L’engagement des "chrétiens" dans la pastorale de toutes les vocations


Mgr Jean-Charles THOMAS

J’ai rarement réfléchi sur une question d’ordre pastoral avec autant d’angoisse intérieure depuis plusieurs semaines. Parmi toutes les explications possibles je vous livre la principale : comment éviter un double écueil : soit dire des choses très admirables en soi mais manquant de réalisme ou de possibilité d’application : soit en rester au niveau du réel déjà vécu dans un diocèse et ne pas donner suffisamment à penser pour sortir de la situation difficile qu’il nous faut bien constater ?

En outre, le problème des vocations constitue un point sensible qui imprègne la conscience des chrétiens aujourd’hui.

Car les "vocations spécifiques" demeurent rares en Europe de l’Ouest et en France, malgré un très léger frémissement observé ici ou là, tandis que d’autres Eglises, en Europe de l’Est ou en Afrique, semblent connaître l’amorce significative d’un véritable développement. En Guinée, par exemple, comme le disaient cette semaine les deux évêques de Guinée que j’avais invités, les missionnaires français furent chassés par le régime de Sekou Touré en 1967 : il ne resta que neuf prêtres. Mais aujourd’hui c’est un clergé africain qui naît : 45 prêtres desservent cette Eglise et environ 45 grands séminaristes se préparent, multipliant par dix, en 30 ans, le clergé de ce pays où les chrétiens représentent seulement 4 % de la population et où les catéchumènes se dénombrent par milliers.

Je parlerai seulement de ce dont je suis convaincu, même si cette conviction m’impose demain quelques révisions de vie diocésaine - tout en demeurant assez proche des réalités pour ne pas en rester à des propositions théoriques. Bref : loyauté et adéquation pastorale si possible. Cet angle d’attaque nous met dans un état d’humble réflexion.

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Commençons par quelques REVISIONS DE VOCABULAIRE ET D’IDEES.

Nous savons, ici, ce que nous mettons sous le mot de vocation, service des vocations. Mais beaucoup de chrétiens entendent une autre réalité ; comme tous nos contemporains, ils pensent couramment à la vocation médicale, vocation de chercheur, vocation d’éducateur, vocation artistique, vocation missionnaire, vocation religieuse. Qui parle de vocation d’ouvrier qualifié, vocation d’employée de maison ?

Le fait de réserver le terme de "vocation" à certaines activités professionnelles me semble significatif et intéressant. Dans le langage courant, une personne suit sa vocation lorsqu’elle s’investit à fond dans ce qu’elle fait, lorsqu’elle demeure dans les mêmes activités durant toute son existence, lorsqu’elle met sa compétence au service de valeurs de haut niveau dans le développement des personnes humaines.

La "vocation" évoque donc en même temps durée, adéquation entre ce qu’on fait, ce qu’on aime faire et ce qu’on sait bien faire, et enfin service de l’humanité dans ses besoins fondamentaux. La "vocation" va d’une personne à d’autres personnes et non à des choses matérielles. Elle accomplit celui qui suit sa vocation. Elle est regardée comme une chance et un bonheur. L’opinion publique avoue ainsi : heureux ceux qui suivent une "vocation" ; moins heureux ceux qui choisissent seulement une "profession" ou un "travail".

La vocation est ressentie comme un choix libre, déterminant un statut stable et un certain type d’existence, permettant ainsi une plénitude de vie et une utilité reconnue.

L’idée courante de vocation s’avère donc nettement plus riche que le sens étymologique du mot qui désigne un "appel". Elle englobe à la fois la source et le fleuve qui coule en permanence de cette source durant toute une vie. Elle nous permet d’éviter l’identité plate entre appel et vocation, le premier mot étant français, le second décalqué du latin. Sans cet enrichissement, le thème du Congrès : "l’appel aux vocations" serait une tautologie et deviendrait : comment appeler aux divers appels ? Comment appeler à l’appel ?

Appeler des personnes à suivre une "vocation" constitue une activité noble, indispensable à la qualité de l’humanité qui a besoin d’hommes et de femmes pour l’éduquer, l’élever vers le Bien, le Beau, le Vrai, le Bon, la guérir, la rendre saine et sainte. Un Service des Vocations représente un service de l’Humanité et non une agence ecclésiale pour l’emploi ou un service d’embauche à toutes les activités d’Eglise selon la loi de l’offre et de la demande.

  • Abordons maintenant le sens chrétien du mot "vocation". C’est alors à tous les chrétiens que nous devons appliquer l’idée de "vocation"

Car tous sont appelés par Dieu, choisis pour devenir des saints à l’intérieur d’un Peuple lui-même établi par Dieu pour suivre sa vocation très noble de prêtre, de prophète et de pasteur au bénéfice de toute l’humanité. Suivre la "vocation de disciple du Christ" c’est entrer dans la durée, en vivant selon sa nature profonde, comme on aime et comme on doit, tout en se rendant utile aux valeurs dont l’humanité a le plus besoin. C’est suivre une voie de plénitude et de béatitude dont le Christ parle toujours en commençant par le mot : bienheureux... bienheureux.

Tous les fidèles du Christ sont des hommes et des femmes qui peuvent et doivent se dire, sans orgueil ni pusillanimité : j’ai le grand bonheur de suivre la plus haute vocation, dont Dieu est la source permanente, dont je suis le premier bénéficiaire et dont l’humanité a le plus grand besoin pour parvenir à sa plénitude. Plus je m’investis dans cette vocation, dans ce "statut de disciple", plus je deviens ce que je suis appelé à être définitivement, et plus je suis utile à ma place dans le développement plénier de l’humanité. "Chrétien, reconnais ta dignité".

Telle m’apparaît la plus exacte façon de parler de la "vocation chrétienne". Ce n’est pas rien d’être appelé a cette vocation. Il n’y a pas à en rougir comme d’un statut réservé à la vie privée ou à son propre bénéfice égoïste. Cette vision de la vocation du disciple ne me semble pas gonflée, surfaite. Elle parcourt les lettres de St Paul, de St Jean, de St Jacques. Elle nous situe d’emblée au cœur de l’humanité et de la longue histoire de sa montée selon la destinée que Dieu réalise patiemment.

S’adressant un jour à la foule - et non pas seulement à ses disciples ou à ses apôtres - Jésus avertit solennellement tous ses disciples potentiels, et donc tous les chrétiens actuels :

"Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple" (Luc 14, 26)

Autre traduction chez Matthieu 10, 37-39 :

"Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi... Qui aura assuré sa vie la perdra, et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera".

Toute vocation de disciple du Christ, ou de "fidèle du Christ" dans le langage conciliaire maintes fois repris par Jean Paul II, est marquée par l’investissement total de la personnalité humaine. On y est fidèle et heureux en s’efforçant d’aimer de tout son cœur, de tout son esprit, de toutes ses forces. Cet amour prioritaire marque tous les autres amours : du père, de la mère, de l’épouse, des frères et des sœurs. Il doit dominer l’amour des biens. Si une telle structuration de la personne se réalise, alors le disciple est heureux et utile. Il s’accomplit pleinement : il joue un rôle capital dans le monde qui peut penser de lui : cet homme, cette femme constitue pour les autres un signe de Dieu ; il pose la question de Dieu et de la foi : il est lumière qui éclaire, levain, sel : il est utile et reconnu : sa vie est tout entière réponse à une "vocation".

En décrivant ainsi la "vocation de disciple du Christ" nous sommes pleinement logiques avec la Révélation et la Tradition chrétienne. En même temps nous ressentons un pincement au cœur : qui de nous peut dire qu’il vit avec cette intensité la réponse à notre vocation commune de chrétiens dans le monde ? Qui de nous oserait dire que l’ensemble des pratiquants, a fortiori la totalité de ceux qui se disent catholiques, répondent à la vocation chrétienne avec une telle conviction ?

Pour éviter la distance entre l’exigence chrétienne et nos réponses, nous sommes tous tentés d’abaisser l’exigence évangélique en l’adaptant au niveau des réponses courantes. Mais alors l’appel du Christ et l’action de l’Esprit sont ramenés à des compromis et à une signification minimale qui l’empêche d’être perçue ou convaincante.

UN DEPLACEMENT SE PRODUIT QUE J’ANALYSE COMME SUIT.

Les chrétiens "affaissés" finissent par apparaître seulement comme des "gens d’Eglise", les gens d’une Eglise parmi les nombreuses Eglises entre lesquelles se répartissent les croyants. Et les observateurs des Eglises n’hésitent plus à poser la question : "l’Eglise catholique est-elle en train de devenir une secte parmi d’autres ? Une secte en voie de diminution ? Une foi malade arrivée en phase terminale ?"

Dans l’immense marché des religions offert aux hommes de notre temps, la proposition chrétienne devient une proposition parmi beaucoup d’autres ; elle peut faire état d’une brillante influence dans le passé mais son impact ressemble à celui d’un sel affadi, d’une lumière marquée par des pannes de plus en plus fréquentes. "Si le sel perd sa saveur, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon à rien qu’à être foulé aux pieds".

Abordons ce problème d’un autre point de vue. Si la réponse des disciples du Christ devient trop essentiellement une question d’appartenance à l’Eglise, et pas suffisamment une réponse d’amour pour Dieu et pour les hommes, son rayonnement diminue à grande vitesse. Devant la multiplication des Eglises et des sectes, si la vie des chrétiens est d’abord témoignage en faveur de l’institution ecclésiale catholique et moins évidemment témoignage en faveur de Dieu Père, Fils et Esprit Saint, tout ce que je viens de dire sur la "vocation chrétienne" perd en vigueur.

Je m’interroge souvent à ce propos en voyant grandir l’influence des sectes et leur attirance près de certains catholiques. Je me demande si nous ne sommes pas là devant un effet pervers de la dévalorisation de la vocation commune des chrétiens dans ce temps : par sous-développement de l’adhésion de foi, d’espérance et d’amour au bénéfice d’un sur-développement de l’appartenance à l’Eglise.

Or le langage du Christ ne sur-valorise pas la mention d’appartenance à l’Eglise. Il présente en priorité l’appartenance à Dieu comme signe d’un monde nouveau qui doit devenir Royaume de Dieu.

Nous voici invités à l’immense tâche de ré-équilibrer la vocation commune de disciples du Christ comme engagement dans l’amour de Dieu et dans l’amour de tous les hommes sous l’influence de l’Esprit. Je vois en cet effort de fidélité à l’Evangile du Christ l’effort prioritaire à conduire pour assainir et vivifier notre terreau ecclésial en lui redonnant chance de constituer le sein ecclésial dans lequel pourront se multiplier les diverses vocations chrétiennes.

Toute l’Eglise doit s’impliquer dans cet effort et devenir le levain capable de soulever la pâte humaine.

En ce sens, prier pour les vocations s’avère encore plus indispensable. Mais cette prière doit inclure absolument et dire souvent de manière explicite qu’elle vise la "vocation commune des chrétiens". Prier pour les vocations, c’est prier pour que tous les chrétiens deviennent plus spécifiquement chrétiens, plus logiques avec l’appel du Christ, plus conscients d’être tous appelés à la vocation de disciples du Christ.

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Je vous invite maintenant à un bref approfondissement de LA VOCATION CHRETIENNE COMME ENVOI AU MONDE ENTIER.

  • La finale de St Matthieu le rappelle clairement.

Le Christ ressuscité est présenté sur la montagne, ce lieu symbolique à partir duquel il contemple le monde entier. C’est une montagne de Galilée, carrefour des nations et des religions. Il y a invité les "onze disciples" pour leur donner une mission universelle :

"Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps" (Mt 28, 18-20)

Chaque expression, soigneusement choisie par l’évangéliste pour mieux restituer la portée universelle de la mission chrétienne, entend bien désigner l’ensemble de l’humanité jusqu’à la fin des temps. C’est aux hommes de chaque époque que les disciples sont envoyés, et d’abord pour en faire des disciples, pour les plonger en Dieu et leur demander de vivre selon les paroles du Christ. Bref, pour les appeler à vivre la vocation de fidèle disciple. Le terrain d’action est clairement désigné : il s’agit du monde qui a besoin de se laisser transformer par Dieu pour être substantiellement sauvé.

  • J’observe exactement la même perspective d’universalité dans la façon dont Luc présente la Pentecôte chrétienne.

L’Esprit s’empare de la communauté des disciples et l’arrache à son Cénacle pour la plonger dans la foule constituée "de toutes les nations qui sont sous le ciel". Cette Babel de peuples se rassemble, décontenancée d’entendre et de comprendre un langage nouveau.

Le centre de ce message que l’Esprit rend assimilable concerne Jésus de Nazareth, cet "homme que Dieu a accrédité... que vous avez livré et supprimé... mais que Dieu a ressuscité.. . Nous en sommes tous témoins... Dieu l’a fait Seigneur et Christ... Convertissez-vous : que chacun reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés et vous recevrez le don du Saint Esprit. C’est à vous qu’est destinée la promesse, et à vos enfants ainsi qu’à tous ceux qui sont au loin, aussi nombreux que le Seigneur notre Dieu les appellera". (Actes 2).

Comment mieux exprimer la vocation chrétienne sous son aspect missionnaire et sa destination à tous les peuples, toutes les cultures ? Comment mieux dire l’essentiel de la vocation chrétienne comme réponse à la promesse de Dieu et entrée dans un retournement de conscience ? Comment mieux dire l’action universelle de l’Esprit qui précède, accompagne et rend efficace le témoignage des disciples du ressuscité ?

Luc va développer cette vigueur de la proposition chrétienne tout au long des Actes. Pierre découvrira que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes et donne son Esprit de sainteté même aux païens. Paul sera retourné par le même Esprit du ressuscité et poussé d’Antioche à Rome. Un mouvement de renouvellement du monde connu est né. Il agit au nom de Jésus, le Seigneur, proclamé "sauveur du monde". Tous les discours des apôtres ou des disciples porteront sur le Christ et auront pour but de susciter des disciples. C’est en devenant disciples qu’ils entreront dans la communauté locale de ceux qui fondent leur existence sur sa mort et sa résurrection. Au sein de ces communautés, les disciples prendront conscience des différents dons que l’Esprit leur communique. Les Apôtres les guideront pour mettre ces charismes au service du monde à sauver.

Le témoignage des chrétiens apparaît comme un service de la réponse des hommes à la "vocation de disciple".

La prédication apostolique est centrée sur la présentation du Christ sauveur et non sur la proposition d’une communauté locale dans laquelle il faudrait entrer pour la multiplier. C’est en se donnant à la Foi que chaque nouveau disciple entre dans l’Eglise et y reçoit l’aide des divers charismes pour répondre à sa vocation de disciple. L’Esprit veille et suscite au sein de chaque communauté les charismes dont elle a besoin pour vivre et rayonner.

Tout ce que nous appelons les "vocations spécifiques" est donné pour développer la vocation commune : répondre à Dieu en acceptant d’être sauvé par lui.

Rien d’étonnant si un tel terreau de réponse personnalisée à la grâce du salut devient un terreau favorable à la multiplication des diverses vocations chrétiennes. Même si nous reconnaissons la présentation quelque peu idéalisée de ce mouvement de conversion des hommes nous ne pouvons pas nier la réalité d’une mise au monde de l’Eglise par la puissance de l’Esprit qui la "met au monde" au sens précis d’insertion dans le monde, par-delà toute frontière religieuse ou culturelle.

Tous ces textes prouvent l’intime conviction des disciples du Christ depuis la Pentecôte. Ils se savent envoyés à tous et non d’abord les uns aux autres.

Ce qui est donné à chacun l’est au bénéfice du monde à sauver. L’Homme est l’horizon du disciple. La vocation chrétienne branche sur l’universel éloigné et non pas d’abord sur le particulier rapproché. Quand l’Esprit s’empare de quelqu’un c’est pour le faire sortir de son cénacle intérieur. Il insuffle une telle énergie intérieure que celle-ci se répand. Le disciple devenu levain fait lever toute la pâte autour de lui, et dans la communauté des autres disciples, l’Eglise, et dans la communauté humaine au milieu de laquelle il vit.

J’en tire une interrogation pour nous à ce moment de l’histoire du monde. Comment se fait-il que nous parlions si souvent du "devoir d’aller au monde", de mettre l’Eglise au service du monde à sauver ? N’est-ce pas parce que nous avons trop centré certaines théologies du ministère et des vocations sur le service de l’Eglise et pas assez sur le service du monde universel ? L’Eglise ainsi conçue implicitement n’est-elle pas devenue comme une sorte de "société-écran" entre les disciples du Christ et le monde auquel l’Esprit ne cesse de les envoyer ? A force de parler de la mission et des qualités de l’Eglise n’avons-nous pas amené progressivement un certain nombre de chrétiens à penser que cela concernait un ensemble, une communauté, mais ne les concernait pas directement et personnellement ?

Le pape Jean Paul II a fait un choix qui ré-équilibre la vocation chrétienne en l’appliquant aux personnes, "les fidèles du Christ", et par leur médiation, à toute l’Eglise. Nous avons besoin d’adopter le même changement de ton. Je le considère comme capital pour le problème des vocations. Je vous invite à observer le raisonnement trop fréquemment suivi dans nos exposés. Nous partons du principe que l’Eglise est missionnaire, l’Eglise est apostolique, l’Eglise est sainte, etc. Puis nous essayons de faire comprendre que chaque chrétien, parce que membre de l’Eglise, doit être missionnaire, puisque l’Eglise est missionnaire : saint puisque l’Eglise est sainte.

Saint Paul écrit plus justement "aux chrétiens" pour que chacun devienne saint, priant, ambassadeur de réconciliation, et que, tous ensemble, ils parviennent ainsi à la plénitude de Corps du Christ. Dans le corps il distingue les membres et souligne le rôle et l’importance de "chacun" pour que "l’ensemble" devienne vivant.

Un tel accent au bénéfice des personnes me semble à retrouver pour "rénover" l’Eglise et ses communautés.

C’est en se laissant renouveler par l’Esprit du Christ que les chrétiens seront fidèles à la vocation chrétienne et deviendront, ensemble, l’Eglise fidèle à sa vocation. C’est dans la mesure où tous les chrétiens deviendront conscients de leurs devoirs vis-à-vis du monde entier que l’Eglise entière deviendra catholique et apostolique. Sans ce déplacement d’accent, sans cette "personnalisation" de la vocation chrétienne, beaucoup de chrétiens passeront leur vie à attendre que l’Eglise devienne active et témoignante grâce à l’engagement de quelques-uns, sans penser que leur propre désengagement atténue considérablement ces qualités dont l’Eglise entière doit rayonner par chacun de ses membres.

Tout ce que je viens de dire correspond à un constat que j’ai pu faire dans l’Eglise catholique depuis 39 ans, dont vingt comme évêque en trois diocèses bien différents. Tout ce que j’ai suggéré me mobilise depuis des années. Je suis convaincu qu’il faut privilégier la pastorale des personnes, mettre en valeur notre pratique commune de la vocation baptismale, quelle que soit notre vocation particulière, parler plus souvent des moyens de vivre en disciples du Christ et prier ensemble à cette intention première, et enfin améliorer considérablement notre rapport au monde en nous souvenant toujours avec pleine logique que c’est au monde que le Seigneur envoie chacun de ses disciples.

Je garde l’espérance fondée qu’une Eglise constituée de tels fidèles "christianisés en profondeur" constituera le sein fertile capable de donner vie aux embryons de vocations particulières. Seule une Eglise de disciples peut s’épanouir en Eglise de missionnaires, de serviteurs et de consacrés.

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Je voudrais maintenant, dans un second temps, insister sur
TROIS DIMENSIONS DE LA PERSONNE CHRETIENNE QU’IL NOUS FAUT DEVELOPPER

pour favoriser la réponse personnalisée à la vocation. C’est spécialement important pour les jeunes et les enfants.

1°) ET D’ABORD UNE LIBERTE DE DISCIPLE DU CHRIST

Nul n’est une île. Chacun se décide en tenant compte de multiples influences, spécialement les idées que nous tenons pour vraies, les images qui s’incrustent en nous, les opinions dominantes véhiculées par notre environnement humain.

Dans quel sens pèsent aujourd’hui ces influences sur un enfant ou sur un jeune qui se demande quelle peut être sa vocation ? Très généralement, ces influences invitent à conclure qu’il ne s’agit pas d’une vraie question : il y a oblitération, disparition de cette question dans le champ de conscience de notre société.

L’immense majorité des parents, même chrétiens, n’intègrent pas l’hypothèse de vocation religieuse ou ministérielle, voire de vocation de disciple du Christ, dans la gamme des questions à se poser. Le schéma dominant concerne la vie professionnelle, et donc les études préparatoires, puis le poste à trouver : ceci est considéré comme l’essentiel à assurer. Eventuellement la question du mariage est intégrable à un moment de ce parcours de "l’homme professionnalisé", de l’homme de production et d’organisation. Un point c’est tout !

Constat : Le champ décisionnel est sur-déterminé par l’aspect professionnel et tout ce qui le rend possible, à commencer par la scolarisation : il admet l’hypothèse du mariage : il oublie totalement les choix "vocationnels" chrétiens. Ceci limite terriblement la liberté de choix. L’enfant et le jeune sont invités massivement à entrer dans un style de vie stéréotypé, prédéterminé autour d’un seul aspect.

Qui peut alors oser parler de ce dont on ne parle jamais ? Qui a la liberté de poser une question "qu’on ne pose pas" ? Qui est libre de choisir ce qui "n’existe" pas ?

  • Il est donc indispensable de travailler à la libération de la conscience des enfants et des jeunes.
    - En attirant leur attention sur ce qui les sur-déterminé dans un sens - parce qu’on ne parle que de cela - et sur ce qui est oublié, passé sous silence. Ceci peut se faire notamment en décryptant avec eux des articles de magazines ou de débats télévisés pour analyser les affirmations dominantes, admises par tous, et détecter les omissions, conscientes ou inconscientes. La question vocationnelle fait presque toujours partie de ces omissions.
    - Il nous faut aussi mieux présenter en toute leur ampleur les choix qu’un homme ou une femme doivent faire au cours de leur existence. La vie professionnelle reprend alors des proportions plus exactes : 37 ans en moyenne dans une espérance de vie de 76 à 82 ans : à peine 50 %. La vie de retraité prend un relief plus important, ainsi que la durée dans le mariage. Les raisons profondes de vivre et le sens donné à la vie redeviennent de vraies questions, sinon la question principale. Et alors le choix réfléchi d’un état de vie ou de la vocation chrétienne est réintégré dans le champ de conscience de l’enfant ou du jeune. Sa liberté en est libérée.

Le Seigneur Jésus a souvent parlé de la liberté comme d’une conquête et d’une grâce, de toutes façons comme d’un bien. Il a montré combien la poursuite des richesses comme seule base de sécurité dans la vie constituait un piège pour l’homme, un risque d’esclavage et de sous-développement. St Jean 8 et St Luc 12 font partie des grands textes à travailler avec des jeunes pour les ouvrir à une liberté de qualité, et à une prise de conscience de ce qui la limite.

2° ) LA CONNAISSANCE DE SES DONS, QUALITES ET CHARISMES

"La vérité vous rendra libres". Nous pouvons aussi traduire : celui qui se connaît devient libre. Celui qui ne se connaît pas reste bridé, limité.

  • Nous sommes tous convaincus que Dieu appelle chacun par les aptitudes, les charismes et les dons. Ce que nous désirons être et faire est révélateur de ce que nous pouvons et sommes appelés à devenir, par nature et par grâce.

Il importe de le découvrir, non pas à la fin de sa vie, à force d’avoir vécu, en passant peut-être à côté de l’essentiel de ce que nous étions, mais au fur et à mesure que notre conscience s’éveille comme possibilité de connaissance de nous mêmes.

Les familles, mouvements, aumôneries, groupes de prière, et divers guides spirituels participent considérablement à la prise de conscience de "la vocation" quand ils invitent, soutiennent et donnent aux enfants et aux jeunes les moyens de se connaître. Cela suppose qu’on y consacre du temps, avec des heures de silence pour relire sa vie et en discerner les capacités et les limites. Il y faut, de la part de l’adulte, beaucoup de paisible bienveillance, de sens de l’encouragement, d’estime pour l’originalité de chaque enfant ou de chaque jeune. On n’éduque pas à la chaîne et selon le modèle qui nous convient.

  • L’enjeu de cette prise de conscience est capital à notre époque de médiatisation et d’immédiateté où le regard est fasciné par l’extérieur et rarement orienté vers l’intériorité. J’en vois une confirmation dans l’expérience vécue sous les régimes dictatoriaux par les hommes et les femmes emprisonnés ou contraints au silence : maintenant qu’ils peuvent parler, ils nous encouragent quand ils nous disent combien ils ont appris à connaître leur "vocation chrétienne", à mûrir leurs projets de résistance durant ces années de silence imposé. Maintenant, ils savent ce dont ils sont capables et nous en sommes éblouis car ils l’ont prouvé avant d’en parler.

La parabole des talents "fonctionne" dans le même sens. Celui qui les laisse enfouis dans les profondeurs de son inconscience ne parvient jamais à les mettre en oeuvre en les multipliant. Il est taxé de paresse et jugé sévèrement par celui qui distribue à chaque personne humaine son capital de talents. L’inconscience conduit à l’inexistence : la prise de conscience permet tous les développements de plénitude et d’harmonie. C’est à cette plénitude que chaque chrétien est appelé par vocation.

3°) ET ENFIN LA CAPACITE DE VIVRE UNE EXPERIENCE HUMAINE ET SPIRITUELLE FORTE

Durant cette année je me suis permis de demander à un certain nombre de religieuses ce qui, à leur avis, les avait déterminées à devenir religieuses. Chaque réponse écrite fait référence à une découverte du Christ et à une sorte de conversion. Même réponse de la part des membres des instituts séculiers féminins ou des vierges consacrées du diocèse que je réunis une fois par an. Mon expérience me fait dire la même chose des prêtres et des diacres.

Tout récemment j’ai posé la même question à une supérieure de congrégation qui voit arriver au noviciat une bonne douzaine de jeunes femmes de 25-35 ans.

"Pour toutes, m’a-t-elle dit, c’est une expérience de la vie, en toutes sortes de direction et parfois avec bien des erreurs, mais avec une expérience spirituelle forte qui les a éclairées et conduites à la demande de vie religieuse. La plupart ne sont pas venues de l’univers chrétien. Elles reconnaissent qu’elles ont besoin d’une colonne vertébrale pour avancer d’un pas plus assuré. Elles sollicitent la possibilité de vivre, dans une communauté fraternelle, le développement de cette expérience spirituelle en harmonie avec leur expérience de la vie."
  • Tous ceux qui permettent aux jeunes de vivre des temps forts d’expérience spirituelle doivent en être convaincus. Ils posent les fondations sur lesquelles les jeunes construiront leur existence : ils leur permettent de jaillir comme des sources de vie ; ils agissent comme le Christ avec la Samaritaine ; ils rendent possibles toutes les réponses aux appels du Père qui cherche des personnes devenant conscientes pour "adorer en esprit et en vérité".

Laissons-nous aussi interroger par la petite incise de la supérieure générale : "La plupart de ces jeunes ne sont pas venues de l’univers chrétien". Y aurait-il une insuffisance dans nos propositions d’expérience spirituelle forte ?

Voici moins de huit jours, j’ai questionné plusieurs chrétiens catholiques ou orthodoxes entrés dans la Grande Loge de France en leur demandant ce qu’ils y trouvaient et que l’Eglise ne leur aurait pas offert. Unanimement ils ont répondu :

"Une sagesse et une mystique de vie. L’Eglise possède un trésor dont elle ne parle pas suffisamment, notamment l’Evangile et les grandes écoles de spiritualité : elle nous a surtout incités à l’action sans nous donner assez de moyens pour comprendre le sens de l’action : elle semble privilégier le rassemblement au détriment du recueillement, l’efficacité au détriment de l’amour de la beauté et de la vérité. Elle ne favorise pas suffisamment entre chrétiens l’échange sur ce qui fonde nos existences et leur donne sens. Les rencontres régulières dans nos Loges viennent donc compléter l’expérience sacramentelle que nous apporte l’Eglise."

Je suis resté muet devant cette réponse, j’allais dire cette riposte. J’en profite pour faire mon examen de conscience de pasteur ; suis-je assez attentif à tout ce qui permettrait à chaque chrétien de faire de sa vie une expérience de Dieu et de la vie selon Dieu ? Ne suis-je pas trop attentif aux risques d’erreur inhérents à toute expérience religieuse : sentimentalisme, déviationnisme ? Les objections fondées sur ces risques ne nous ont-ils pas rendus trop timorés dans ce domaine ?

Manifestement, le Christ a tout fait pour conduire ses disciples à une expérience de l’amour du Père, à une attention aux inspirations de l’Esprit, à une relecture des événements du monde, à un discernement des signes des temps à partir des questions, objections et conversations courantes de ses contemporains. L’histoire de l’Eglise est remplie de multiples expériences de Dieu : beaucoup ont été canonisées. N’avons-nous pas enfoui une partie de ce trésor ? Les hommes et les femmes de ce temps nous demandent de le déterrer et de l’exploiter davantage ensemble. Et si c’était un nouveau signe des temps ? Pour ma part j’en suis convaincu et m’efforce de le rappeler de plus en plus.

Nous devons tous devenir davantage des collaborateurs de Dieu éducateur (l’expression vient de "Christifideles Laïci" n° 61) et des maîtres de vie spirituelle, à la suite et à la façon de l’unique Maître de Vie, le Christ qui a clairement avoué ses intentions :

"Je ne suis pas venu pour juger le monde mais pour le sauver... Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance... Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous donniez beaucoup de fruit : ainsi vous serez pour moi des disciples." (Jn 15, 8)

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Après avoir ainsi fondé la "vocation chrétienne" commune et les capacités qui aident à devenir "disciples du Christ", nous arrivons au carrefour où les chemins se spécifient : celui du MARIAGE ou celui du CELIBAT.

C’EST LE CARREFOUR DU CHOIX D’UN ETAT DE VIE, d’une situation particulière dans laquelle chacun va approfondir sa réponse à la vocation chrétienne.

Ce carrefour est plein de risques, il demande plus de liberté intérieure qu’on le laisse entendre couramment. Aussi voyons-nous les jeunes hésiter de plus en plus à ce carrefour. Ils pressentent qu’il n’y a pas d’un côté une voie large, faite pour tous, et de l’autre une voie étroite conduisant à une impasse. Ils constatent la multiplication des accidents sur la route du mariage : ils ne considèrent pas forcément la vie du célibataire comme une voie nettement plus risquée. Si vous permettez la comparaison : ils passent de plus en plus de temps à tourner autour de ce rond-point du choix d’un état de vie, preuve de leur hésitation profonde.

Je me risque à en donner une explication parmi bien d’autres dans la mesure où elle nous permet de progresser dans notre réflexion sur la vocation chrétienne.

Pendant des siècles, le but du mariage a été le maintien de la famille comme lien normal et équilibré pour la procréation et l’éducation des enfants. Le mariage créait un lien, un contrat entre un homme et une femme qui devenaient des personnes utiles à l’extension du genre humain et à la stabilité de la société. Fécondité et stabilité constituaient un service indispensable, reconnu et apprécié.

Progressivement, les accents se sont déplacés. Dans la théologie du mariage la procréation, envisagée comme fin première, laissait une place seconde à l’aide mutuelle entre époux. Le combat de l’Eglise au bénéfice de la liberté des époux de se choisir pour tempérer les excès de mariages décidés par les parents ou l’environnement social a porté des fruits. Les époux eux-mêmes ont de plus en plus affirmé que la décision ou le désir d’avoir des enfants n’était pas le motif premier de leur mariage.

Beaucoup d’autres raisons sont intervenues, notamment l’allongement de la vie qui dépasse de beaucoup la période de fécondité, la reprise du travail professionnel par les femmes après la croissance des enfants, la réflexion sur la paternité et la maternité responsables et ses difficultés dans le monde catholique, le développement des requêtes au bénéfice des dimensions de l’existence féminine autres que la maternité.

Plus qu’à un ré-équilibrage des deux fins du mariage, c’est à un renversement de ces fins que nous assistons. Mon intention n’est pas ici d’en juger le bien-fondé, seulement d’en prendre conscience. Nous pouvons constater que le mariage moderne vise désormais un but prioritaire dans la mentalité contemporaine : réaliser l’achèvement de la personne des époux, réaliser leur bonheur par l’aide mutuelle. Un ami de 83 ans m’annonçant récemment son quatrième mariage, après le décès de ses épouses, me précisait avec humour, comme pour s’excuser : "à notre âge, nous avons senti tous les deux que nous avions besoin de créer entre nous une société de secours mutuel". Ce que nous appelons, avec un sourire, les "cohabitations séniles" répond à cette perspective. La procréation est alors largement reléguée au second plan !

Les jeunes pressentent tout cela. Et ils hésitent à s’engager dans l’état de vie du mariage, y compris dans les milieux chrétiens.

Les multiples efforts de l’Eglise depuis le Concile en faveur de la préparation au mariage ont aussi pour effet de rehausser l’idée du mariage comme alliance d’amour entre l’homme et la femme et signe de l’amour du Christ pour l’Eglise.

Et c’est bel et bon. Cette insistance sur l’amour chrétien a aussi pour effet de multiplier les interrogations sur la véritable capacité d’aimer chrétiennement et durablement. Le choix, rendu plus conscient des enjeux du mariage tant au plan chrétien qu’au plan social, devient de plus en plus difficile. L’hésitation fait marquer un plus long temps d’attente avant de s’engager dans une voie qui n’apparaît pas aussi commune que cela. D’où les essais de mariage, parfois suivis de séparation qui ne sont pas sans influence sur l’avenir des jeunes. D’où les cohabitations juvéniles dont beaucoup imaginent qu’elles seront moins risquées que le mariage.

Dans un tel contexte, nous comprenons mieux le dialogue entre les pharisiens et le Christ autour de l’engagement définitif du mariage et la réponse qu’il donne : "Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni !" Réponse immédiatement suivie de l’exclamation des disciples : "Si telle est la condition de l’homme envers sa femme, il n’y a pas intérêt à se marier". A quoi Jésus répond :

"tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné. En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre !" (Matthieu 19, 1-12).

Nous sommes plus clairement établis aujourd’hui dans cette problématique dès lors que nous voulons vivre en disciples du Christ. Il s’agit d’un choix à faire après avoir tout pesé.

Il n’y a pas d’un côté la voie large et facile du mariage, offerte à tous, et, de l’autre, une voie impossible, celle du célibat. Tous les chrétiens sont appelés à aimer de toutes leurs forces : les uns dans l’alliance et la constitution d’un foyer chrétien, comme signe efficace de l’amour du Christ pour son Eglise : les autres dans le célibat choisi comme signe du Royaume qui vient. Les deux états de vie permettent de vivre la vocation chrétienne. Les deux états de vie engagent dans la durée. Ils comportent leurs moyens propres d’épanouissement et leurs risques d’échec. Les deux signifient quelque chose de divin au milieu de la société.

J’en tire surtout une conclusion utile pour la pastorale des vocations.

Nous devons nous montrer plus attentifs à parler constamment du mariage et du célibat de manière conjointe.

L’enseignement du Christ rapporté par Matthieu 19 nous indique la route à suivre. Il nous faut toujours parler du célibat pour le Royaume quand nous parlons du mariage des chrétiens. Si nous parlons seulement du mariage chrétien, pour en montrer la grandeur, nous risquons de sur-déterminer l’attention en sa faveur en le montrant comme seule hypothèse d’état de vie. Et le célibat pour le Royaume devient une hypothèse purement aléatoire et quasiment absente de l’horizon.

Les deux états de vie sont proposés au disciple par le Christ, les deux sont nobles et significatifs. Ils ont toujours coexisté dans l’Eglise. Ils doivent être examinés ensemble. Ils s’éclairent mutuellement.

Leur présentation conjointe favorise la vraie liberté de choix des jeunes. Dévaloriser l’un ne valorise pas l’autre. Nos catéchèses et nos interventions dans les dialogues doivent en tenir compte de manière constante. Conduites ainsi, elles rendront un service appréciable et libérateur aux jeunes qui ont besoin d’être mieux éclairés par l’expérience des adultes mariés ou célibataires consacrés. D’ailleurs, ils ne manquent jamais de nous questionner tous sur ce point.

 

Comme vous l’avez certainement remarqué, je n’ai suggéré jusqu’à présent que des perspectives parfaitement adaptées à l’action des chrétiens, de tous les chrétiens, en faveur des vocations.

Je me suis efforcé de montrer le rôle d’EVEILLEUR DE VOCATION CHRETIENNE que peut jouer tout chrétien vivant à fond sa vocation de disciple.

Comme évêque, voici ce que j’attends de tous les disciples du Christ. Tous les baptisés favorisent l’éveil des vocations quand ils se forment et se comportent avec cette qualité totale. On parle beaucoup dans les entreprises des "cercles de qualité". Pourquoi ne pas former aussi dans l’Eglise des "cercles de qualité de réponse à la vocation chrétienne" ? J’y vois une proposition importante soumise à nos décisions.

Les Synodes nous font progresser en cette direction dans la mesure où ils permettent de rénover le tissu chrétien au service de sa qualité totale. Dans le diocèse de Versailles, nous venons de travailler durant trois ans sur le thème du pardon et de la réconciliation. En adoptant la démarche synodale, nous avons observé notre situation, nos besoins de réconciliation dans le département et dans l’Eglise. Nous l’avons confrontée aux exigences évangéliques et à la pratique extrêmement variée des vingt siècles de christianisme. Les chrétiens ont élaboré, zone par zone, un ensemble d’orientations. Je viens de les publier en les complétant par une réflexion de fond sur la place déterminante du pardon et de la réconciliation dans, l’ensemble du message chrétien. Une longue route de qualité chrétienne sur ce point s’ouvre devant nous, mais nous savons dans quelle direction aller.

Je pressens qu’une démarche similaire serait intéressante autour du thème de la vocation chrétienne, des états de vie et des vocations particulières. Le besoin deviendra vite urgent. Nous verrons jusqu’où cette conviction peut nous permettre d’avancer.

*

Je vais maintenant aborder LE ROLE PLUS INTERPELLATEUR de tous les chrétiens au service des vocations particulières. Si le rôle d’éveilleur coïncide avec la qualité chrétienne, le rôle d’interpellateur suppose des actions spécifiques auxquelles je vais m’attacher.

Je parlerai en premier lieu de LA VOCATION MISSIONNAIRE.

"En considérant le monde d’aujourd’hui du point de vue de l’évangélisation, nous pouvons distinguer trois situations, dit le pape Jean Paul II au n° 33 de "La mission du Christ Rédempteur".

- "Tout d’abord... des peuples, des groupes humains, des contextes socioculturels dans lesquels le Christ et son Evangile ne sont pas connus.. Telle est à proprement parler la mission ad gentes".

- "Il y a ensuite des communautés chrétiennes... à la foi et à la vie fervente, qui rendent témoignage à l’Evangile de manière rayonnante dans leur milieu et qui prennent conscience de la mission universelle..."

- "Il existe enfin une situation intermédiaire, surtout dans les pays de vieille tradition chrétienne... où des groupes entiers de baptisés ont perdu le sens de la foi vivante... en menant une vie éloignée du Christ et de son Evangile. Dans ce cas, il faut une « nouvelle évangélisation » ou une « ré-évangélisation »".

- "L’activité missionnaire spécifique, ou mission ad gentes, s’adresse « aux peuples et aux groupes humains qui ne croient pas encore au Christ » à « ceux qui sont loin du Christ »" (M.C.R. n° 33).

Le pape précise les domaines de cette mission ad gentes : les territoires, les mondes nouveaux et phénomènes sociaux nouveaux, les aires culturelles ou aréopages modernes comme le monde de la communication, l’engagement pour la paix, le développement et la libération des peuples, les droits de l’homme et des peuples, surtout ceux des minorités, la promotion de la femme et de l’enfant, la sauvegarde de la création. (M.C.R. n° 37)

Il ajoute au n° 38 :

"L’Eglise a un immense patrimoine spirituel à offrir à l’humanité dans le Christ qui se proclame « la Voie, la Vérité et la Vie ». C’est la voie chrétienne qui mène à la rencontre de Dieu, à la prière, à l’ascèse, à la découverte du sens de la vie."

Il ouvre son Encyclique par cet appel impressionnant :

"J’estime que le moment est venu d’engager toutes les forces ecclésiales dans la nouvelle évangélisation et dans la mission ad gentes. Aucun de ceux qui croient au Christ, aucune institution de l’Eglise ne peut se soustraire à ce devoir suprême : annoncer le Christ à tous les peuples." (n°3)

Et il conclut :

"L’Eglise doit être fidèle au Christ dont elle est le corps et dont elle poursuit la mission. Il est nécessaire qu’elle suive la même route que le Christ, la route de la pauvreté, de l’obéissance, du service et de l’immolation de soi jusqu’à la mort dont il est sorti victorieux par sa résurrection". (n° 39)

Quelle joie de retrouver sous la plume de l’évêque de Rome ce que Paul écrivait aux Romains :

"Vous savez en quel temps nous sommes : voici l’heure de sortir de votre sommeil ; aujourd’hui le salut est plus près de nous qu’au moment où nous avons cru... Je vous ai écrit par endroits avec une certaine hardiesse, en vertu de la grâce que Dieu m’a faite d’être un officiant de Jésus-Christ auprès des païens, consacré au ministère de l’Evangile de Dieu afin que les païens deviennent une offrande qui, sanctifiée par l’Esprit Saint, soit agréable à Dieu... Je me suis fait un point d’honneur de n’annoncer l’Evangile que là où le nom de Christ n’avait pas encore été prononcé, pour ne pas bâtir sur les fondations qu’un autre avait posées. Ainsi je me conforme à ce qui est écrit : Ils verront, ceux à qui on ne l’avait pas encore annoncé, et ceux qui n’en avaient pas entendu parler comprendront" (Rom.13,11 - 15,15-16 et 20-21 voir aussi 15, 25-27)

J’ai donc reçu comme une bombe la petite phrase d’Eric JULIEN à propos de vos réponses à l’enquête : "Il n’est jamais fait mention de la vocation missionnaire... Votre silence sur la vocation missionnaire est assurément un appel à la mieux faire connaître dans ce qu’elle a de vital pour l’Eglise".

Que s’est-il passé dans l’Eglise de France pour que la vocation missionnaire qui a mobilisé tant d’hommes et de femmes jusqu’aux années 1950 disparaisse de nos préoccupations ou de nos propositions courantes ?

Sans m’attarder aux multiples explications que nous sommes tous capables de trouver, je me risque à faire quelques très humbles propositions.

  • Les jeunes circulent plus que les aînés. Parents en premier lieu, animateurs de pèlerinages ou organisateurs de la Coopération, nous pourrions les inviter à mieux regarder les hommes qui habitent les pays touristiques, à entrer en contact avec eux, à les questionner sur ce qui les fait vivre, sur leur religion, leurs difficultés d’existence et leurs réussites afin de pouvoir en parler aux jeunes de leur âge. Ces récits de voyage seraient plus riches qu’une simple présentation de diapos ou vidéos sur les paysages ou la vie dans les hôtels et les camps.
  • Nous pouvons aussi donner la parole, devant les enfants et les jeunes, à des adultes chrétiens qui parcourent le monde pour leurs affaires, à condition de les inviter à parler non seulement en hommes d’affaires mais principalement en frères universels attentifs à la vie des étrangers qu’ils rencontrent : ce qui les conduira à y porter attention.
  • Il ne manque pas de missionnaires revenus en France pour des raisons d’âge ou de santé. Leur offrons-nous assez souvent l’occasion de parler de ce qu’ils ont vécu, de la mission qui a nourri leur vie ?
  • Nous accueillons de plus en plus souvent, surtout dans les villes universitaires, des prêtres étrangers séjournant parmi nous pour raison d’étude. Ils peuvent facilement nous ouvrir au souci de la mission ad gentes. mais ne leur demandons-nous pas seulement d’être de bons vicaires d’appoint ?
  • De plus en plus souvent, des jumelages ou des relations privilégiées entre Eglises s’organisent. Ainsi en Yvelines, nous sommes en relation avec 5 diocèses d’Extrême Orient, du Moyen Orient, de l’Europe de l’Est, du Portugal, de l’Afrique et de l’Amazonie.
    Toutefois, je confesse la difficulté que nous avons à informer de façon mobilisatrice l’ensemble des chrétiens du diocèse, enfants, jeunes ou adultes. Ce congrès m’amène à prendre quelques résolutions, notamment par l’utilisation plus développée des montages vidéo que nous avons réalisés.
  • La semaine dernière, le diocèse de Versailles a eu la joie de recevoir l’épiscopat de Guinée durant trois jours. Opération facile puisqu’il est constitué de deux évêques.
    Accompagnés de nombreux adultes qui ont vécu en Guinée, ils ont passé une journée à Rambouillet, une journée à Mantes Val Fourré avec des centaines d’africains que j’avais réunis l’an dernier pour une visite pastorale, et une soirée à Versailles, avec beaucoup de rencontres avec la catéchèse, l’Aumônerie de l’Enseignement Public, la Pastorale Familiale, celle de l’Opinion Publique et une conférence de presse avec les journaux locaux.
    Tout ceci avait été complètement organisé par des "fidèles de la base" et j’y vois un bel exemple. Des vocations missionnaires naîtront-elles de ces journées inaugurant un partenariat entre Eglises ? Je ne sais. Dieu le sait. Mais je prie avec espérance dans ce sens.
  • Nous pouvons aussi rendre les jeunes plus sensibles aux grands défis de notre temps, à la mission plus rapprochée. Ils devront, qu’ils le veuillent ou non, relever ces défis : la marche des Eglises chrétiennes vers l’Unité, la collaboration entre croyants monothéistes, l’élaboration d’une éthique de la vie et de la mort, la démographie mondiale (3 milliards et demi en 1970 - 4,8 milliards en 1986 - plus de 6 milliards en l’an 2000, 8 en 2015, et 12 milliards en 2030) - les inévitables migrations de populations pauvres vers les pays riches qui ne font que recommencer une fois de plus dans l’histoire - l’écroulement de certains régimes politiques et de leur économie qui multiplient les réfugiés - les problèmes humains causés par l’extension de "nouvelles maladies" comme le sida - la corruption par l’argent, le mépris, la soif de pouvoir, la préoccupation obsédante de consommation de plaisir physique - et la constitution de nouveaux empires internationaux par la drogue déjà plus puissants que beaucoup de pouvoirs politiques...

Je sais que cela peut écraser. Mais je constate aussi que, dans l’histoire du monde, les périodes de grands bouleversements ont toujours fait naître de nouvelles vocations dans l’Eglise : la vocation érémitique, la vocation monastique, les ordres mendiants, les grandes spiritualités, la recherche théologique. L’Esprit Saint ne manque pas d’imagination. Ne retardons pas la naissance de nouveautés spirituelles que nous voyons déjà se profiler dans l’Eglise.

Ce temps est décidément celui de nouvelles vocations missionnaires. C’est le temps de Dieu : il nous faut l’épouser par une nouvelle Incarnation en vue de la Rédemption qui passera par certaines morts ouvrant sur la Résurrection. Tout est grâce,même la mort de certaines réalités auxquelles nous sommes attachés par habitude ecclésiale. De telles morts jouent le rôle du grain tombé en terre pour devenir le nouveau froment du Royaume de Dieu.

*

Envisageons maintenant l’interpellation au bénéfice de LA VOCATION DE CONSACRÉ.

La VIE CONSACRÉE constitue désormais dans l’Eglise une symphonie de formes : monastères, instituts de vie consacrée, instituts séculiers, sociétés de vie apostolique, associations, communautés nouvelles, etc.

Le Canon 607 s’efforce de cerner la notion de vie consacrée :

"En tant que consécration de toute la personne, la vie religieuse, monastique et active, manifeste dans l’Eglise l’admirable union sponsale établie par Dieu signe du siècle à venir. Ainsi le religieux accomplit sa pleine donation comme un sacrifice offert à Dieu par lequel toute son existence devient un culte continuel rendu à Dieu dans la charité.

L’institut religieux est une société dans laquelle les membres prononcent, selon le droit propre, des vœux publics perpétuels ou temporaires à renouveler à échéance et mettent en commun la vie fraternelle."

M’inspirant d’un article de Sœur Dominique Sadoux je m’efforce de transcrire de façon plus abordable. La vie consacrée est un être-avec le Christ pour être envoyé. Cet être-avec le Christ engendre un être-comme le Christ pauvre, chaste, obéissant. En se mettant à la suite de Jésus, le religieux proclame au monde son espérance de résurrection : il anticipe le Royaume en le désignant comme le véritable à-venir pour tous les hommes.

Et puisque cet avenir sera communion entre les hommes, le religieux vit en communauté cette marche à la suite du Christ. Il se lie à une "congrégation" de communautés pour se laisser envoyer par elle, au nom du Christ, là où le monde a besoin de développer son désir de Dieu dans une meilleure liberté par rapport aux biens, à la recherche d’indépendance ou de pouvoir et à la relation homme-femme. Ce type d’existence humaine en plein monde (séculier notamment) ou en retrait du monde (monastique notamment) questionne "l’homme du temps" sur ses désirs et ses comportements. Il l’interpelle sur la durée de ses choix. Il ouvre un horizon plus large, celui du Royaume, à ceux qui sont tentés de s’installer définitivement dans leurs genres d’existence et leurs choix de vie comme s’ils devaient durer toujours tels, sans connaître ni développement ni récession ou entropie.

Suivre le Christ et l’imiter au plus près, par amour pour lui et pour l’Evangile, en s’engageant par vœu dans une forme de vie pauvre, chaste et obéissant,- dans un style de vie communautaire et de présence au monde marqué par le charisme du fondateur : voilà probablement le cœur de toute vie consacrée, masculine ou féminine.

L’Eglise a toujours considéré comme une richesse ces diverses formes de vocation baptismale. Elle les a approuvées. Elle y tient comme à de multiples charismes reçus de l’Esprit Saint par ses fils et ses filles. C’est probablement l’un des domaines où la hiérarchie a reconnu le plus grand nombre d’initiatives dont elle n’était pas l’origine.

Comme évêque, je souligne que les fondations de beaucoup les plus nombreuses sont nées d’hommes qui n’étaient ni évêques ni prêtres (donc des laïcs !), de femmes admirables qui montraient un sens inné de la vie intérieure et de l’attention aux besoins des hommes, des femmes, des jeunes ou des enfants de leur temps. Je constate aussi que, bien souvent, les fondations religieuses furent de magnifiques exemples de collaboration tout à fait sainte et remarquable entre des "couples fondateurs" puis des hommes et des femmes passionnément associés à une même oeuvre de renouveau pour leur époque. Des hommes et des femmes largement estimés, approuvés, reconnus comme indispensables et providentiels.

A ces divers titres, la vocation religieuse devrait nous apparaître comme la plus proche de la vocation des "laïcs". Elle demeure toujours une vocation de "laïcs". Elle est le type d’être chrétien le plus en continuité avec la vocation baptismale.

Depuis sa naissance, la vie religieuse a conduit d’innombrables chrétiens à la sainteté et à la mission, dans la pleine logique de la vocation commune des disciples du Christ. Je ne suis donc pas étonné que cette vocation ait séduit beaucoup de jeunes. Et, si elle ne séduit plus autant, n’est-ce pas le signe que nous avons perdu de notre vigueur dans la manière de vivre la foi, l’espérance et l’amour au quotidien ?

  • Dans le service de cette vocation spécifique, je pense que le premier effort à entreprendre consiste à mieux faire connaître et mettre en valeur ses qualités soit dans la catéchèse - bien souvent ténue en la matière - soit dans les conversations et les exposés, soit dans les relations courantes entre fidèles, consacrés ou non.
  • Dans nos services diocésains des vocations, la présence de religieux et de religieuses et de membres d’instituts séculiers me semble absolument indispensable avec les prêtres et les chrétiens mariés. Le souci de la vocation religieuse doit être partagé par toute l’équipe. Vous avez noté la tendance à privilégier la mobilisation des équipes diocésaines au bénéfice prioritaire de la vocation sacerdotale. Je sais que plusieurs diocèses, pourtant en grand manque de prêtres, ont investi beaucoup dans des "années de la vie religieuse", des réflexions sur la vie religieuse. Leur exemple est à suivre, d’abord par les évêques et les prêtres, mais aussi par les chrétiens qui ont pris l’habitude de considérer les vocations sacerdotales comme la première urgence pour l’avenir des paroisses et des mouvements. C’est oublier trop vite à quel point, tout au long de l’histoire de l’Eglise, la présence des "baptisés consacrés" a souvent corrigé les carences de la hiérarchie, et considérablement amélioré l’ambiance de générosité chrétienne qui, à son tour, est devenue un milieu favorable à l’éclosion des vocations sacerdotales.
  • Nous avons certainement aussi à multiplier les rencontres avec les religieux et religieuses ou divers types de "consacrés". Mais, j’ose le dire, nous devons nous montrer très attentifs au risque d’oublier le spécifique de la vie consacrée en dérivant constamment sur d’autres domaines, notamment l’utilité des religieux et des religieuses dans la pastorale, souvent à titre d’appoint, voire de suppléance provisoire. Ce risque n’est pas illusoire. Il arrive aussi parfois que certains religieux ou religieuses, questionnés sur leur vie consacrée, se montrent trop timides, voire désarçonnés. Dommage.
  • A ce titre mais pas uniquement à ce titre, les séjours de jeunes ou d’enfants dans un monastère contemplatif d’hommes et de femmes ou dans des communautés assez nombreuses de vie apostolique, s’avèrent de la plus grande efficacité pour découvrir le propre de la vie consacrée.

Confirmations ou professions de foi en sont l’occasion : participation aux rassemblements de Taizé également. Les jeunes en parlent souvent au moment de la confirmation. Ils disent ce qui les frappe le plus : la liturgie communautaire et l’ambiance de paix silencieuse - la rencontre avec les religieux ou religieuses dans lesquels ils découvrent une joie profonde d’aimer le Christ, d’être vraiment donnés à Dieu et de passer du temps à méditer silencieusement.

Je peux constater que la vie consacrée marque la psychologie des jeunes et renverse de nombreux préjugés ; elle les interroge sur le sens de leur propre vie ; elle les amène souvent à penser que la vie religieuse constitue un choix de bonne qualité conduisant à une plénitude. Sous d’autres mots, ils découvrent que la vie consacrée est déjà-là un signe du Royaume A-venir.

Nous pouvons observer le même résultat d’interpellation chez les adultes. Je connais plusieurs paroisses qui sont liées à des monastères et y organisent des séjours en familles.

Pour ma part, je donne toujours mon accord aux communautés contemplatives qui sollicitent l’autorisation de recevoir certains groupes avec des moments "en clôture", à condition que ce ne soit pas une surcharge ou une occasion de rompre le rythme de la vie communautaire. Il suffit parfois de pénétrer un peu plus avant de l’autre côté de la clôture pour saisir que pauvreté, chasteté et obéissance sont parfaitement compatibles avec joie, goût, chaleur fraternelle et grande liberté intérieure. Ainsi la vie évangélique, ou selon les conseils évangéliques, devient sinon désirable du moins possible comme bonne hypothèse de vie chrétienne. L’amour de Dieu et l’amour des autres prennent une dimension d’authenticité qui fait comprendre que l’amour ainsi vécu peut combler une existence. La vie religieuse n’est plus conçue comme un abri offert à ceux qui auraient peur du monde, peur de leur corps, peur des autres, peur du mariage, peur de Dieu, peur de tout.

  • Dans une pastorale de la vie religieuse nous avons à rester vigilants sur les blocages causés par certaines images : romans, cinéma, opinion courante, excès de certaines époques. Les images sont tenaces. N’hésitons pas à les faire monter à la conscience des jeunes pour les exorciser par des images contraires positives. A condition cependant qu’elles soient visibles et accessibles aux jeunes. Sinon, nous restons dans l’imagerie où il n’y a plus que deux religieuses au monde : Mère Teresa et Sœur Emmanuelle ! Grâce à Dieu, il en existe beaucoup d’autres, moins médiatisées mais toutes aussi vraies. Ne perdons pas l’occasion de les mettre en valeur et de les amener à "rendre compte de l’espérance qu’elles portent en elles".
  • Je me demande s’il ne faudrait pas créer ou multiplier des lieux où des jeunes pourraient vivre quelque temps avec des religieux et religieuses, être associés à leur vie de prière et à certains de leurs moments de dialogue, participer à quelques-uns de leurs engagements.
    La durée de ces expériences pourrait varier de quelques jours à quelques mois. Certaines communautés nouvelles ont fait des essais. Nous pourrions les questionner pour peser les chances et les risques de telles initiatives.
    Dans cette perspective, je me suis demandé si nous n’aurions pas intérêt à créer des "années de propédeutique spirituelle" pour jeunes ouverts à la vocation de consacré. J’en ai parlé, voici plus de trois ans, à l’équipe diocésaine des vocations, au moment où nous étions assez satisfaits de l’ouverture d’une année similaire pour les jeunes ouverts à la vocation presbytérale. Nous ne sommes pas allés plus loin. Nous ne sommes donc certainement pas allés trop loin dans l’innovation !

*

C’est donc en finale que j’aborde maintenant le rôle des chrétiens dans l’interpellation à LA VOCATION PRESBYTERALE OU "MINISTERIELLE".

Pourquoi en finale ? J’en trouve une certaine justification dans quelques phrases d’Eric Julien dont j’ai eu le pressentiment depuis 39 ans. "Paradoxalement, votre vision de l’Eglise et des vocations est quelque peu ’utilitariste’. Toutes vos réponses parlent du prêtre, citent en exemple la vocation presbytérale. Toutes... Peut-être parce que vous ne parlez que des types de vocations que vous connaissez le mieux. En premier lieu, le prêtre diocésain qui rassemble la paroisse et lui donne son impulsion ’missionnaire."

L’ardeur à prier pour obtenir de bons prêtres, toujours plus nombreux, trouve-t-elle là une partie de son explication ? Est-ce le résultat des longues années durant lesquelles dans l’Eglise il n’y avait qu’une seule "vocation" : celle de prêtre ? qu’un seul sujet dont parlaient les "directeurs des vocations" : le sacerdoce ?

S’il en est ainsi, je vois dans les efforts que nous allons certainement... entreprendre au bénéfice des vocations missionnaires et religieuses une grande occasion d’espérer. Ce que nous disons finirait donc par imprégner le langage et les mentalités ? Ce que nous proclamons utile et appréciable finirait donc par être apprécié et désiré ?

Mais j’ajoute, avec le même humour : cela ne multiplie pas les "candidats" !

Sans aborder la théologie du ministère presbytéral - le Père Martelet l’a fait avec maîtrise et compétence historique en de très bons écrits - je vais partir d’une constatation sur laquelle j’ai centré une homélie d’ordination en 1990.

Il n’y a qu’un sacrement de l’Ordre : mais il comporte trois degrés : le diaconat, le presbytérat et l’épiscopat. Pour chaque degré nous disons qu’on ne s’y présente pas d’autorité mais qu’il faut y être appelé par le Seigneur et par l’Eglise. On peut observer bien des variations dans le "dosage" entre l’appel et le volontariat tout au long de l’histoire de l’Eglise. J’en trouve encore quelques traces dans la manière différente dont les hommes sont aujourd’hui appelés à chaque degré de l’Ordre.

C’est toujours l’évêque qui "appelle" en dernier ressort. Mais la manière dont on devient candidat à l’appel varie.

Pour le presbytérat, tout commence par la candidature de l’enfant, du jeune ou de l’adulte : tout passe par une longue formation aboutissant à un discernement : le candidat est alors présenté à l’évêque pour être appelé par lui à l’Ordination. Ce qui domine, c’est le volontariat du candidat.

Pour le diaconat, j’ai observé qu’un certain nombre de diacres étaient devenus candidats à la suite d’une interpellation ou d’une question personnelle posée par quelqu’un de leur famille, de leur paroisse, de leur communauté de vie chrétienne. Alors qu’ils n’envisageaient pas le diaconat, ils ont pris conscience que le Seigneur les appelait peut-être à ce ministère. Et ils sont entrés avec pleine liberté dans un temps de formation et de discernement conclu par l’appel de l’évêque.

Pour l’épiscopat, les choses se passent tout autrement, j’en ai l’expérience. Je n’étais pas candidat et je n’y pensais pas. Sans aucun entretien préalable, j’ai reçu une lettre me disant que le pape m’avait "élu", désigné, choisi et qu’il attendait simplement mon acceptation par écrit dans les meilleurs délais.

Aucune participation au discernement, aucune négociation durant un certain temps, aucune école préparatoire. L’appel dans sa forme la plus simple et la plus abrupte. Une seule liberté vous reste et elle est peut-être suffisante, après tout : celle de répondre non. L’évêque de Rome est "élu" ou "appelé" d’une façon similaire.

Quel rôle les "laïcs" peuvent-ils donc jouer au bénéfice des vocations aux ministères "ordonnés" ? Je parle ici des "laïcs" explicitement, en désignant tous ceux qui ne sont ni diacres, ni prêtres, ni évêques.

  • Certainement celui d’éveilleurs, comme pour toutes les vocations. Mais je propose d’y ajouter celui d’ interpellateurs. Je vous propose d’emblée de devenir plus incitatifs, étant sauves deux conditions : respecter toujours la liberté absolue de la réponse et réserver cette interpellation à des jeunes ou a des hommes que vous pensez, en équipes, aptes à ce ministère.

"Interpeller", c’est dire à quelqu’un : "Ne crois-tu pas que tu as tout pour être ordonné à un ministère ? Tu peux y rendre de vrais services à l’Eglise et au monde. Tu y trouveras ton bonheur. Etre prêtre, diacre, voilà une question que tu devrais te poser. Avec d’autres, si tu le veux, nous pouvons t’aider à y penser, à formuler ta réponse et à la soutenir durant le temps de formation et de discernement nécessaire".

"Appeler", c’est parler en évêque-responsable et dire à un candidat : "Au nom du Seigneur et pour le bien de l’Eglise, je te choisis pour devenir évêque, prêtre ou diacre". Je ne connais pas de cas historiques où des laïcs aient spécifiquement "appelé" à un ministère ordonné en ce sens précis et décisif.

A existé aussi dans l’histoire une forte proclamation du désir des laïcs ou de tout un peuple : "Ambroise évêque !" - "Augustin évêque !". Ce désir fort a presque la forme d’un ordre donné à un laïc de se présenter à l’ordination.

Sans aller jusque là - peut-être ? probablement ? - vous, laïcs, spécialement en communautés ou groupes, vous devez aujourd’hui vous engager dans cette voie. Il y a trois jours, je demandais à un juriste chrétien de 61 ans ce qu’il ferait pour modifier la situation vocationnelle. Sa réponse : "Il faut dire à certains jeunes chrétiens : toi, tu es fait pour être prêtre, diacre : forme-toi et avance !" Et il ajoutait, alors que je ne lui avais rien dit de ce qui précède : "On a trop attendu seulement les volontaires se présentant d’eux-mêmes".

Je suggère que les services diocésains des vocations mettent en forme ce type d’interpellation, déterminent les conditions à respecter, tout en aidant les laïcs à devenir de véritables "interpellateurs", exprimant les besoins de l’Eglise à des personnes précises, capables de répondre à ce besoin. Je vois dans cette interpellation le signe principal que nous pourrions donner aujourd’hui d’une manière supplémentaire et nouvelle - très traditionnelle sur le fond ? - de concevoir la vocation et faire entrer - à nouveau - les laïcs dans le service des "vocations aux ministères".

  • Autre rôle indispensable des laïcs : ne pas être démobilisateurs de vocations, mais encourageurs.

Que de repas du dimanche, en famille chrétienne, devenus démobilisateurs quand les parents se plaignent de la messe, du curé, du sermon, trop ceci, pas assez cela ! Et cette réflexion de l’enquête : "Les vocations, c’est comme les autoroutes : c’est magnifique, à condition de passer chez le voisin !". Un tel fond de pensée ne peut pas ne pas transparaître en famille. Résultat, les enfants hésitent à envisager le sacerdoce par crainte de faire de la peine aux parents. Démobilisation précoce extrêmement efficace.

Toute autre est l’attitude d’encouragement, d’approbation, de louange, d’amitié, d’accueil familial des prêtres. Les parents qui agissent ainsi, de manière vraie, non surfaite, sont des encourageurs. Ils offrent, spécialement aux enfants, un environnement favorable à l’idée même de devenir prêtres un jour. Je crois bon de souligner ou rappeler que de nombreux prêtres ont désiré le devenir avant 10-11 ans. Pensons-y avec les enfants de cet âge.

L’atmosphère du foyer est de première importance pour éviter une congélation du désir naissant du sacerdoce. J’en dis autant pour toutes les ambiances de mouvements d’action catholique, de scoutismes, de clubs A.C.E., de groupes de catéchèse et d’aumônerie.

En Corse et en Yvelines, j’ai établi la courbe des ordinations depuis 1800 jusqu’à nos jours. Parmi les causes de fractures à la baisse j’ai repéré l’ambiance anticléricale (différente des réactions anti-religieuses) et les phases de désapprobation forte du clergé.

Ainsi pour 1875-1880, première fracture très repérable en Yvelines, puis pour 1905-1907, et enfin, pour 1970-1975 : ces périodes s’avèrent les grandes périodes d’affaissement du nombre des ordinations.

On pourrait en tirer ce principe, du moins pour une part : critiquez les prêtres, désapprouvez-les, réduisez-les à un statut d’insignifiance et vous stérilisez la plupart des germes de vocations... sauf celles de martyr potentiel ! !

Encouragez les prêtres, travaillez fraternellement avec eux, montrez en quoi ils vous apportent quelque chose d’irremplaçable dans votre vie humaine et chrétienne, quelque chose que vous ne trouvez nulle part ailleurs, et vous serez devenus des encourageurs de vocations. L’Esprit Saint aura la voie plus libre.

  • Reconnaître aux prêtres le droit à la différence et à la variété dans l’exercice du ministère, sans leur imposer de se conformer à l’idée que vous vous faites du prêtre :
    C’est bien l’un des points sur lesquels les prêtres sont sensibles, en vieillissant surtout."On ne devient pas parachutiste à 75 ans" ; on ne change pas ses méthodes pastorales de travail ou de vie cinq fois par existence. Or, en 40 ans, le ministère presbytéral vient d’être soumis à combien de mutations importantes ? depuis le vicaire-instituteur ou directeur de patro jusqu’à l’aumônier d’étudiants aujourd’hui en passant par l’accompagnateur de communautés nouvelles et le curé de campagne.

Je vous le dis gentiment, les prêtres sont sensibles sur ce point. Ne leur demandez pas de façon quasi autoritaire ce que vous n’oseriez pas demander à votre grand-père ou à votre chef d’entreprise. Sinon vous accentuez leur envie de démissionner, ou de bouder, ou de se rebeller, ou de "bouffer du laïc", ou de se replier sur eux-mêmes, tout tristes ! De tels prêtres blessés n’attireront pas, ne rayonneront pas : ils seront devenus malheureux et dissuasifs !

  • Mais alors, pensez-vous, cet évêque protège ses prêtres : il va entraîner la restauration du cléricalisme (deux mots abominables, comme chacun sait !...) Non point car j’ajoute : Demandez plus souvent et plus constamment aux prêtres - et pourquoi pas aux évêques ? - de vous parler de Dieu, de l’Evangile, de la Mission, de l’Esprit Saint et de la vie nouvelle qu’il fait jaillir : vous les rendrez heureux ! Vous leur offrirez la joie d’exercer le ministère pour lequel ils se sont donnés au Seigneur en toute loyauté.

Mais si vous leur demandez seulement de gérer vos conflits, de préciser des priorités entre organismes, de manager des groupes, d’ouvrir les églises, voire de célébrer le plus grand nombre possible de messes chaque dimanche pour s’adapter à vos horaires... vous leur imposez la part la plus difficile, la moins gratifiante, et parfois la plus éloignée de l’Evangile qui les fait vivre intérieurement. Et vous contribuez, en outre, à donner de leur ministère une image finalement déformée, rapetissée qui ne suscitera pas chez les jeunes le désir de ce type de ministère.

  • C’est au monde entier que le Christ a envoyé ses Apôtres.
    J’ai parlé du danger, pour l’Eglise, de devenir une "société-écran" qui retiendrait à son service 100 % du temps des prêtres. Je constate parfois cette possessivité de certains laïcs par rapport à "leur" prêtre, "leur" confesseur, "leur" conseiller spirituel, "leur" aumônier. Je connais des prêtres qui en souffrent en se disant : "me voici loin de l’appel reçu du Seigneur : va vers les pauvres, les petits, les incroyants, les malcroyants. Je m’use à servir des personnes qui pourraient maintenant se passer plus souvent de moi !".
    Frères et sœurs laïcs, aidez les prêtres à partir au large. Encouragez-les à vous laisser seuls dès que vous n’avez pas absolument besoin d’eux pour continuer à grandir dans la foi.

Vous êtes les "99 brebis qui n’ont pas besoin de conversion" : laissez les prêtres partir à la recherche de la brebis égarée... surtout si elle finit par représenter 90 % de la population à laquelle leur Evêque les a envoyés au nom du Maître de la Mission universelle.

Ne les obligez pas à participer à toutes vos réunions, à se coucher trop tard tous les soirs. Laissez-leur du temps, celui que vous ne leur demanderez plus : pour prier et faire retraite, pour dormir, pour lire, ne serait-ce que la Bible, pour préparer leurs homélies ou interventions multiples, pour retrouver famille, amis, conseillers personnels : bref pour vivre et non pas seulement sur-vivre.

Plus vous serez humains avec eux, plus ils seront spirituels ! Je vous promets que, dans l’immense majorité, ils n’en profiteront pas pour se mettre en grève ou pour mettre en panne la Parole et le pardon de Dieu. Et plus ils seront prêtres selon le Christ, à la manière des Apôtres, plus les enfants et les jeunes verront en leur ministère un rôle capital pour ce monde plein de turbulences.

Ceci suppose donc que les prêtres - et les évêques - puissent passer du temps à parler du Seigneur là où personne n’a encore entendu parler de Lui, à écouter ceux qui ne viennent pas à l’église pour prendre en compte leurs questions, à travailler avec ceux qui cherchent des voies de salut pour leur vie sociale, économique, politique, familiale, à conseiller ceux qui n’ont encore jamais trouvé un conseiller s’inspirant de la Foi ou d’une philosophie de l’homme comme image de Dieu, à consoler ceux qui pleurent et voudraient espérer, à réconcilier ceux qui sont en train de se séparer.

Tout ceci, vous le savez puisque vous êtes nombreux à le faire aussi, prend du temps. Laissez aux prêtres du temps pour respirer l’air de ce temps, analyser les signes des temps et travailler à faire de ce temps le Temps de Dieu et du Royaume.

*

Mon temps étant largement écoulé, je m’arrête sans formuler d’autre conclusion gué celle-ci : j’ai pris mes risques : j’ai dis ce que je crois. Je ne suis pas seul à le penser. J’apprécie ce que nous faisons en Eglise. Mais c’est dans le Seigneur seul que je place mon Espérance. Avec vous, j’en suis certain, je ne serai pas confondu.