’est l’ouverture et la reconnaissance de l’autre qui fortifie l’identité propre.
Participer concrètement à la mission de l’Eglise, dans une attitude de gratuité, sera l’expression de notre Espérance.

Vie religieuse, vie consacrée ?

Ouvrir ainsi l’éventail de ce qui apparaît aujourd’hui ne doit nous masquer ni la nature de la vie religieuse, ni ses enjeux aujourd’hui. Au contraire cette attitude nous fait creuser l’essentiel de notre vocation.

  • Aujourd’hui, nous venons de le voir, la place de la vie religieuse subit un déplacement de sens parmi les vocations à la vie consacrée.

Déplacement numérique : en Europe on trouve 460 000 religieux et religieuses dont 50 % ont plus de 65 ans.

Déplacement au niveau du langage : Aujourd’hui les jeunes en recherche parlent plus volontiers de vie consacrée que de vie religieuse.

Le Droit canon lui-même subit ce changement :
Dans la version de 1917 la vie religieuse représente la totalité de la vie consacrée.
En 1983 cette dernière englobe la vie religieuse comme une de ses formes. Les autres étant les Instituts Séculiers, les Ermites, les Vierges consacrées.
Pour ressaisir de manière plus précise le sens de la vie religieuse, écoutons les deux définitions du texte canonique. Celle de la vie consacrée, celle de la vie religieuse.

Can.573 - §.1. La vie consacrée par la profession des conseils évangéliques est la forme de vie stable par laquelle des fidèles, suivant le Christ de plus près, sous l’action de l’Esprit-Saint, se donnent totalement à Dieu aimé par-dessus tout, pour que, dédiés à un titre nouveau et particulier pour l’honneur de Dieu, pour la construction de l’Eglise et le salut du monde, ils parviennent à la perfection de la charité dans le service du Royaume de Dieu et, devenus signe lumineux dans l’Eglise, ils annoncent déjà la gloire céleste.
§.2. Cette forme de vie, dans les instituts de vie consacrée érigés canoniquement par l’autorité compétente de l’Eglise, les fidèles l’assument librement, qui, par des voeux ou d’autres liens sacrés selon les lois propres des instituts, font profession des conseils évangéliques de chasteté, de pauvreté et d’obéissance et, par la charité à laquelle ceux-ci conduisent, sont unis de façon spéciale à l’Eglise et à son mystère.

Can.588 - §.1. L’état de vie consacrée, de sa nature, n’est ni clérical, ni laïque.

Can.607 - §.1. Entant que consécration de toute la personne, la vie religieuse manifeste dans l’Eglise l’admirable union sponsale établie par Dieu, signe du siècle à venir. Ainsi le religieux accomplit sa pleine donation comme un sacrifice offert à Dieu, par lequel toute son existence devient un culte continuel rendu à Dieu dans la charité.
§.2. L’institut religieux est une société dans laquelle les membres prononcent, selon le droit propre, des voeux publics perpétuels, ou temporaires à renouveler à leur échéance, et mènent en commun la vie fraternelle.
§.3. Le témoignage public que les religieux doivent rendre au Christ et à l’Eglise comporte la séparation du monde qui est propre au caractère et au but de chaque institut.

  • Nous sommes appelés (religieux et religieuses) à participer à l’élan qui porte aujourd’hui la vie consacrée sous de multiples formes. Cet élan se réfracte en trois expressions qui ont toujours pu être repérés dans la vie consacrée.

Le célibat pour le Royaume. Signe de l’attente et de l’accomplissement de l’alliance de Dieu avec son Peuple. Le renoncement au mariage exprime comme un "raccourci" qui proclame l’absolu de l’amour. Il ouvre toute relation sur le visage unique du Christ ressuscité.

La gratuité d’un service. Que ce soit celui de la prière ou celui d’une action missionnaire

La gratuité d’un Amour dont on devine la source dans une vie spirituelle. Vivre cette consécration à Dieu suppose la prière : une oreille de disciple et un coeur qui aime.

Pointer ces trois éléments, qui ont parcouru les siècles, comme le fait Mary Milligan, ne signifie pas qu’ils ont été toujours privilégiés. Pour certains, certaines, la pauvreté, la conversion ou l’obéissance seront le fer de lance de leur vocation.
Mais il s’agit d’éléments repérables historiquement dans une vie de consacré même s’ils concourent à souligner une valeur dominante, celle-ci les inclut toujours.

  • La vie religieuse, aujourd’hui, est appelée à participer du prophétisme de la vie consacrée, à ne pas s’affadir dans l’épreuve, à puiser aux sources éprouvées et au trésor de sa spiritualité, à tirer les leçons de son histoire, pour inventer une nouvelle manière de répondre aux besoins du monde en témoignant de son charisme.

Le prophète, qu’est-ce à dire ?

"C’est quelqu’un qui, à cause de sa profonde relation à Dieu et de son amour pour son peuple, a une vue pénétrante de la réalité présente et du jugement de Dieu sur elle, à la lumière de l’ Alliance. Un prophète taraude la conscience, reste dans le champ visuel, persiste comme un caillou dans la chaussure."

Si la vie religieuse participe du dynamisme de toute vie consacrée, elle garde son originalité propre.
Comme nous l’avons lu au canon 607 , le spécifique de la vie religieuse comporte une profession publique des trois voeux perpétuels, une appartenance à un institut de droit propre où la vie communautaire implique la vie en commun et une certaine séparation du monde.

On pourrait dire que la vie religieuse est une expression visible de la vie consacrée, socialement instituée, et donc repérable.
L’appel à la vie religieuse touche la personne aux racines de ses capacités, de ses désirs humains légitimes : avoir, pouvoir, amour humain. Il engage une réponse socialement exprimée dans un contrat à l’intérieur d’un institut.

Pas de compte en banque ? Vous partagez avec la communauté ?
Pas de mari ni d’enfant ?
Vous êtes "envoyées" à votre travail ? Vous vivez avec des personnes que vous n’avez pas choisies ?
Vous êtes envoyées par vos supérieures à votre tâche ? à votre travail ?

La question posée, ou plutôt la réponse, est déjà affirmation d’un "autre Espace" dans le coeur de ceux qui s’interrogent.
Espace qui désigne la vraie valeur de toute vie, même la plus ordinaire, de tant d’hommes et de femmes.
Espace "autre" également, espéré, deviné ou désiré au coeur des groupes, des familles, des sociétés et des pays... là où les rapports humains sont si souvent posés en termes de course à l’argent, au plaisir, au pouvoir, course qui détruit la communion. La vie communautaire se voudrait annonce de cette communion.
De tout temps la vie religieuse, en témoignant de l’Absolu de Dieu a répondu aux besoins les plus pressants de la société. Aujourd’hui de nouvelles formes de vie religieuse se cherchent. Selon que l’on regarde l’Europe ou les autres continents, la situation se diversifie.

En Europe les religieux et les religieuses sont appelés à participer à l’évangélisation nouvelle. Cela exige d’eux une authentique vie spirituelle et une radicalité dans leur vie. Ils ont aussi à soutenir les aîné(e)s de leurs instituts, tout en se montrant solidaires des jeunes Eglises, particulièrement pour la formation (cf. Frnce Delcourt - Conférence européenne).

Le cardinal Hamer s’exprimait ainsi à la conférence européenne des religieux :

"La vie religieuse signifie que Jésus Christ est l’avenir absolu de la personne humaine. D’où la mission des religieux :

- prendre parti pour l’homme

- stimuler la collaboration

- offrir des moyens de réflexion et des lieux de prière

- annoncer l’Evangile.
C’est toujours l’urgence de la mission qui mobilisera la vie religieuse comme toute forme de vie consacrée.
’Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile..."


Dominique Sadoux, r.s.c.j.
Service national des vocations