Vocation et Liberté


Mgr Joseph WICQUART,
ancien évêque de COUTANCES

Les réflexions qui suivent ne sont pas le résultat d’une étude et ne se présentent pas d’une façon argumentée. Elles sont tout simplement le témoignage d’un prêtre qui fut pendant 12 ans professeur de grand séminaire, 8 ans supérieur de petit séminaire, et 6 ans supérieur de grand séminaire. Ensuite, devenu évêque, il fut pendant 22 ans membre de la Commission Episcopale pour le Clergé et les Séminaires.
Il s’agit donc d’affirmations peut-être contestables mais vécues. Pour cette raison, je m’en tiendrai aux vocations de spéciale consécration dans le sacerdoce.
  • POUR ETRE LIBRE, Il NE FAUT PAS ETRE FORCE MAIS AVOIR LA FORCE

A l’expérience, ce fut une de mes principales observations.

- La première condition, ne pas être forcé est négative. On y fait très attention quand il s’agit d’une orientation vers le sacerdoce. On évite de poser la question d’une éventuelle vocation de spéciale consécration, pour ne pas "influencer", dit-on ; pour respecter scrupuleusement la liberté.
On ne tient pas compte de la réalité actuelle, où les vents sont nettement contraires à une telle orientation, en sorte que pour être libre devant elle, la conscience a besoin qu’on lui enlève ce handicap, ou que du moins on l’allège par une marque de sympathie ; ce faisant, on ne force pas la liberté, on lui permet seulement d’exister dans le concret. Dans ce cas, ne pas être forcé est plutôt ne pas être empêché.

- La seconde condition, avoir la force, est positive. On n’y pense guère parce qu’on voit la liberté comme une abstraction réduite à la moitié de sa réalité. Pourtant, dans la vie courante, sur le marché par exemple, on sait bien que la liberté d’acheter tel article plutôt que tel autre, est conditionnée par la richesse du porte-monnaie, et sur la route, on se rend vite compte que la liberté de manœuvre dépend de la réserve de puissance.
De même, répondre positivement à l’appel que Dieu fait en vue du ministère sacerdotal suppose une large ouverture à la grâce divine dans la prière et les sacrements, avec le souci de s’éclairer à la lumière de l’Evangile, de s’entraîner à l’apostolat et de se faire accompagner pour discerner les mouvements de l’Esprit Saint qui nous anime, pour avoir la force.

  • IL A DES EXPERIENCES QUI DIMINUENT LA LIBERTE DEVANT LA VOCATION SACERDOTALE

Souvent on croit que multiplier les expériences, c’est favoriser la liberté de choisir. Il est évident que marcher avec des oeillères ou entre deux rails détermine étroitement le parcours possible. Mais il est aussi vrai qu’on devient ce que l’on fait et qu’on reste marqué par l’expérience vécue. A cause de cela, on en sort moins libre quand il s’agit d’expériences "captivantes". Le curé de ma paroisse demandait aux parents des séminaristes qui travaillaient aux champs de ne pas leur laisser conduire les chevaux, à plus forte raison un tracteur qui donne un sentiment très fort de puissance. De même, certaines relations féminines, pourtant en tout bien, tout honneur, sont "captivantes".

Au Touquet, la Cauche en se jetant dans la mer tourbillonne et creuse un puits. Le maître-nageur de la plage me disait avec emphase :

"Là, il n’y a pas des bons et des mauvais nageurs. Là, il y a des noyés. C’est tout".

Il ne faut évidemment pas dramatiser trop vite et confondre prudence et pusillanimité. Mais il ne faut pas oublier où l’on veut aller et savoir éviter les situations et conduites qui vont à l’inverse de l’objectif visé : une vie tout entière vouée au ministère sacerdotal dans le célibat consacré, choisie librement avec la grâce de Dieu. Redisons-le, il y a des expériences qui, sans être immorales, ne sont pas en harmonie avec cette vocation. Se laisser marquer par elles diminue la liberté en ce sens projeté.

  • IL EST IMPORTANT D’AIDER LA LIBERTE EN POSANT LA QUESTION DE LA VOCATION

Auriez-vous parlé le premier si personne ne vous avait posé la question d’une éventuelle orientation vers le sacerdoce ? Tous les prêtres à qui j’ai posé cette question m’ont répondu : non.

Que se passe-t-il aujourd’hui ? En 1980, lors d’une récollection sur le ministère sacerdotal organisée pour les prêtres d’une zone pastorale, l’un des présents a proposé de faire un tour de table sur cette interrogation précise :

"Depuis deux ans, combien de fois avons-nous posé individuellement à un enfant ou à un jeune, la question de la vocation sacerdotale ?"

Sur les vingt prêtres, deux ont dit l’avoir fait une fois.. Cela donne au total un sur vingt et par an...

Autre fait. Un jeune homme fréquentant facilement les prêtres pour l’aide liturgique, et même domestique étant donné son métier, agit de la même façon au cours de son service militaire avec le curé de la paroisse. Au bout de quelque temps, celui-ci intrigué pose la question. Réponse :

"Oui, j’ai pensé souvent à être prêtre" - "Et alors, qu’est-ce que tu as fait ?" - "Rien. Je me disais : je connais assez bien des prêtres, aucun ne m’a posé la question ; c’est donc que je me trompe ; alors je n’ai pas bougé". L’intéressé, encouragé par cette interrogation, s’est manifesté a son diocèse et il est prêtre aujourd’hui.

J’étais persuadé qu’il y avait, dans chacun des cinquante cantons du diocèse, au moins un jeune qui se posait la question d’être prêtre. On m’a dit que je pratiquais la méthode Coué... Et pourtant... un lundi matin à 8 h.45, un homme téléphone à l’évêché pour avoir un renseignement, dit-il :

"Je suis conseiller d’orientation scolaire ; en ce moment je vois les élèves de 3ème des collèges de X... ; or, un de mes collègues et moi-même nous venons d’avoir chacun un jeune déclarant qu’il voulait être prêtre. Nous n’avons pas su que lui dire pour l’orienter valablement. Avant il y avait les Petits Séminaires ; aujourd’hui qu’en est-il ?"

Admirons la franchise des deux garçons et la conscience professionnelle des conseillers d’orientation, un tel encouragement à parler, avec discernement certes, mais sans trop d’hésitations.

  • ALORS, POURQUOI LES PRETRES NE POSENT-ILS PAS LA QUESTION INDIVIDUELLEMENT ?

A la récollection de 1980, les prêtres ont voulu s’interroger eux-mêmes franchement sur les causes de leur réserve. Aucun n’a prétendu que c’était par souci de préserver la liberté des jeunes ! Mais d’après mes souvenirs, ils ont donné loyalement d’autres raisons (la plupart étaient curés ruraux) :

- les jeunes sont peu nombreux dans nos paroisses et après le CM2 nous ne les voyons plus guère ; quand cela arrive, ils sont en groupe et dans des circonstances peu propices à ce genre de question. Autrefois on en parlait à l’occasion de la confession.

- Même quand l’occasion se présente d’un contact au niveau de leur avenir personnel, poser une telle question nous paraîtrait une provocation, étant donné ce que nous savons du climat en milieu scolaire la plupart du temps.

- Les parents, même les meilleurs, sont littéralement terrorisés par les départs de certains prêtres ; ils redoutent beaucoup une telle orientation pour leurs enfants. (De fait, il a fallu que pour l’apaiser en pareil cas, j’invite à déjeuner un couple pourtant très engagé chrétiennement. Le fils est prêtre aujourd’hui).

- Le ministère sacerdotal lui-même est déprécié, pas seulement le style de vie des prêtres, comme on le dit souvent. Deux exemples :

  • un grand séminariste m’annonçant qu’il ne reviendrait pas au séminaire, justifiait ainsi sa décision : "après tout, je ferai autant pour l’apostolat comme laïc, quelques rêves d’enfant mis à part".
  • et un autre à la fin de Terminale : "demandez-moi d’aller gratuitement travailler cinq ans aux Indes pour que les gens n’aient plus faim, je crois que j’irais. Mais être prêtre, non, je ne vois pas l’intérêt".
    Ce garçon avait pourtant bénéficié de sept ans d’éducation chrétienne très sérieuse au Petit Séminaire. Mais l’ambiance générale de désacralisation est très prégnante, quasi irrésistible.

- Nous nous rendons bien compte que les prochaines décennies seront très difficiles pour les prêtres. Alors, par une sorte de prudence, nous n’osons pas attirer l’attention de ce côté, individuellement. Nous nous contentons d’en parler et de faire prier collectivement.

- Enfin, nous-mêmes prêtres, sans être en crise nous ne sommes pas trop fermes sur nos jambes. Il nous faudrait être plus vaillants pour être éveil-leurs et entraîneurs de jeunes libertés vers le sacerdoce ...

  • LES MOYENS PRIS POUR EVEILLER ET NOURRI LA LIBERTE VERS LE SACERDOCE SONT-ILS SUFFISANTS ?

Des efforts internes et variés ont été faits depuis plus de 50 ans par la pastorale des vocations sacerdotales, même si on les a parfois trop "noyés" dans une stratégie visant généreusement "toutes" les vocations, et argumentée à partir du baptême uniquement.

Pensons aux congrès, revues, livres, services organisés au plan national et, en passant par le relais régional, prenons acte de tout ce qui a été mis en oeuvre dans les diocèses et les paroisses : Journée Mondiale des Vocations, fêtes du sacerdoce à l’occasion des jubilés ou des ordinations de prêtres, revues locales, commissions des vocations, lettre épiscopale... D’où vient que les résultats ne soient pas à la hauteur de tant d’efforts ?

Je me hasarde à diagnostiquer plusieurs causes de ce relatif échec :

- Les efforts accomplis sont tous collectifs, alors que le but visé est individuel (sans être individualiste, certes).
En effet quoi de plus personnel que la décision de s’orienter vers une vie consacrée au sacerdoce en réponse à l’appel de Dieu. Constatons que nous ne pratiquons souvent qu’une pastorale de groupe, sans aller jusqu’aux individus dans le mystère propre à leur liberté concrète. Il y a peu d’accompagnement personnel.

- Aujourd’hui comme hier, l’éveil à la vocation sacerdotale se produit durant l’enfance.
Mais les moyens de soutien jusqu’à l’entrée au Grand Séminaire sont faibles. Faute d’être nourrie, la liberté perd la force de maintenir cette orientation, surtout pendant la difficile période de l’adolescence.

- La vocation sacerdotale authentique comporte essentiellement une dimension sacrale.
Or, notre société post-industrielle est très désacralisée. Ce qui fait dire au pape qu’une "nouvelle évangélisation" nous est nécessaire. Il s’agit là d’une cause "climatique" qui marque profondément et dans toute son ampleur la "noosphère" qui nous conditionne. Voici une petite illustration :
Pour une enquête Boulard, j’ai été amené à faire le tableau des entrées au Grand Séminaire d’ARRAS de 1924 à 1964. J’ai obtenu une courbe pondérée qui avait l’allure suivante : en 1925, brusque décrochage très net en hauteur ; puis un plateau de 25 ans ; enfin, à partir de 1949, une descente très régulière tendant vers zéro ; le zéro a été atteint vers 1974, et en 1978 la courbe s’est mise à remonter doucement et de façon cahotante. Un médecin à qui je demandais d’interpréter cette courbe m’a dit :

"Ce n’est pas une courbe d’accident, elle est trop lente ; ni de maladie, elle est sans sursaut. C’est une courbe de vieillissement (cause globale interne) ou d’asphyxie (cause globale externe)".

J’opte pour cette dernière explication. La noosphère post-industrielle, rationaliste et positiviste est asphyxiante pour toute activité qui vise un objet transcendant les phénomènes de ce monde, comme le sacré. Vers 1978 on a vu apparaître une nouvelle gamme de valeurs, une culture plus favorable.

  • DEUX CONSTATS ET UN SOUHAIT

- En 1959, un garçon de Terminale à qui je demandais pourquoi, en fin de Petit Séminaire ils n’étaient pas nombreux à s’orienter effectivement vers le sacerdoce, me répondit par deux titres de films : "La peur de vivre" (on n’ose pas s’engager) - "La fureur de vivre" (non pas qu’on ait envie de faire les 400 coups, me dit-il, mais on n’a pas envie de se priver).

- Par hasard j’ai trouvé dans une revue la courbe des naissances de 1924 à 1964. Approximativement, elle était semblable à celle des entrées au Grand Séminaire à la même époque.
En 1950, à ARRAS, la moyenne des familles des grands séminaristes était de cinq enfants. Une enquête faite en 1983, sur 700 séminaristes et novices, a encore donné quatre enfants par famille.
D’où vient cette corrélation (qu’il faudrait vérifier) entre la démographie et les vocations de spéciale consécration ?

- Quand j’en avais la responsabilité pastorale, je demandais aux organisateurs de récollections à finalité vocationnelle de prévoir dans le programme deux heures de prière silencieuse, pendant lesquelles un ou deux prêtres se tenaient à la disposition des jeunes pour un entretien individuel et éventuellement le sacrement de la réconciliation, afin que soit pastoralement prise en compte la dimension personnelle de chaque jeune dans l’exercice de sa liberté.

Je termine en faisant ici le même souhait et en assurant de ma prière toutes les personnes qui se donnent à l’action en faveur des vocations.